Les albums de Jane et Marcel Dieulafoy

Les albums de Jane et Marcel Dieulafoy viennent de faire l’objet d’une mise en ligne sur la bibliothèque numérique ainsi que d’une mise à jour de leur signalement dans Calames(catalogue des archives et des manuscrits des bibliothèques universitaires françaises). L’identification des photos repose en grande partie sur les inventaires pièce à pièce réalisés en 2015-2016 (à l’exception de l’album consacré à l’Espagne et au Portugal, qui lui est légendé, et pour lequel quelques noms de lieux ou monuments ont été modifiés). Ce travail avait été entrepris lors du prêt d’un album pour l’exposition Qui a peur des femmes photographes ? 1839-1919qui s’est tenue au musée de l’Orangerie du 14 octobre 2015 au 25 janvier 2016. À cette occasion Ambre Péron, alors chargée de recherches documentaires de l’École normale supérieure, avait rédigé le texte ci-dessous que nous vous invitons à lire ou relire.

 

Jane et Marcel Dieulafoy : une photographe et un archéologue en Orient

En février 1881, Jane et Marcel Dieulafoy s’embarquent pour un voyage d’une année en Orient. Partis de Marseille, après escale à Athènes et Istanbul, c’est par la terre qu’ils gagnent l’Arménie, puis la Perse, et enfin l’actuel Irak, qui fait alors partie de l’Empire ottoman.

Pour Marcel, ingénieur des Ponts reconverti dans l’archéologie, le but de ce voyage est d’explorer les vestiges des monuments de la région : monuments antiques principalement, mais aussi islamiques. Les trois principaux sites explorés seront Persépolis, Babylone et Suse. Trois ans plus tard, les époux Dieulafoy repartent à destination de Suse. Cette fois, ils sont investis d’une mission officielle du ministère des Beaux-arts, à charge de fouiller les tumuli de Suse.

Marcel Dieulafoy, Jane Dieulafoy, 1885
Marcel Dieulafoy, Jane Dieulafoy, 13 ou 14 mai 1885, aristotype, bibliothèque de l’INHA, 4 Phot 18 (5), p. 92. Cliché INHA

De ces deux expéditions, Jane est la chroniqueuse. Le récit des aventures du couple est publié en feuilleton dans la revue populaire Le Tour du Monde (« La Perse, la Chaldée et la Susiane » dans les numéros 45 (1883), p. 1-80 ; 46 (1883), p. 81-160 ; 47 (1884), p. 97-144 ; 48 (1884), p. 97-143 ; 49 (1885) ; et 51 (1886), p. 49-112 ; « À Suse : journal des fouilles » dans les numéros 54 (1887), p. 1-96 et 55 (1888), p. 1-80). Quelques années plus tard, les articles sont rassemblés en deux grands volumes, illustrés par des reproductions des clichés de Jane, qui assurait aussi le volet photographique des deux expéditions : La Perse, la Chaldée et la Susiane (1887)et À Suse : journal des fouilles  (1888).

Les albums Dieulafoy à la bibliothèque de l’INHA

Après la mort des Dieulafoy, leurs papiers furent donnés à l’Institut de France (1920). Ils sont actuellement consultables à la bibliothèque de cet Institut. Mais leurs photographies prirent un autre chemin, au point qu’on les a tenues parfois pour perdues. En octobre 1920, huit mois seulement après la disparition de Marcel Dieulafoy, la Bibliothèque d’art et d’archéologie acquit en effet dix albums photographiques ayant appartenu au couple, et très probablement composés par Jane. Outre des photographies de France, d’Espagne, du Portugal et du Mexique, cet ensemble comprend une série de six albums intitulés « Perse » (4 Phot 18). Celle-ci compte 902 photographies d’archéologie orientale, auxquelles il faut ajouter 68 épreuves insérées dans l’album 4 Phot 19.

Jane Dieulafoy, Suse, transport des caisses dans la vallée, 1886
Jane Dieulafoy, Suse, transport des caisses dans la vallée, février-mars 1886, épreuve sur papier albuminé (détail), bibliothèque de l’INHA, 4 Phot 18 (5), p. 62. Cliché INHA

Seule une dizaine de ces épreuves est légendée. Cependant, une grande partie des autres a pu être identifiée grâce aux légendes qui accompagnent leur reproduction, au trait ou en héliogravure le plus souvent, dans les publications des Dieulafoy – en particulier L’Art antique de la Perse (1884-1885) et L’Acropole de Suse (1893). Pour d’autres, c’est la lecture même des journaux de Jane qui permet d’identifier la scène ou le monument photographié. C’est le cas, par exemple, de la photographie 61-1 de l’album 3. Au milieu d’une série de clichés de Bagdad, elle représente un officier de l’armée des Indes à Bagdad qu’on peut identifier comme le colonel Gérard mentionné par Jane :

« [u]n colonel de l’armée des Indes, […] vêtu du costume adopté aux Indes par les officiers anglais mis à la tête des troupes indigènes, et coiffé d’une calotte de feutre rouge autour de laquelle s’enroule une longue pièce d’étoffe bleue dont l’extrémité retombe sur les épaules et sert de couvre-nuque. [C’est l]e colonel Gérard, un descendant de ces Français exilés lors de la révocation de l’édit de Nantes. »

Jane Dieulafoy, Colonel Gérard, 1881
Jane Dieulafoy, Colonel Gérard, colonel de l’armée britannique des Indes, décembre 1881, épreuve sur papier albuminé, bibliothèque de l’INHA, 4 Phot 18 (3), p. 61-1. Cliché INHA

