Le Carnevale di Roma de Hjalmar Mörner (1820)Un Suédois à Rome

Trois livres de fêtes populaires du XIXe siècle, issus des fonds de la bibliothèque de l’INHA, ont été présentés au public lors d’une conférence qui s’est tenue au festival de l’histoire de l’art à Fontainebleau, le samedi 8 juin 2019, avec Caroline Fieschi, responsable du service du patrimoine, Pauline Chevalier, conseillère scientifique, et Antonin Liatard, chargé d’études et de recherche.

La volonté de valoriser ces ouvrages est née des découvertes effectuées au cours d’un stage à la bibliothèque, mené sous la direction de Juliette Robain, initialement orienté vers les plus fameux livres de fête de l’Ancien Régime, qui occultent souvent les autres témoins de cette production livresque. Le présent billet souhaite prolonger cette mise en valeur, permise par un travail de collaboration, en revenant sur l’un des livres qui ont fait l’objet de la communication.

Un ouvrage exceptionnel

La bibliothèque de l’INHA conserve un exemplaire remarquable du Carnevale di Roma, album de vingt planches gravées à l’eau-forte d’après les dessins de l’artiste suédois Carl Gustaf Hjalmar Mörner, publié à Rome par l’imprimeur Francesco Bourlié en 1820 (Fol Est 375). Il s’agit d’un bel ouvrage, qui nous est parvenu dans un état matériel très satisfaisant, dépourvu de toute page de texte et dont les folios mesurent environ 52 cm de long pour 26 cm de haut. Les planches ont été mises en couleur à la main, vraisemblablement par l’auteur.

Cette mise en couleur fait la valeur de notre version, en comparaison, par exemple, de celle conservée à la bibliothèque Hertziana, à Rome (De 850-4200 gr raro), qui est identique à celle de la bibliothèque de l’INHA, la polychromie en moins. On sait que l’artiste a coloré à la main plusieurs séries et qu’il en offrit certaines au roi de Suède. Les planches d’un autre exemplaire en couleurs sont effectivement conservées au National Museum de Stockholm (NMG A 336-340/1979). Quant à notre exemplaire, il est entré à la bibliothèque avant son déménagement dans l’hôtel Salomon de Rothschild (1924), comme l’atteste le tampon de la page de titre, et en tout état de cause avant la donation de la bibliothèque à l’université de Paris par son fondateur Jacques Doucet (15 décembre 1917).

Hjalmar Mörner, Il Carnevale di Roma, pl. de titre, eau-forte, bibliothèque de l’INHA, Fol Est 375. Cliché INHA
Hjalmar Mörner, Il Carnevale di Roma, pl. de titre, eau-forte, bibliothèque de l’INHA, Fol Est 375. Cliché INHA

L’œuvre romaine d’un artiste suédois

Hjalmar Mörner (1794-1837) est aujourd’hui reconnu pour ses séries de dessins et de gravures à caractère folklorique (dont Rome et Naples furent les terrains) ou humoristique, illustrant la vie des soldats ou tournant en dérision ses contemporains parisiens, suédois ou londoniens. Fils de militaire, élève de l’académie de guerre de Karlberg puis soldat, il partit pour l’étranger à la fin de l’année 1816. Il traversa l’Allemagne, passa par Paris et arriva à Rome en 1818, où il fut immédiatement pris en charge par le sculpteur Johan Nicolas Byström qui avait acquis la Villa Malta à Via di Porta Pinciana, au nord de Rome, lieu qui devint rapidement le foyer de la colonie romaine des auteurs et artistes suédois.

Sa première œuvre majeure fut le Carnevale di Roma, exécuté alors qu’il avait vingt-six ans. Cependant, une première série de dessins sur le même thème avait précédé le recueil. Exécutés à l’encre sur papier cartonné, vernis et de grand format, ces dessins constituaient une frise intérieure offerte par le dessinateur à son hôte qui l’installa à la Villa Malta, pour la transférer ensuite dans sa villa de Djurgården, à Stockholm. Cette frise, conservée au National Museum, est d’un style différent de la série gravée, l’artiste ayant adapté le traitement du sujet à sa destination, imitant l’effet d’un bas-relief sculpté. Cela dit, l’œuvre décorative inspira sans doute l’œuvre gravée. En effet, Mörner fut le premier à représenter le carnaval romain sous la forme d’une succession de scènes suivant presque le déroulé continu d’une frise.

Le carnaval romain

Les réjouissances du carnaval, réminiscence des fêtes saturnales de l’antiquité romaine, avaient été portées à neuf jours par le pape Paul II en 1466. Le carnaval, étymologiquement « carne levare » (enlever la viande), correspondait dès lors à la semaine précédant le Carême, allant de l’Épiphanie au mercredi des Cendres. Les courses et défilés qui avaient lieu au Monte Testaccio, au sud-ouest de Rome, furent transférés dans l’antique Via Lata, rue rectiligne de 1500 m correspondant à la Via Flaminia romaine, qui prit alors le nom de « Corso ». Cet espace appelait de lui-même une représentation du carnaval sur le mode de la frise processionnelle.

La série commence à Piazza del Popolo, d’où partaient chaque après-midi, au son de la cloche capitoline, les processions de voitures décorées, pour se poursuivre vers l’actuelle Piazza Venezia, à l’autre extrémité de la Via del Corso. Les planches montrent successivement les participants enfilant leurs masques et dansant dans la rue, diverses scènes ayant lieu à Piazza del Popolo, la suite de la procession dans le Corso, la course de chevaux libres, la tradition des Moccoletti, lanternes et bougies que l’on allumait au crépuscule de la dernière nuit du carnaval, et enfin la veillée qui clôt la fête, dans les théâtres et dans les tavernes.

