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La sensibilité des artistes : correspondances et autres écrits
Mis à jour le 11 mai 2022
Paroles
Auteur : Marie Clemenceau
L’utilisation des écrits des artistes pour étudier les mondes sensibles des campagnes dans la peinture agreste du XIXe siècle
Monitrice étudiante au service des Services aux publics de la bibliothèque de l’INHA, Marie Clemenceau est étudiante en histoire de l’art à l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne, diplômée d’une licence d’histoire et d’un master Patrimoine et musées. Elle s’est d’abord intéressée à l’éducation artistique des femmes à Londres durant le XIXe siècle avant de se tourner vers la représentation des sensibilités dans la peinture à cette même période. Sous la direction de Pierre Wat, professeur d’histoire de l’art du XIXe siècle, elle étudie plus particulièrement le cas des mondes sensibles des campagnes dans les peintures agrestes dans la seconde moitié du siècle et nous explique aujourd’hui l’apport crucial des collections courantes de la bibliothèque pour ses recherches, sur un point particulier : les correspondances d’artistes publiées.
L’histoire des représentations et des sensibilités nous enseigne que ces dernières ont évolué au cours du temps. Il est donc important de remettre en perspective les sensations des figures représentées dans une discipline aussi sensible que l’histoire de l’art. Mes recherches se fondent sur les sensibilités des paysans, mais aussi des regardeurs et peut-être, plus que tout, des artistes. Car la peinture, en particulier au XIXe siècle, n’est pas une copie de la nature, mais une représentation de cette dernière par le « tempérament » de l’artiste. La peinture est en elle-même un témoignage des représentations et des sensibilités d’une époque donnée. Mais le rapport à l’environnement, au travail ou à la société doit être remis dans un contexte historique grâce à un travail sur les écrits et les archives du passé. C’est à partir de ce constat que les écrits des artistes deviennent essentiels dans mes recherches.
Vingt-huit artistes de différents pays européens (France, Italie, Suisse, Pays-Bas et Royaume-Uni) constituent mon corpus. L’œuvre la plus ancienne est Le vanneur (v. 1848, Londres, National Gallery) de Jean-François Millet et la plus récente est Vespero d’Inverno, Novara (v. 1912-1914, coll. part.) de Carlo Fornara. Les écrits ou les correspondances de dix artistes sont en partie ou entièrement accessibles à la bibliothèque grâce à des publications. De plus, la bibliothèque conserve dans ses fonds patrimoniaux les lettres de quinze artistes auxquels je m’intéresse, dont certains pour lesquels il est difficile d’avoir accès à des écrits. Finalement, seule la parole de l’artiste néerlandais Anton Mauve, qui constitue une part importante de mon étude, se dérobe encore.
Cette parole d’artiste est de plus en plus facilement accessible. La bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art conserve de nombreuses publications des correspondances et des écrits d’artistes. C’est essentiellement sous les cotes en accès libre des artistes, succédés de « A1 » (« NY PISS3.A1 » pour les recueils de correspondance de Camille Pissarro par exemple), que je trouve les éditions de correspondances. Ces publications sont aussi parfois conservées en magasins fermés.
Jean-François Millet, [L’homme appuyé sur sa bêche], eau-forte, 8,4 x 6,8 cm (trait carré), 24,4 x 16,6 cm (feuille), [1847 ?]. Paris, bibliothèque de l’INHA, EM MILLET 6. Cliché INHA.
Pour mon sujet d’étude, les correspondances les plus complètes sont celles de Jean-François Millet, Vincent Van Gogh, Giovanni Segantini, et Camille Pissarro. Celles de Jean-François Millet ont longtemps été connues grâce à l’ouvrage de son ami Alfred Sensier (La Vie et l’œuvre de J. F. Millet, 1881). Sensier raconte la vie de Jean-François Millet en intégrant des lettres à son récit. Trente ans plus tard, Étienne Moreau-Nélaton complète cet ouvrage par une étude plus exhaustive et plus objective des lettres de l’artiste dans Millet raconté par lui-même. Cependant, c’est grâce au travail autopublié de Lucien Lepoittevin, en 2005 (Une Chronique de l’amitié, 2005), que j’accède aux correspondances complètes de Millet sans avoir à consulter les lettres originales. Dans le cadre de mon mémoire, cette première rencontre avec la pensée de l’artiste est suffisante. En cas de besoin, je pourrais lors de ma thèse revenir vers les archives originales en ayant déjà appréhendé les textes.
En 1985, Annie-Paule Quinsac, spécialiste de Giovanni Segantini, a rassemblé les correspondances de cet artiste italien dans un unique ouvrage (Segantini: trent’anni di vita artistica europea…, 1985). Le recueil n’a pas été traduit, mais quelques lettres ont fait l’objet d’une traduction en français dans les monographies rédigées par Achille Locatelli-Milesi en 1907 (L’œuvre de Giovanni Segantini) et Léandre Vaillat en 1911, se reposant sur « ses écrits et ses lettres ».
