L’année 2015 marque le trois centième anniversaire de la mort de Louis XIV, mais aussi du début de la régence de Philippe d’Orléans, période de l’émergence et du développement d’un art nouveau, qui s’épanouira sous le règne personnel de Louis XV : la rocaille. Le regard porté sur cet art est ambigu. Il participe à la fois de l’image de l’« Europe française » du siècle des Lumières et d’une construction intellectuelle et ornementale décriée dès son époque même.

Dans le contexte de cet anniversaire, un colloque international sur les « Acteurs de la rocaille » est organisé les 1er et 2 octobre 2015 à l’INHA. Il permettra de remettre au cœur des études ces « artisans mercenaires & sans principes », cibles en leur temps des critiques de Cochin, Voltaire ou Blondel.

Michaël Decrossas, pensionnaire à l’INHA pour le domaine « Arts décoratifs, design et culture matérielle » et co-organisateur du colloque, nous présente à cette occasion la collection d’estampes d’ornement rocaille de la bibliothèque :

Axes d’étude

Ces deux journées s’articuleront autour de quatre axes :

  • celui des concepteurs, des « inventeurs », qui mirent au point ce nouveau vocabulaire ornemental, avec une spontanéité d’inspiration libérée de toute règle formelle ;
  • celui des commanditaires : le succès phénoménal de la rocaille ne peut, en effet, se comprendre sans une réflexion sur le goût des commanditaires, leurs motivations, notamment dans la recherche d’agrément et d’effets piquants, dans la volonté de se distinguer par des motifs à la mode d’une invention débridée ;
  • celui des fabricants : leur rôle est considérable ; bon nombre d’entre eux, menuisiers, orfèvres, ciseleurs, serruriers, etc. fournissaient leurs propres modèles et les faisaient graver dans des recueils, tentant ainsi d’« anoblir » leur métier.
  • celui des diffuseurs : qui furent-ils ? Les artistes et artisans, eux-mêmes, au gré des chantiers auxquels ils participaient. Mais aussi les marchands, marchands-merciers, les éditeurs et marchands d’estampes.

Le rôle crucial de l’estampe d’ornement

Pour chacun de ces axes, la place de l’estampe d’ornement est cruciale : vecteurs, relativement peu onéreux, de propagation des inventions de leurs auteurs, destinées aux ateliers des artisans et des manufacturiers, mais aussi aux commanditaires potentiels, ces gravures se révélèrent un véritable fer de lance de la « mode » et de l’évolution du goût. Ces estampes sont le fait de ceux qu’on appellera a posteriori les « ornemanistes », catégorie professionnelle indéterminée où se retrouvent sculpteurs, architectes, peintres, mais aussi artisans, tels qu’orfèvres, menuisiers ou serruriers, ainsi qu’une nouvelle catégorie d’artistes, les « dessinateurs ».

Cependant, les gravures d’ornement ne se contentent pas de reproduire des œuvres, mais fournissent des « inventions » conçues par leurs auteurs dans une intention à la fois didactique et pratique, que reflètent les titres des planches ou des suites. De fait, les gravures servent souvent de « répertoires d’idées », dans lequel le fabricant peut puiser pour composer son « objet », dans un jeu, comme l’exprime Peter Fuhring, permettant les associations et les combinaisons d’éléments. Les titres des recueils sont, de ce point de vue, révélateurs. On trouve à la fois les termes d’« usage », de « propre à divers ouvrages » ou à l’« usage de différents artistes », aussi bien que celui de « caprice », de « morceau de fantaisie », ou encore de « pensée », sans destination précise, mais potentiellement adaptable à tout type d’espace et de support.


Johann Georg Merz d’après Bellay, Neüe Inventiones von Chinesischen Zierrathen zu unterschiedlichem Gebrauch ; Erster Theil : Differentes Pensées d’Ornements Arabesques a divers usages ; Premiere Partie, Ioh: Georg Merz, excud. Aug. Vindel., pl. 1, bibliothèque de l’INHA, 4 Est 296, f. 25. Cliché INHA

La collection d’ornements rocaille de la bibliothèque de l’INHA

L’intense production éditoriale du XVIIIe siècle trouve un écho dans la collection de recueils d’ornements de la bibliothèque de l’INHA. Constituée par Jacques Doucet au début du XXe siècle, cette collection fait l’objet, depuis 2010, dans le cadre du programme « Histoire de l’ornement » d’un important travail qui a permis de faire connaître ce fonds auprès de la communauté scientifique, par son catalogage, sa numérisation et sa mise en ligne sur la bibliothèque numérique de l’INHA. Riche d’un ensemble de plus de 25 000 estampes, réunies en 700 volumes environ, publiées entre le XVe et le XIXe siècle, ces planches illustrent tous les domaines de l’ornement et des arts décoratifs.

