Auteur(s) de la notice :

LEBRUN-JOUVE Claudine

Profession ou activité principale

Avocat au barreau de New York

Autres activités
Historien, égyptologue, bibliophile

Sujets d’étude
Philosophie (Descartes), histoire (la découverte des Amériques), littérature française (l’abbé Prévost, Jacques-Auguste de Thou), Louis-Léopold Boilly

Carrière
Études de droit à l’université de Chapel Hill en Caroline du Nord ; avocat au barreau de New York en même temps que professeur à Georgetown University puis à l’université de New York ou à Chapel Hill ; étudie dans toute l’Europe
Vers 1869 : installation à Paris, avocat de clients américains

Étude critique

Henry Harrisse, spécialiste de cartographie américaine, traduisant des hiéroglyphes et projetant une histoire des monolithes égyptiens, infatigable lecteur et polygraphe, est l’auteur inattendu de la monographie de Louis-Léopold Boilly – sa correspondance le prouve. L’étude de la philosophie le conduit à traduire René Descartes ; son ouvrage sur l’abbé Prévost, traducteur des Mémoires de Jacques-Auguste de Thou, l’amène à publier une monographie sur Thou ; aussi, quand la princesse Mathilde, grande amie, lui demande un conseil pour vendre un tableau de Boilly de sa collection, Harrisse se met-il au travail et publie finalement le premier catalogue raisonné de Boilly, unique à ce jour encore.

Né à Paris le 28 mai 1829 au sein d’une famille modeste – son père, Abraham, est un fourreur juif originaire de Russie ou de Prague, selon Georges Lubin –, parti aux États-Unis vers 1840, il étudie le droit en Caroline, puis se fixe à Chicago. Pauvre mais passionné, chercheur et professeur à ses débuts, il devient avocat au barreau de New York jusqu’en 1869, où il s’établit à Paris. Pour ses interlocuteurs français, il semble avoir été une source incontournable d’informations : si le député Adolphe de Forcade lui demande des précisions sur l’industrie cotonnière, Edmond de Goncourt, avec qui il « [bouquine] le long de quatre grands murs », le remercie de lui avoir enseigné l’adresse de son « cartonneur, une perle, le roi des ouvriers » pour sa bibliothèque, et lui demande conseil en juin 1870 pour les droits à verser au traducteur de l’Histoire de Marie-Antoinette ; Alexandre Dumas attend de lui des renseignements sur le droit d’auteur, et son assistance juridique aux États-Unis.

Harrisse, citoyen de La République des Lettres, a souvent séjourné en Europe et à Paris avant 1869. Le 10 juin 1876, il suit le convoi mortuaire de George Sand avec le Prince (Jérôme Bonaparte), Gustave Flaubert, Ernest Renan, Paul Meurice, Calmann Lévy, Alexandre Dumas, etc. Il est l’un des correspondants familiers de George Sand : dès janvier 1867, il lui confie être retourné en Amérique : « Là-bas, je suis complètement isolé, triste et silencieux au milieu de mes livres. Je vais encore une fois tenter la fortune. Si je réussis, vous me reverrez. » Introduit dans la société parisienne et en particulier chez la princesse Mathilde, il commente les nouvelles pour George Sand. Il évoque Alexandre Dumas, Gustave Flaubert, Émile Littré et Hippolyte Taine ; Ernest Renan, qui illustre un chapitre de son ouvrage De l’intelligence (1870) par le cas de cet ami Harrisse, jouant une partie d’échecs dans le noir, sans voir l’échiquier : « Étendue et lucidité d’imagination tout à fait prodigieuses » ; ou Charles-Augustin Sainte-Beuve, qui vient de faire le compte rendu d’un livre de Saint-Victor et entre « par cette publication, de plain-pied dans la République des Lettres ». Harrisse suit le convoi de Jules de Goncourt ; un autre jour, il prend la défense d’Émile de Girardin, à qui l’Empereur veut interdire son journal, ravi de ferrailler. Grand ami de la famille impériale, il est libéral et discrètement athée, mais se plaint d’un dîner où il a dû rencontrer « ce qu’il reste de l’ancienne phalange républicaine », les Arago, les Bastide… En 1869, il déplore, en France, le manque d’union libérale ; il échange des conseils et des « pamphlets à clef » avec François Guizot, dîne chez les Michelet.

Le monde artistique lui est également familier. Le fils de George Sand, Maurice, a épousé Lina Calamatta, fille du peintre graveur Luigi Calamatta. Par amitié, Harrisse se charge de diffuser le catalogue d’une vente Calamatta en 1871, regrettant que le client américain auquel il pense (comme acheteur, sans doute) fût alors absent de Paris. Il visite Florence et Rome en 1867, mais avoue pourtant à George Sand être « beaucoup plus sensible aux beautés de la nature qu’à celles de l’art ».

