À découvrir sur la bibliothèque numérique, un document exceptionnel tant par sa forme que par son contenu : le manuscrit original du journal du peintre et sculpteur Henry de Groux (1866-1930). Essentiel pour la connaissance du mouvement symboliste en France et en Belgique, le Journal est entré dans les collections de la bibliothèque de l’INHA en 2002 grâce à la donation de ses descendants.

Ces dix-huit volumes couvrent la période allant de 1892 à 1928, de l’installation de De Groux à Paris jusqu’à sa fin de vie à Marseille, mais cela sans véritable cohérence chronologique. En effet, de Groux réutilise ses agendas, il reprend ses notes, les complète, dans un incessant travail de relecture et réécriture, impliquant repentirs et rajouts : « En relisant mon journal des ans passés, je constate non sans effroi qu’une vie de Plutarque ou César de Suétone est écrite en moins de lignes que je n’en consacre parfois à inventorier les ternes résultats de mes ordinaires conflits quotidiens, les péripéties de mes luttes » (2 janvier 1899). Son journal est à la fois un mémento du quotidien et un recueil dans lequel sont consignés côte à côte ses activités de peintre, ses réflexions sur les actualités de son époque, ses notes de travail, ses pensées et jugements sur l’art… un document polymorphe mais également polyphonique puisque certains carnets contiennent des recopies de lettres de Léon Bloy, des coupures d’articles de presse collées, des écrits de Marie Engel de Groux, son épouse légitime, mais aussi de la pianiste Germaine Lievens, sa nièce et maîtresse.

De l’aveu même de De Groux, ce journal est « … Un monstre ! … Une chose hybride, sans plan véritable » (1er janvier 1892). Ce manque de méthode et l’irrégularité avec laquelle il fut tenu donnent au Journal un caractère décousu à l’image de la vie chaotique de l’artiste, une existence remplie de vicissitudes, de Groux alternant succès et précarité.

Fils du peintre réaliste Charles de Groux, Henry se retrouve dès le plus jeune âge orphelin de père et de mère. Aux côtés de sa sœur Constance, il suit des cours de dessin dispensés par Jean-François Portaels ; mais son frère aîné Daniel s’oppose à sa vocation. Henry n’a que faire de l’avis de son entourage, il continue à peindre et réalise en 1899 son œuvre la plus célèbre : Le Christ aux outrages, une toile magistrale aujourd’hui conservée au Palais du Roure, fondation Flandreysy-Espérandieu, à Avignon. Il peut également compter sur le soutien amical de proches de son père, notamment de Félicien Rops. Ce dernier, natif de Namur, est installé à Paris depuis 1874. Il prend le fils de son ami disparu sous son aile protectrice et lui trouve un atelier provisoire à Montmartre, même s’il considère que ses peintures sont « invendables » (lettre de Félicien Rops à Eugène Demolder, 7 août 1891) et compare son art à « un clavier de piano sur lequel un Auvergnat aurait dansé la bourrée. Il y a de belles cordes, mais que de cordes cassées ! » (lettre de Félicien Rops à Eugène Demolder, 30 août 1891).

De Groux poursuit sa carrière en France et, malgré son exclusion du groupe des XX en 1890 pour avoir refusé d’exposer ses pastels relatant la défaite napoléonienne à proximité de la série des Tournesols de Van Gogh, il devient rapidement une figure importante de la vie intellectuelle parisienne.

[Henry de Groux, Ex-libris pour Remy de Gourmont, lithographie, vers 1890]. Paris, bibliothèque de l'INHA, EM DE GROUX 1. Cliché INHA
[Henry de Groux, Ex-libris pour Remy de Gourmont, lithographie, vers 1890]. Paris, bibliothèque de l’INHA, EM DE GROUX 1. Cliché INHA