La publication en cinq volumes de l’intense correspondance de Camille Pissarro est le fruit d’un travail réalisé dans les années 1980 par Janine Bailly-Herzberg (Correspondance de Camille Pissarro, 1980-1991), réunissant des archives de plusieurs institutions comme le musée du Louvre, les Archives nationales, la Fondation Custodia ou la BnF à Paris, mais aussi le Musée Van Gogh d’Amsterdam ou le Museum of Fine Arts de New York. Elle avait été précédée par la publication en 1950 des lettres à son fils Lucien, et suivie en 1981 d’une publication dédiée à la correspondance avec son ami et critique Octave Mirbeau.
À gauche : quatrième de couverture de l’édition des Lettres de Van Gogh (Actes sud, 2009), disponible à la bibliothèque de l’INHA : NY VANGO5 A1 2009 (4). Cliché M. Clemenceau. À droite : Vincent Van Gogh, [Homme bêchant], lithographie rehaussée de lavis d’encre et de mine de plomb, 43,6 x 36,2 cm (image), 53 x 36,6 cm (feuille), 1882. Paris, bibliothèque de l’INHA, EM VAN GOGH 2. Cliché INHA.
Toute la correspondance de Vincent Van Gogh est aussi en accès libre à la bibliothèque. Publiées une première fois en 1960 (Correspondance complète), puis dans une édition enrichie de commentaires, d’explications et d’illustrations en 2009 (Les Lettres : édition critique complète illustrée), les lettres de Vincent Van Gogh, surtout celles de sa correspondance avec son frère, le marchand d’art Théo Van Gogh, sont devenues des reliques de l’histoire de l’art. Elles ont un intérêt particulier pour comprendre la relation de cet artiste singulier avec les paysans. Comme pour Pissarro, des publications se sont concentrées sur certaines correspondances de l’artiste, notamment avec d’autres peintres, dont Émile Bernard (Lettres de … à Émile Bernard, 1911) et Paul Gauguin (Paul Gauguin et Vincent Van Gogh…, 1990).
Adresse autographe de Jules Breton à Madame Enrique Mélida sur l’exemplaire de La Vie d’un artiste conservé à la bibliothèque de l’INHA (16 D 0123). Cliché M. Clemenceau
Mais j’ai aussi trouvé une parole directe d’artistes dans d’autres sources. Entre autres, l’entretien de Léon Lhermitte pour une revue populaire, Lecture pour tous (« Un grand peintre de la vie paysanne : Léon Lhermitte »), est un bel exemple du rôle de la presse dans la création du mythe d’un artiste. Dans cet article, la parole de l’artiste est régulièrement citée et en fait une figure sympathique et paternaliste. C’est aussi cette image que semble vouloir représenter Jules Breton dans ses deux ouvrages bibliographiques, La Vie d’un artiste et Un Peintre paysan. Les éditions originales des trois documents cités sont conservées et accessibles à la bibliothèque.
Quant à l’artiste britannique George Clausen, j’ai pu consulter en Magasin central une réédition de ses lectures pour la Royal Academy of Arts, datant de 1904 (Six Lectures on Painting). Cette sélection de six cours sur la peinture donne une idée de ce qui semblait assez essentiel à Clausen pour être peintre. Il y fait notamment l’éloge des maîtres anciens, des Japonais, mais aussi de Jules Bastien-Lepage et de Jean-François Millet.
« Je deviens si facilement l’esclave de mon art, que c’est pour moi tout une affaire de sortir quand il fait jour. » Jules Bastien-Lepage, lettre, 6 janvier 1877. Paris, bibliothèque de l’INHA, Autographes 2, 26, 2. Cliché INHA
La publication rassemblée de ces documents dans un seul ouvrage est un gain de temps considérable pour le chercheur, car ces lettres sont parfois dispersées dans plusieurs centres d’archives ou difficilement consultables pour des raisons géographiques ou de conservation. Mais la recherche reste un travail de patience, en quête des mots des artistes qui peuvent soutenir une thèse.
C’est aussi un travail d’acceptation, où il faut reconnaître qu’un artiste n’a jamais évoqué les idées qu’on lui prête et qui restent parfois à l’état d’hypothèses. Il faut alors réévaluer notre discours. En quoi ce qu’il écrit apporte complète ou contredit mon propos ? Qu’aurait pensé Pissarro de ce que je vois dans sa peinture ? Un ton général des écrits d’artistes peut aider à se faire un avis. Sortir du propos de l’artiste, c’est le trahir. Mais il ne faut pas non plus être terrorisé par ses idées, nos analogies, nos théories, car ce sont elles qui nous font parvenir à l’autre bout du parcours et font avancer nos recherches.
Au-delà de l’intérêt historique et artistique des lettres d’artistes, les mots de ces hommes du passé sont aussi un puissant témoignage de la part humaine de ces artistes du XIXe siècle. On y lit des problèmes d’argent récurrents chez chacun d’entre eux, les maladies chroniques du rustre Millet, les doutes personnels du « suicidé de la société » – titre de l’ouvrage d’Antonin Artaud sur Vincent Van Gogh –, la quête de cohésion artistique de l’anarchique Pissarro ou encore le besoin de reconnaissance des artistes officiels que sont Breton et Lhermitte.
Marie Clemenceau, service des Services aux publics