Adolphe Thiers, en 1869, désire l’entretenir d’un peintre américain ; Gustave Doré le remercie de ses conseils à propos d’une œuvre qu’il vient d’entamer en novembre 1868 (les Idylles du roi, d’Alfred Tennyson ; ou London : a Pilgrimage, de Blanchard Jerrold ?) ; Jean-Léon Gérôme en 1895 lui décrit les personnages de son tableau : César, Brutus, Cassius… (La Mort de César, grâce auquel il avait été promu officier de la Légion d’honneur). Eugène Müntz lui confie son regret de devoir son entrée à l’Académie des beaux-arts à son Raphaël alors qu’il aurait tant désiré être considéré pour ses travaux historiques sur les papes ; il lui demande s’il est exact que la plus ancienne carte connue d’Amérique fût tracée par Léonard de Vinci. Enfin, le 5 juillet (probablement 1892), la princesse Mathilde lui demande un conseil pour céder son petit tableau de Boilly qui représente « un soldat de la république avec une chopine en main ». Pour lui répondre, Harrisse étudie l’œuvre de Boilly, et en 1898, suivant sa « frénésie » à publier, il achève son ouvrage et le dédie à la princesse Mathilde.

Sa monographie trouve place parmi celles de Müntz, Goncourt ou Émile Bellier de La Chavignerie. Peu critique et moins porté qu’eux sur l’histoire contemporaine, son travail est sérieusement organisé, recensant en catalogue toutes les œuvres connues des collections publiques et privées, ou passées en vente. Il avoue dans son autobiographie toujours retourner aux sources et les juger avec autant de sérieux que pour une cause juridique. Proche du peintre à travers Albert Boilly, petit-fils du peintre qu’il a connu, il insiste sur les découvertes de l’artiste en matière d’optique, ce qui éclaire son tableau L’Optique : plus qu’un sujet d’actualité, ce fut pour le peintre un sujet de gloire. À sa mort, Boilly conserve encore cinquante œuvres prévues pour son système d’optique, qui consiste à peindre des deux côtés un tableau sur un transparent, et à l’éclairer de façon particulière – Harrisse n’en repère qu’un exemplaire au musée Carnavalet.

Il note que Boilly ne fut pas marqué par l’Italie dont il refuse volontairement le recours, comme les Hollandais, ses modèles. Il tente de justifier l’artiste, victime du mouvement romantique qui ne s’oppose pas seulement à l’Antique mais vise aussi les « idées simples et les représentations de la vie familière » : on ne lui pardonne pas sa manière léchée, son esprit, ni le plaisir qu’y prend le public. Pourtant, Harrisse le trouve digne des Meiris, Metsu ou Dow. Sa réflexion sur le peintre est celle d’un homme d’un autre monde, personnel dans ses jugements, lesquels portent sur l’iconographie, l’esprit de l’œuvre, très peu sur la touche ; ce qui lui permet finalement de rapprocher Boilly de Jean-Baptiste Greuze et Jean-Honoré Fragonard, en ce que « longtemps dédaigné des amateurs, Boilly gagne chaque jour dans l’estime des juges éclairés et qui ne suivent pas la foule » – Harrisse avoue aimer sortir « out of the dockets » (hors catégories). Sans nationalisme, bien sûr, Harrisse lui-même goûte le plaisir que lui donnent ses tableaux, et le document venu « d’un autre monde ». « L’Américain » (pour Gustave Flaubert, un jour de désaccord) trouve Paris enlaidi, jusqu’aux types féminins qui « ont perdu la plupart des caractères de l’élégance française » (le même jugement court déjà du temps de Boilly par rapport à l’Ancien Régime) ; il retrouve en Boilly « la finesse d’esprit et d’observation, l’humeur aimable, la douce gaîté » et lui concède d’être « bourgeois si l’on veut, mais homme de goût et passionné par son art ». Il y décèle une continuité de l’Ancien Régime, estimant que le romantisme fut une « véritable éclipse du bon sens dans l’appréciation de l’art et de la vérité ». Inversement, exposé en 1912 à Saint-Pétersbourg, Boilly sera qualifié par Monod d’ « aimable Pygmée de la réalité documentaire ».

Harrisse se montre atypique, en un temps plus versé vers un Alfred Beurdeley ou déjà étonné par les prémices de l’art moderne, quand il choisit un Boilly et espère lui consacrer une exposition. Il estime que le retour du goût vers le XVIIIe siècle est dû à la stérilisation mécanique de son temps (ici, Charles Baudelaire ne l’aurait pas contredit). Harrisse, à qui l’on ne connaît pourtant pas de collection, apprécie par-dessus tout le dessin de Boilly qui vécut, il est vrai, à une époque de grands dessinateurs : « La véritable valeur du peintre ne peut se connaître que par sa manière de dessiner. » Il conclut au regain d’intérêt pour Boilly par cette note pratique : « C’est seulement depuis une quinzaine d’années qu’on recherche les Boilly et qu’ils sont payés assez cher pour tenter les falsificateurs. » Il laisse donc à l’histoire cet unicum dans son propre travail, sans doute reflet d’une durable cause bonapartiste.

