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Une source rare sur l’histoire des couleurs et du textile
Mis à jour le 29 novembre 2023
Les trésors de l'INHA
Auteur : Jérôme Delatour
Le plus ancien recueil de recettes de teintures de langue française ?
Il y a un peu plus d’un an, la bibliothèque a acquis dans une vente publique lyonnaise un petit manuscrit du XVIIe siècle. Ce manuscrit peu spectaculaire tranche un peu sur ce qu’elle a l’habitude d’acheter. Il s’agit d’un recueil de recettes de teintures pour textiles et peaux. Un manuscrit purement technique, dans le domaine des arts décoratifs ; un peu à la marge de la politique documentaire guidant les achats de l’établissement donc, même si ce genre de documents appartient aux tropismes historiques de la Bibliothèque d’art et d’archéologie depuis sa création.
Dans le sillage d'un programme de recherche
Plusieurs arguments ont fait pencher pour cette acquisition. D’une part, dès son origine, sans doute sous l’impulsion de son fondateur le couturier Jacques Doucet, la bibliothèque a fait une place à la mode et au textile. D’autre part, l’INHA poursuit depuis 2017 un programme de recherche intitulé Colorants et textiles de 1850 à nos jours. Enfin, ce manuscrit semblait pouvoir jouer un rôle important dans l’histoire de la teinture en France et devait donc être mis à disposition des chercheurs. Consultée à ce sujet, Marie-Anne Sarda, responsable du programme de recherche Colorants et textiles, confirma qu’à sa connaissance, et après un long recensement des recueils de recettes de teintures conservés dans les collections publiques françaises, ce texte ne ressemblait à aucun autre ; et qu’il pourrait même se révéler, malgré sa date relativement tardive, le plus ancien connu rédigé en langue française.
Arrivé dans les locaux de la bibliothèque, il fut rapidement mis à disposition du public sous forme numérique (l’original (Ms 864) restant bien sûr consultable sur demande motivée). Parallèlement, son texte a été transcrit afin de pouvoir l’analyser plus facilement et, peut-être, de découvrir sa source, s’il s’avérait finalement être la copie d’un texte déjà connu. Nous vous livrons dans les lignes qui suivent les conclusions provisoires auxquelles cette transcription a mené.
Une copie partielle, effectuée par un professionnel
Le manuscrit est anonyme et sans marque de provenance. Il est constitué de dix feuilles de papier vergé sans filigrane pliées en deux, soit vingt feuillets mesurant 265 × 162 mm. Une chemise de protection en papier lui a été ajoutée au XVIIe ou au XVIIIe siècle, portant le titre « Caillet de recetes et segrets, 3e dossier », signe qu’il fut intégré ultérieurement à une collection plus vaste de recettes. Il est lui-même intitulé « Livres pour servir à la tainture, 1649 ». C’est une copie incomplète d’une source préexistante. La date de 1649 est précieuse mais ambigüe : date de compilation ou date de copie du recueil ? Nous y reviendrons.
Cette copie est l’œuvre d’un copiste professionnel. Son écriture est parfaitement impersonnelle, son orthographe relativement normée, conforme aux graphies courantes de la mi-XVIe-mi-XVIIe siècle (« avecq », « aultre », « vouldroit », « deulx », « besoing », « Y en lieu de I final », etc.), même s’il confond constamment les genres féminin et masculin, et les marques du singulier et du pluriel. Il n’avait clairement pas l’habitude de copier ce genre de textes : sa copie est émaillée d’erreurs de lecture. Il achoppe régulièrement sur les termes techniques, preuve qu’il n’est pas familier de la teinture et qu’il ne comprend guère ce qu’il copie. Ce n’est pas non plus un copiste très attentif ni très soigneux. Il copie deux fois certains mots, oublie de copier des numéros d’articles. Certaines phrases mal copiées sont dépourvues de sens, défaut dont il semble s’être très bien accommodé.
Une compilation ambitieuse
La source copiée n’est pas une simple suite de recettes, griffonnées sans ordre sur un coin de table. Comme son titre l’indique (« Livres pour servir à la tainture ») et comme sa structure le confirme, il s’agit d’une compilation ambitieuse, ordonnée, organisée en au moins cinq « livres » thématiques, eux-mêmes divisés en articles numérotés (appelés tantôt « article », « chapitre » ou « discours »). Cette source n’a pas été copiée intégralement mais par extraits. Certains articles renvoient d’ailleurs à des articles non copiés, ce qui semble indiquer que la source utilisée était déjà incomplète – sans quoi le commanditaire de la copie, qui aurait sans doute indiqué au copiste les articles à copier, aurait fait attention à inclure les articles mentionnés en renvoi.
Sur la base de la présente copie, la source se présentait ainsi :
- Livre [1 ?], sur la garance : au moins 16 articles (6 copiés) ;
- Livre [2 ?], sur l’indigo : au moins 34 articles (3 copiés) ;
- Livre [3 ?], sur les soies de couleur : au moins 29 articles (27 copiés) ;
- Livre [4 ?], sujet indéterminé (incarnadin, dégraissage des bas de soie, teinture des toiles en noir) : au moins 25 articles (6 copiés) ;
- Livre 5, « Cinquiesme livre discours sur les peaux de coulleur » : au moins 13 articles (13 copiés).
Au total, ce sont donc 55 articles copiés d’un manuscrit original qui en comportait au moins 117, et plus probablement, si chaque livre comptait une trentaine d’articles, autour de 150.