Ce travail a permis, en effet, de constater la prédominance marquée des recueils du XVIIIe siècle. Ces derniers représentent à eux seuls près de trois cents volumes, dont plus de la moitié sont des recueils d’ornements rocaille. Si la collection est majoritairement française, des planches allemandes ou anglaises la complètent cependant.

Thématiques et chronologie

Les estampes d’ornement rocaille, publiées pendant la première moitié du siècle, reprennent les motifs typiques de ce style. Ce nouveau vocabulaire ornemental est caractérisé par une spontanéité d’inspiration libérée de toute règle formelle, fait de fleurs, de fruits, de feuilles (chicorées, palmes, feuilles d’eau godronnées, etc.), de coquilles, de mollusques ou de concrétions, de quelques emblèmes, trophées, animaux et figures, souvent fabuleux, auxquelles s’adjoignent l’emploi systématique de la courbe et surtout l’asymétrie, déformant souvent ces éléments naturels.

Suivant le travail amorcé par Bill Pallot dans le domaine du mobilier, on voit à travers ces planches l’évolution du style rocaille :

  • sous la Régence et jusqu’au début des années 1730, apparaît le nouveau vocabulaire évoqué plus haut. Cette période est dominée par des personnalités comme Gilles Marie Oppenord, architecte du Régent, dont l’Œuvre se divise en Grand Oppenord, Petit et Moyen Oppenord ;


Oeuvres de Gille Marie Oppenord Ecuier Directeur General des Batiments et Jardins de Son Altesse Royale Monseigneur le duc d’Orleans Regent du Royaume…, A Paris chés Huquier rue des Mathurins… , bibliothèque de l’INHA, Pl Est 102 (1). Cliché INHA

  • la décennie 1730 exploite cette vitalité en y adjoignant l’emploi systématique de la courbe, l’excès des ornements, et surtout l’asymétrie qui peut aller jusqu’à la déformation des éléments naturels qui ont nourri son inspiration. Cette période est marquée par des personnalités comme Juste Aurèle Meissonnier;
  • vient ensuite un « rocaille symétrisé », vers 1740-1745, symétrisant le vocabulaire tout en gardant la liberté de celui-ci ; et dont on peut voir un bel exemple dans les Divers Dessins de Menuiserie pour la décoration des Appartemens presentement à la mode
  • enfin un « rocaille symétrisé classicisant » dans les années 1750, dont Pierre Contant d’Ivry est représentatif.


Divers Dessins de Menuiserie pour la décoration des Appartemens presentement à la mode, a Paris chez Charpentier rue St Jacques au Coq, pl. 2, bibliothèque de l’INHA, Fol Res 80, f. 33. Cliché INHA

Des recueils remarquables

Parmi ces nombreux recueils rocaille, certains sont remarquables à divers titres. Par exemple, le recueil portant le titre Livre d’Echantillons renseigne sur la façon dont de telles estampes étaient perçues et sur ce que l’on considérait comme ornement au XVIIIe siècle. Ce recueil factice relié en parchemin renferme différentes suites de planches, gravées d’après divers artistes : ainsi, le volume mêle des cartouches, chinoiseries et pastorales d’après Boucher, les deux « Caprices » avec ruines romaines d’après Giovanni Paolo Pannini, des chasses et animaux d’après Oudry, des ornements de Peyrotte, diverses planches gravées par l’éditeur Gabriel Huquier lui-même, s’inspirant de Boucher et Lajoue… mais aussi deux gravures plus anciennes de Cornelis Dusart. Si les planches sont majoritairement des gravures d’ornements, y sont jointes quelques estampes d’interprétation. La présence de ces dernières montre bien comment même ce type de planches pouvaient être envisagé comme « traduisible » en ornement pour une porcelaine, une feuille de paravent…


