« Mais il faut pourtant que je travaille », Journal, Articles, Souvenirs,

La nouvelle édition intégrale, par Marie Gispert, du journal de Käthe Kollwitz (1867-1945) devait faire l’objet d’une rencontre au mois de mai dans le cadre des Dialogues de la Salle Labrouste (en cours de reprogrammation). La récente publication de cette chronique est une preuve du renouveau d’intérêt pour cette artiste allemande, pour son travail, et pour la vie qu’elle mena en Allemagne dans la première moitié du XXe siècle. Deux expositions  ont également permis une relecture de l’art de cette femme trop longtemps cantonnée au rôle d’artiste engagée : Je veux agir dans ce temps, première rétrospective française consacrée à l’artiste au MAMCS de Strasbourg et  Prints, Process, Politics , à la Bibliothèque du Getty à Los Angeles , honorant une importante donation d’œuvres de K.K. par le Dr Richard A. Simms. En outre, la Bibliothèque de l’INHA vient d’acquérir un ensemble de lettres signées de Käthe Kollwitz datant des années 1929-1940 à destination d’un jeune ami médecin et sculpteur ukrainien Opanas Shevchukevich qu’elle aide et encourage.

Formation et carrière

Käthe Kollwitz a vécu sous trois régimes tumultueux : l’Empire allemand, la république de Weimar et le Troisième Reich. Elle est née Schmidt, le 8 juillet 1867, à Königsberg, en Prusse orientale, dans une famille imprégnée d’éthique humaniste. Son grand-père maternel, Julius Rupp, avait créé la « Communauté Évangélique Libre », son père Carl Schmidt militait au parti social-démocrate et son frère Konrad – « mon initiateur au socialisme » – travaillait à un prolongement de la théorie marxiste. Son père ayant décelé en elle ses prédispositions pour le dessin l’encourage dans cette voie. Elle reçoit ses premières leçons à 14 ans à Königsberg auprès du graveur Rudolf Mauer (1845-1905) et du peintre Gustave Naujok. À 17 ans, elle découvre et admire Rubens à la Pinacothèque de Munich. Après ce voyage, elle étudie le portrait à la Künstlerinnenschule de Berlin (une école des beaux-arts pour filles où elle exercera elle-même, de 1898 à 1903, comme professeur de dessin et de gravure) auprès du graveur, peintre et sculpteur suisse Karl Stauffer-Bern (1857-1891). Celui-ci attire son attention sur l’artiste Max Klinger dont les cycles « Une vie » (1884) et « Un amour » l’impressionnent et auront une influence déterminante sur son travail futur.

Die Malklasse von Ludwig Herterich an der Damenakademie des Münchner Künstlerinnenvereins (1887-1888), (Käthe Kollwitz au centre)
Die Malklasse von Ludwig Herterich an der Damenakademie des Münchner Künstlerinnenvereins (1887-1888), (Käthe Kollwitz au centre)

Dans la capitale allemande, elle fait la connaissance des écrivains naturalistes Gerhart Hauptmann et Arno Holz (1863-1929). Un an plus tard, de retour à Königsberg, elle suit les cours d’Emil Neide à l’Académie des arts, puis se rend à Munich pour prendre des cours auprès de Ludwig von Herterich. C’est à cette époque qu’elle réalise ses premières esquisses d’une scène de bagarre , tirée du roman « Germinal » d’Emile Zola qui génèreront, en 1893, quelques planches d’eau-forte .

À 24 ans, en 1891, elle se marie avec Karl Kollwitz (1863-1840), camarade d’école de son frère Konrad, qui deviendra médecin dans un secteur défavorisé de Berlin. Hans en 1892, puis Peter en 1896 naitront de cette union. La fréquentation régulière de la misère dans ces quartiers populaires aura une influence certaine sur son art. Selon ses dires, seule la transposition artistique des souffrances observées lui permettait de supporter l’existence.