À la suite de cette copie principale ont été ajoutés neuf articles divers par le même copiste, puis deux par une autre main :
- un « memoire pour argenter cuivres jaune » ;
- 8 articles sur diverses couleurs de teinture ;
- 2 recettes pour lustrer les chapeaux et les soies ;
- 1 recette pour raviver le cramoisi.
Le texte se veut impersonnel. Il emploie deux fois un nous discursif : « nous avons dict cy devant », « comme nous on dict [sic] des soies ». Il vouvoie constamment le lecteur, à une exception près (« jusques à ta vollonté »). Oubli révélateur, peut-être, d’une harmonisation et d’une réécriture de recettes dont le ton original aurait été jugé trop familier par leur compilateur.
À titre d’exemple, voici l’article 27 du livre 3, f. 9v-10 :
Pour faire soie orangé pastel
xxviiFault prendre pour livres de soie trois onces /10/ d’orleant ou aultrement dict recour. Le fault mettre bouillir en eaue claire avecq quelque peu de lissive de cendre gravellées. Alors qu’il aura bouilly un peu vous le metterés en bas du feu bien peu rafroidie. Alors vous y metterés la soie & le reuniray [sic pour remueray] un quart d’heur. Alors fault tordre la soie dehors puis y remettre encore un peu de lissive & le remettre sur le feu. Alors qu’il aura un peu bouilly vous le metterés en bas du feu pour y passer encore la soie. L’ayant remué un demy quart d’heur vous la torderay & remplieray le chaudron d’eau clere selon qu’il en sera de besoing. Alors le fault faire un peu bouillir pour y repasser la soie tant qu’il soit chargé assés & que le bain soit tiré & sy par cas fortuy l’orangé estoit trop passé il fauldroit bien laver la soie pour l’alluner & après la laver en eaue claire puis faire cuire du bresy un bien peu avecq un peu de poudre de galle. Après avoir un peu bouilly vous prendrez le claire pourveu qu’il ne soit guaire fort & y passer ladicte soie. Il sera beau orangé estant bien lavée seiche, & achevillée.
Particularités régionales
D’un point de vue linguistique, les articles copiés semblent avoir été rédigés par un ou des locuteurs du nord de la France, comme en témoigne notamment l’amuïssement du C final des mots en -ic (« arsenil », « arseny » pour arsenic, « algary » pour agaric). Quelques mots pourraient trahir une appartenance aux Vosges ou au pays messin, où sont attestés au XVIIe siècle des mots ou formes relativement rares comme « maquin », « barbelin » pour berbéris ou « sayeure » pour sciure. D’autres traits régionaux, il est vrai, sont nettement moins tranchés. La prononciation des sifflantes, en particulier, varie tout au long du manuscrit : on y relève à la fois « commenchera » et « commencera », « cossenille » et « cochenille », « bresse » et « breize » (pour braise), « coprosse » et « couprose ». Ces variations pourraient suggérer que les recettes compilées venaient de différentes régions de France. Mais parfois, elles se situent au sein d’un même article, comme au livre [1] art. 32 où se trouvent à la fois « garanse » et « garanche ». Un signe, peut-être, que le copiste a contaminé le texte original avec ses propres usages linguistiques…
Rien n’interdit du reste que ces articles aient été rédigés bien avant 1649. Ils pourraient aisément remonter jusqu’à la mi-XVIe siècle. Le bouillon de la teinture, par exemple, y est constamment dénommé « brevoir » (breuvoir), mot de même racine que le brodo italien et le brouet français. Or ce mot, plutôt rare dans les textes imprimés, est déjà signalé comme obsolète dans le French-English Dictionary de Cotgrave (1650). S’il apparaît dans les éditions du Dictionnaire de Jean Nicot publiées à partir de 1614, c’est sur la foi d’une citation du commentaire que Blaise de Vigenère publia des Images ou tableaux de platte-peinture de Philostrate (1578), qui s’avère un des rares textes imprimés où le mot est employé.
« Un quarteron de spicillion ou en flammant du vlessas »
Parmi la trentaine de couleurs et la soixantaine de « drogues » citées par le manuscrit, certaines restent pour l’heure énigmatiques, et les transcriptions parfois hasardeuses du copiste n’aident pas à les identifier. D’où venait la garance « de Quattreville » ? Qu’est donc « la poudre de maquin ou aultrement du gueurma » servant à teindre en jaune ? « Gueurma » serait-il une déformation de curcuma, bien que le manuscrit emploie par ailleurs pour cette épice l’expression terre marita, qui a donné au curcuma son nom anglais de turmeric ? Et le « spicillion ou en flammant du vlessas » pour lustrer les chapeaux ? On reconnaît aisément dans vlessas la néerlandaise vleessaus ou jus de viande, désignant ici probablement une colle de peau servant à rigidifier le feutre. Mais l’étrange terme spicillion, scrupuleusement copié par le copiste, ne se trouve dans aucun texte imprimé ; tout comme le terme de parfeuil pour désigner la couleur musque.
Aucun autre recueil de cette ampleur n’étant actuellement connu pour la France, on devine l’importance historique que celui-ci peut revêtir. Quelle que soit la date de leur rédaction, ses recettes sont nettement antérieures au fameux règlement sur les teintures voulu par Colbert (1669). Elles livrent ainsi un aperçu global et inédit sur les pratiques tinctoriales que le ministre de Louis XIV a précisément voulu réformer, et même souvent éradiquer. Gageons que ce texte se révélera riche d’enseignements et de surprises, aussi bien pour les chercheurs que pour les restaurateurs de textiles de la Renaissance et du premier XVIIe siècle.
Jérôme Delatour, service du Patrimoine