À Paris, Henry de Groux côtoie des artistes et surtout des écrivains car, grand lecteur, il éprouve une forte attirance pour le milieu littéraire. Il fréquente José Maria de Heredia, Jean Dolent, Oscar Wilde, Paul Verlaine, etc., et figure parmi les auditeurs prestigieux des Mardis de Stéphane Mallarmé. Il devient aussi l’ami du romancier et essayiste Léon Bloy, une amitié qui sera mise à mal en 1898 par la prise de position de De Groux en faveur du capitaine Alfred Dreyfus et de son plus illustre soutien Émile Zola. Fervent défenseur de Zola, Henry de Groux écrit à la date du 9 février 1898 : « Nul ne saura jamais le luxe, le faste inouï de bravoure qui est nécessaire à l’homme isolé qui veut lutter contre les autres hommes, avec l’unique ressource de son courage et de son génie, le seul moyen de ses facultés et de sa vaillance ! ». Il relate également la sortie de Zola de son audience au tribunal, suite à son « J’accuse… ! ». Il décide même d’illustrer cet épisode dans une toile reprenant le schéma de son Christ aux outrages. L’œuvre, intitulée Zola à la sortie du prétoire (conservée à Médan, Maison d’Émile Zola) et couramment rebaptisée Zola aux outrages, représente un Zola cadavérique, en proie au peuple déchaîné, restituant parfaitement l’atmosphère de haine qui marque la fin du procès.

De Groux participe à de nombreux salons comme ceux du Champ de Mars ou des Cent et expose chez Le Barc de Boutteville, Durand-Ruel ou à la galerie Kleinmann. La reconnaissance arrive, accompagnée d’éloges dans la presse. La Plume, revue littéraire et artistique bimensuelle fondée et dirigée par Léon Deschamps, lui réserve même, en 1899, le privilège d’un numéro spécial pour lequel de Groux réalise un dessin dont la bibliothèque de l’INHA conserve l’original. Le texte, composé d’articles de journaux précédemment parus, est accompagné d’illustrations ; mais de Groux juge que leur médiocre qualité trahit son œuvre et, preuve de sa grande intransigeance, il s’oppose à la publication des deux fascicules supplémentaires annoncés.

De Groux est alors l’un des principaux acteurs du symbolisme et sa notoriété culmine avec l’exposition que lui consacre Georges Petit en 1901, sur laquelle le Journal nous apporte un précieux témoignage : deux photographies inédites d’Henry de Groux posant dans les locaux de la rue de Sèze entouré de ses œuvres, collées à la date du 29 octobre 1901 et en page de récapitulation d’octobre 1901.

S’ouvre ensuite une période plus troublée pour le peintre, confronté à des problèmes sentimentaux et financiers. Il s’installe à Florence avec Germaine mais, après une violente crise de jalousie, il est interné en hôpital psychiatrique d’où il s’évade, avant de rejoindre Marseille.

À cette époque, il se met à la sculpture en autodidacte. Certain de son talent, il écrit dans son Journal avant même de créer ses premières sculptures : « J’en suis arrivé à faire à peu près ce que je veux : j’ai un art à moi, qui ne doit que de moins en moins à personne. J’ai un métier, une composition, une technique et une poétique à moi et je fais à mon gré, quand il me plaît, une scène religieuse, une bataille, une orgie, une allégorie ou un portrait, soit en sculpture ou en peinture » (3 octobre 1902).

Lorsque la Grande Guerre éclate, son obsession pour l’apocalypse trouve un écho. Proche de la cinquantaine, il n’est pas concerné par la mobilisation mais, pour affiner sa perception des événements, il se rend plusieurs fois sur le front. Il produit pendant ces années plusieurs centaines de dessins et des séries d’estampes témoignant de tous les aspects du conflit : zones dévastées par les batailles, poilus s’apprêtant au combat, vie quotidienne des civils comme des tranchées… Il renoue avec le réalisme de ses origines. Sous l’effet conjoint de la sculpture et de la pratique du dessin d’après nature, la dernière partie de sa vie sera donc marquée par une profonde évolution esthétique.

L’intérêt du Journal de Henry de Groux est indéniable, mais il en est de même, hélas, pour sa complexité d’utilisation. Ainsi il pourra être salutaire de consulter en parallèle l’édition scientifique, publication de l’INHA et des éditions Kimé, sous la direction de Rodolphe Rapetti et Pierre Wat, qui grâce à un important travail de dépouillement, de transcription et d’annotation apporte des axes de lecture balisés.

Par sa singularité stylistique et structurelle, ce manuscrit reflète parfaitement le tempérament fougueux et l’imagination exacerbée de son auteur, un document unique dont la « forme, qui déroge à tous les canons du genre et ne paraît ressembler à rien si ce n’est à la peinture d’Henry de Groux elle-même… » comme le souligne Pierre Pinchon et Pierre Wat.

Élodie Desserle, service de l’Informatique documentaire

En savoir plus