Claudine Lebrun-Jouve, historien de l’art

Principales publications

Ouvrages et catalogues d’expositions

  • « Bibliotheca americana vetustissima » : a description of works relating to America published between the years 1492 and 1551. New York : G. P. Philes, 1866-1872.
  • Histoire critique de la découverte du Mississipi (1669-1673), d’après les documents inédits du ministère de la Marine. Paris : P. Dupont, 1872.
  • Notes pour servir à l’histoire, à la bibliographie et à la cartographie de la Nouvelle France et des pays adjacents, 1545-1700, par à l’auteur de la Bibliotheca americana vetustissima. Paris : Tross, 1872.
  • L’Authenticité des « Historie » attribuées à Fernand Colomb [signé : l’auteur de la B. A. V. Harrisse]. Paris, 1873.
  • Bibliographie de Manon Lescaut et notes pour servir à l’histoire du livre. Paris : D. Morgand et C. Fatout, 1877.
  • « Excerpta colombiniana », bibliographie de quatre cents pièces gothiques françaises, italiennes et latines du commencement du XVIe siècle non décrites jusqu’ici, précédée d’une histoire de la bibliothèque colombine et de son fondateur. Paris : H. Welter, 1887.
  • Autographes de Christophe Colomb récemment découverts. Extrait de la Revue historique, année 1893. Nogent-le-Rotrou : impr. de Daupeley-Gouverneur, 1893.
  • « Americus Vespuccius, a critical and documentary review of two recent English books concerning that navigator. Londres : B. F. Stevens, 1895.
  • L’Abbé Prévost, histoire de sa vie et de ses œuvres, d’après des documents nouveaux. Paris : C. Lévy, 1896.
  • L’Atterrage de Jean Cabot au continent américain en 1497. Mémoire lu à la Société royale des sciences de Goettingue dans sa séance du 30 octobre 1897 et extrait de ses « Nachrichten ». Goettingen : impr. de l’Université, 1897.
  • L.-L. Boilly, peintre, dessinateur et lithographe, sa vie et son œuvre, 1761-1845, étude suivie d’une description de treize cent soixante tableaux, portraits, dessins et lithographies de cet artiste. Paris : Société de propagation des livres d’art, 1898.
  • « Les Premiers Incunables bâlois et leurs dérivés : Toulouse, Lyon, Vienne-en-Dauphiné, Spire, Eltvil, etc. (1471-1484), essai de synthèse typographique ». Mémoire lu à la Société royale des sciences de Goettingue et inséré dans ses Nachrichten. 2e éd., rev. et augm. Paris : A. Claudin, 1902.
  • La Vie monastique de l’abbé Prévost (1720-1763). Paris : H. Leclerc, 1903
  • « Les Falsifications bolognaises (intéressants détails) ». Trad. d’un article de M. Giuseppe Fumagalli sur Demetrio Canevaro, publié dans la Bibliofilia. Paris : H. Leclerc, 1903.
  • Derniers moments et obsèques de George Sand, souvenirs d’un ami. Publié à l’occasion du centenaire de l’illustre écrivain, 1er juillet 1904. Paris : impr. de P. Renouard, s. d.
  • Le Président de Thou et ses descendants, leur célèbre bibliothèque, leurs armoiries et les traductions françaises de « J. A. Thuani Historiarum sui temporis », d’après des documents nouveaux. Paris : H. Leclerc, 1905.

Articles

  • Harrisse figure dans toutes les encyclopédies comme américaniste, jamais comme historien d’art. Aucun article d’histoire de l’art n’est mentionné. Par contre des articles sur d’autres domaines, que nous ne relevons pas ici furent publiés dans North American Review, la Revue historique, La Liberté et l’Opinion nationale.

Bibliographie critique sélective

  • Desjardins, Ernest. – Rapport sur les deux ouvrages de bibliographie américaine de M. Henri Harrisse, avocat, s. l. [Paris] : impr. de E. Martinet, 1867.
  • Growoll, Adolph. – Henry Harrisse, biographical and bibliographical sketch. New York : Printed for the Didbin Club by the Kay Print. House, 1899.
  • Adams, Randolph Greenfield. – Three Americanists : Henry Harrisse, bibliographer, George Brinley, book collector, Thomas Jefferson, librarian. Philadelphie : University of Pennsylvania Press, 1939.

Sources identifiées

Chapel Hill, Manuscripts Department, Library of the University of North Caroline at Chapel Hill, Southern Historical Collection

  • Autobiographie, et correspondance : lettres de libraires, professeurs, chercheurs ; ses traductions de Descartes et ses écrits à ce sujet ; cartes de visite (entre 1897 et 1907) d’auteurs, critiques, philosophes, etc. Autobiographie partielle (# 3518 Henry Harrisse papers)

Göttingen, Royal Society of Sciences

  • Il semble avoir légué sa bibliothèque à la Royal Society of Sciences de Göttingen

Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Manuscrits

  • Correspondance : Paris, BnF, Mss. Naf : correspondances adressées à Harrisse : 11206 et 11207 ; 11189, 11189, 11190, 11296, 13670, 13673, 13674, 13676, 13691, 13694, 14192, 16072, 17353, 20806, 22055, 22465

Washington, Trinity College

Voir aussi

  • Lettres diverses : vente à Paris, Hôtel Drouot, 19 décembre 2003, Gros et Delettrez, n° 139