Parfois, la prise de la photographie est même explicitement mentionnée, comme à la date du 9 décembre 1881 :

« J’ai pu faire au vol une photographie du tombeau du prophète [Esdras, près d’Amarah] en mettant à profit les rares minutes accordées à quelques Israélites pour monter à bord du Mossoul. »

Jane Dieulafoy, Tombeau d'Esdras près d’Amarah, 1881
Jane Dieulafoy, Tombeau d’Esdras près d’Amarah, 9 décembre 1881, épreuve sur papier albuminé, bibliothèque de l’INHA, 4 Phot 18 (3), p. 38-2. Cliché INHA

ou à celle du 21 janvier 1882 :

« [N]ous avons dû […] renoncer à pénétrer dans la mastched djouma. […] Il a fallu se contenter de photographier au point du jour le minaret de la mastched et de jeter à travers l’entrebâillement des portes un coup d’œil furtif dans l’intérieur de la nef. »

Jane Dieulafoy, Masdjed djouma de Chouster, 1882
Jane Dieulafoy, Mur extérieur et minaret de la masdjed djouma de Chouster, 21 janvier 1882, épreuve sur papier albuminé, bibliothèque de l’INHA, 4 Phot 18 (4), p. 71-1. Cliché INHA

L’ordre des épreuves suit globalement la chronologie des voyages. La lecture attentive des journaux de voyage permet aussi souvent de dater, au jour près, la prise des clichés, même si les photographies de lieux visités à plusieurs reprises, lors des différents voyages, ont parfois été rassemblées, au mépris du pur ordre chronologique.

La plupart des clichés ont été pris par Jane Dieulafoy elle-même, comme l’attestent soit son propre récit, soit les crédits portés sur les reproductions de La Perse, la Chaldée et la Susiane et L’Art antique de la Perse. La majorité des autres peut aussi, très probablement, lui être attribuée. Quelques-uns sont l’œuvre de Marcel : on peut en être sûr quand Jane le raconte dans son journal, ou le supputer quand elle est elle-même représentée sur la photographie.

Parmi les clichés des Dieulafoy s’insèrent quelques lots de photographies exogènes. Outre quelques tirages commerciaux, on trouve d’une part une quarantaine de clichés pris par Charles Babin et Frédéric Houssay, jeunes assistants des Dieulafoy sur les fouilles de Suse : à l’été 1885, Marcel Dieulafoy, rentré temporairement en France, les chargea en effet d’une mission photographique concernant les tombeaux rupestres et bas-reliefs antiques iraniens (Nakchè-Roustem, Kul-e-Farah et Bishapour en particulier). D’autre part, on dénombre 96 photographies de la mission du médecin et ethnologue Louis Lapicque dans le golfe Persique (1892-1894), dont les clichés originaux sont aujourd’hui conservés au Musée du quai Branly-Jacques Chirac.

Photographies archéologiques et ethnologiques

Jane Dieulafoy, Tumulus de Suse, 1885
Jane Dieulafoy, Crevasse sur les flancs du tumulus de Suse, 28 février 1885, épreuve sur papier albuminé, bibliothèque de l’INHA, 4 Phot 18 (5), p. 8. Cliché INHA

Si les premiers albums mêlent allègrement clichés pittoresques et scientifiques, les vingt dernières pages de l’album 4 et l’album 5 représentent presque exclusivement les fouilles de Suse, fournissant des informations à la fois sur la topographie du site, l’organisation du travail de terrain et les éléments d’architecture et le matériel dégagés.

Jane Dieulafoy, Fouilles de Suse, 1885-1886
Jane Dieulafoy, Fouilles de Suse, 1885-1886, épreuve sur papier albuminé, bibliothèque de l’INHA, 4 Phot 18 (5), p. 21. Cliché INHA

Jane Dieulafoy, Bas-relief émaillé du palais de Darius à Suse, 1885-1886
Jane Dieulafoy, Bas-relief émaillé du palais de Darius à Suse au moment de sa découverte, 1885-1886, épreuve sur papier albuminé, bibliothèque de l’INHA, 4 Phot 18 (5), p. 27. Cliché INHA

La première partie de l’album 6, quant à elle, est consacrée aux bas-reliefs et aux inscriptions cunéiformes photographiées par Babin et Houssay. Ici la photographie vint avantageusement remplacer l’estampage, rendu fastidieux, voire dangereux, par la difficulté d’accéder aux parois à reproduire. Ainsi, outre son rôle majeur d’illustration du discours archéologique, la photographie acquiert celui de véritable auxiliaire du travail archéologique.

La fin de l’album 6 s’intéresse au matériel récolté à Suse et aux salles des Antiquités orientales du Louvre, tandis que l’album 4 Phot 19 présente des objets archéologiques orientaux conservés dans les collections européennes et proche-orientales.

On ne saurait trop insister sur l’importance documentaire de photographies de monuments que la situation instable au Moyen-Orient rend plus vulnérables que jamais. Après la seconde guerre du Golfe, qui a causé des dommages considérables – entre autres – à Babylone, Daech s’est par exemple vanté, en janvier 2015, d’avoir dynamité le mausolée d’Esdras à Amarah, évoqué précédemment, sans qu’il ait toutefois été possible de le vérifier jusqu’à présent.

En savoir plus

 

Ambre Péron
chargée de recherches documentaires
de l’École normale supérieure

 

Mis à jour le 9 octobre 2021 à 17:03

Publié par Jérôme DELATOUR le 10 novembre 2021 à 09:10