Fortune et caractéristiques de l’album

Un an après sa publication, Goethe, ou son collaborateur Heinrich Meyer, commenta l’œuvre dans son livre-journal, Ueber Kunst und Altertum (Sur l’art et l’Antiquité), dans la première partie du troisième tome paru à Stuttgart en 1821. L’auteur insiste sur le rendu des scènes, décrites « avec beaucoup de fidélité et de vivacité », témoignant par là d’un intérêt, partagé au début du XIXe siècle, pour le folklore, et définit la pratique graphique de l’artiste : « […] ce sont des esquisses pleine d’esprit mais bien dessinées, il n’y a pas plus de traits que nécessaires à la clarté requise, les groupes sont à peu près comme l’artiste les auraient vu se produire dans la réalité […] ».

Le mode de représentation relève donc de l’esthétique néoclassique – isocéphalie des figures disposées en frise et travail de la ligne pure. L’ensemble de l’album montre néanmoins une approche humoristique qui diffère d’un travail strictement documentaire, même si l’intérêt pour les costumes et les détails « vrais » reste présent. L’association paradoxale de ces trois registres est tout à fait sensible dans la dernière planche qui illustre la fin de la fête dans une taverne, en raison de sa composition strictement frontale, où la tablée centrale, surmontée d’un lustre, s’inscrit sur un fond composé de trois arcades structurant l’espace.

 Hjalmar Mörner, Il Carnevale di Roma, 20e planche : Fine del Carnevale, eau-forte, bibliothèque de l’INHA, Fol Est 375. Cliché INHA
Hjalmar Mörner, Il Carnevale di Roma, 20e planche : Fine del Carnevale, eau-forte, bibliothèque de l’INHA, Fol Est 375. Cliché INHA

La série figurant l’intégralité des principaux évènements du carnaval, sa filiation est évidente avec l’œuvre de Goethe, qui les avait lui aussi passés en revue dans la première description de ce même carnaval : Das Römische Carneval, imprimé à Berlin par Johann Friedrich Unger en 1789, avec des illustrations gravées par Georg Melchior Kraus d’après les dessins de Georg Schütz.

On croise, au fil des planches, un vendeur de gesso, dragée en plâtre servant de projectiles, Arlequin et Polichinelle, un quacquero (figure bouffonne), des hommes déguisés en avocat, en femme ou en mendiant, un médecin charlatan, des hommes portant le tabarro, sorte d’ample et simple pèlerine, ou la Frascatana – la paysanne de Frascati – figure devenue archétypale pour les peintres et dessinateurs au XIXe siècle.

L’une des planches les plus remarquables illustre la course des Barberi, du nom donné aux chevaux étrangers, souvent les plus rapides, qui avaient lieu chaque soir. Le traitement très allongé des corps des chevaux et la répétition systématique de leur attitude évoquent la Course du Derby d’Epsom, célèbre tableau peint par Géricault en 1821 et conservé au Louvre – l’artiste avait  représenté cette course dans un autre tableau célèbre, La course de chevaux libres, peint en 1817 et conservé au palais des Beaux-arts de Lille.

Hjalmar Mörner, Il Carnevale di Roma, 12e planche : Corsa dei Cavalli, eau-forte, bibliothèque de l’INHA, Fol Est 375. Cliché INHA
Hjalmar Mörner, Il Carnevale di Roma, 12e planche : Corsa dei Cavalli, eau-forte, bibliothèque de l’INHA, Fol Est 375. Cliché INHA

Les eaux-fortes d’Hjalmar Mörner sont clairement affranchies du modèle de représentation séculaire de la procession de chars décorés et de personnages disposés sur un ou plusieurs registres, caractéristique de la grande majorité des livres de fête produits sous l’Ancien Régime et perpétué encore de son temps et après lui. Outre son appartenance à tout un courant de descriptions littéraires et d’œuvres d’art consacrées au carnaval romain, au moment où celui-ci perdait de son authenticité pour devenir un spectacle prisé des voyageurs européens, la série s’inscrit au sein de la production des artistes étrangers actifs à Rome dans le premier quart du XIXe siècle, dont elle révèle des référents communs, et mérite de retenir l’attention des lecteurs.

 

Antonin Liatard
Département des Études et de la Recherche

 

Références bibliographiques

  • GOETHE (Johann Wolfgang von), Ueber Kunst und Alterthum, t. 3, Stuttgart, 1821, p. 188-190.
  • GOETHE (Johann Wolfgang von), Das Römische Carneval, Berlin, Johann Friedrich Unger, 1789.
  • MINASI (Mara), PIRANI (Federica), TOZZI (Simonetta), Carnevale romano, cat. expo. (Rome, museo di Roma, palazzo Braschi, 10 février-5 avril 2010), Rome, Palombi & Partner, 2010.
  • STOICHITA (Victor I.), Le Dernier carnaval : Goya, Sade et le monde à l’envers, Vanves, Hazan, 2016.
  • WINQVIST (Margareta), Hjalmar Mörner : Kosmopolit, folklivsskildrare, litograf, Stockholm, Rotobeckman, 1972.
  • WINQVIST(Margareta), « Pittura folkloristica degli artisti Svedesi a Roma ed a Napoli all’inizio dell’Ottocento » in Colloqui del Sodalizio / Sodalizio tra Studiosi dell’Arte, t. 2, 1968-1970, p. 61-74.

Publié par Jérôme DELATOUR le 11 septembre 2019 à 10:00