Gabriel Huquier d’après Alexis Peyrotte, Seconde partie de divers ornements…, A Paris chés Huquier rue des Mathurins… , pl. B3, bibliothèque de l’INHA, Fol Est 489, f.54. Cliché INHA

Ce volume provient du fonds de commerce de Gabriel Huquier et les différentes adresses portées par les planches permettent de le dater entre 1750 et 1760. Il permet aussi de mieux comprendre l’investissement que pouvait représenter, pour un artiste ou au artisan, l’acquisition de planches d’ornement pour se tenir au fait de la mode et de son évolution. Sur le contreplat inférieur sont en effet listées les différentes suites et estampes contenues dans le volume avec leur prix respectifs, puis le prix de la reliure et la somme totale que représentait la constitution du recueil et qui montait à 52 livres 13 sols.

Parmi les trésors ou surprises du fonds dans le domaine de la rocaille, on pourrait également citer les extraordinaires Livres des differentes éspéces d’oiseaux, fleurs, plantes, et trophés de la Chine, du même Gabriel Huquier d’après Oudry, somptueusement enluminés, ou encore les intrigants cartouches d’un certain Louis Van Nerock, sans doute identifiable comme étant le « Vanerve » étudié par Désiré Guilmard dans ses Maîtres ornemanistes(1880).

Nous engageons le lecteur à poursuivre l’exploration de la collection de recueils d’ornements sur le site de la bibliothèque numérique de l’INHA.

Michaël Decrossas, pensionnaire pour le domaine « Arts décoratifs, design et culture matérielle »

En savoir plus

Les recueils d’ornements rocaille des collections Jacques Doucet ont été numérisés dans le cadre du programme de recherche de l’INHA « Histoire de l’ornement ». Ils sont consultables sur la bibliothèque numérique de l’INHA.

Événements à venir sur la rocaille

Références bibliographiques

Sur les collections Jacques Doucet de la bibliothèque de l’INHA :

Sur l’ornement :

  • Finance (Laurence de) et Liévaux (Pascal), Ornement : vocabulaire typologique et technique, Paris, Éd. du patrimoine, 2014.
  • Guilmard (Désiré), Les maîtres ornemanistes, dessinateurs, peintre, architectes, sculpteurs et graveurs…, Paris, 1880. Disponible en ligne : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6122798r (consulté le 28/09/2015)
  • V. Kobi, « De la gravure d’ornement à la théorie de l’ornement », in A. Varela Braga (éd.), Ornamento tra Arte e Design, interpretazioni, percorsi e mutazioni nell’Ottocento, actes du colloque international tenu à Rome, Istituto Svizzero, le 23 avril 2009, Bâle, Schwabe, 2013, p. 18-29.
  • Ornement/Ornemental, Perspective, La revue de l’INHA, Actualités de la recherche en histoire de l’art, Paris, 2010-2011 / 1. Disponible en ligne : https://perspective.revues.org/1194 (consulté le 28/09/2015)

Sur l’ornement rocaille :

  • Decrossas (Michaël), « La constitution d’un « recueil » d’estampes d’ornements au XVIIIe siècle : le Livre d’Echantillons Fol Est 489 de la collection Jacques Doucet de la bibliothèque de l’INHA », Documents d’Histoire parisienne, n° 15, 2013, p. 53-58.
  • Fuhring (Peter), « Boucher et les dessinateurs d’ornement », in E. Brugerolles (dir.), François Boucher et l’art rocaille dans les collections de l’École des Beaux-Arts, Paris, ENSBA, 2003.
  • Michel (Christian), « Le goût contre le caprice : les enjeux des débats sur l’ornement au milieu du XVIIIe siècle », in Histoires d’ornement, actes du colloque de l’Académie de France à Rome, Villa Médicis, 27-28 juin 1996, Paris-Rome, 2000 p. 203-214.
  • Roland Michel (Marianne), Lajoüe et l’art rocaille, Neuilly-sur-Seine, Arthena, 1984.
  • Roland Michel (Marianne), « L’ornement rocaille : quelques questions », Revue de l’art, n° 55, 1982, p. 66-75.
  • Scott (Katie), « Reproduction and Reputation : “François Boucher” and the Formation of Artistic Identities », in M. Hyde et M. Ledbury (dir.), Rethinking Boucher, Los Angeles, Getty Research Institute, 2006, p. 91-132.