Käthe et Karl Kollwitz à Karlstein, 1935
Käthe et Karl Kollwitz à Karlstein, 1935

Dès 1901, puis plus longuement en 1904, elle a l’occasion de visiter Paris. « Paris bezauberte mich » (Je suis tombée sous le charme de Paris) écrit-elle. Elle y prend des cours à l’Académie Julian et a la chance de visiter les ateliers de Rodin et de Steinlen. Elle fait en outre la connaissance d’artistes et d’intellectuels vivants à Paris, comme l’anarchiste russe Alexandra Kalmikoff, les philosophes et sociologues Georg Simmel et Bernard Groethuysen, et le marchand d’art allemand Wilhelm Uhde . Elle côtoie des œuvres de Bonnard, Carrière, Degas, Forain, Toulouse-Lautrec, Rodin, Steinlen, etc… Elle rencontre aussi le sculpteur expressionniste allemand Bernard Hoetger , également chantre du monde ouvrier, ainsi que la peintre Paula Modersohn-Becker . L’exposition Blickwechsel Käthe Kollwitz Paula Modersohn-Becker : zwei Künstlerinnen zu Beginn der Moderne au Paula Modersohn-Becker Museum de Brême en 2000 a mis en lumière les rapports entre ces deux artistes.

Si Käthe Kollwitz n’adhère à aucun parti, elle se considère socialiste, et qualifie, dans son journal, la Révolution russe de 1917 de « la plus belle expérience intellectuelle de l’an passé ». Le 9 novembre 1918, assistant à la proclamation de la République allemande, elle partage l’euphorie du peuple devant l’abdication de l’Empereur. La violence marque le quotidien de la famille Kollwitz comme de tous les Berlinois de fin 1918 au printemps 1920: la révolution spartakiste – dont les fondateurs sont Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg – en janvier 1919, suivie par le putsch de Kapp contre la République de Weimar en mars 1920 entrainent une inflation galopante. K.K. se fait alors l’écho des soulèvements, de la montée du chômage et des grèves à répétition. Elle condamne le « lâche et révoltant assassinat » de Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg (journal 16 janvier 1919).

Gedenkblatt für Karl Liebknecht (A la mémoire de Karl Liebknecht), gravure sur bois, 1919 (Klipstein 139)
Gedenkblatt für Karl Liebknecht (A la mémoire de Karl Liebknecht), gravure sur bois, 1919 (Klipstein 139)

En octobre 1920, elle écrit : « Si j’étais jeune à l’heure actuelle, je serais sûrement communiste, d’ailleurs, j’incline encore de ce côté ». Ainsi à l’invite lancée aux intellectuels et artistes du monde entier à s’investir dans la lutte contre la terrible famine sévissant dans la région de la Volga, elle répond en employant tous les moyens dont elle dispose : création d’affiches et de manifestes, dons, et participation aux pétitions. C’est donc sciemment, dans les années 1920 qu’elle utilise son art comme une arme contre la faim et contre la guerre.

Nie wieder Krieg (plus jamais la guerre), lithographie au crayon et au pinceau, 1924 (Klipstein 200)
Nie wieder Krieg (plus jamais la guerre), lithographie au crayon et au pinceau, 1924 (Klipstein 200)

Cette affiche célèbre, crée en 1924 à l’occasion d’une journée de rassemblement de jeunes socialistes, est un exemple de l’art percutant de Käthe Kollwitz. Elle montre une jeune femme, bouche ouverte, cheveux hirsutes, levant très haut le bras pour interpeller le spectateur et l’amener à lire trois mots Nie wieder Krieg (plus jamais la guerre). Plus qu’un dessin, c’est un cri qui dénonce, qui appelle à résister et tente aussi de conjurer une blessure personnelle ouverte, celle de la mort de son fils Peter, au front, en 1914. « Je suis d’accord, mon art est engagé. Je veux agir en ces temps où les gens sont si désemparés et si désorientés, oppose-t-elle aux critiques des tenants de l’art pour l’art (journal du 4 décembre 1922). À propos de son voyage à Moscou en 1927, on peut lire « Je me suis laissée griser par la Russie. »

En juin 1932 puis en février 1933, elle signe, avec son mari, un appel urgent à l’unité contre le NSDAP et doit alors démissionner de l’Académie des Arts de Berlin. On lui retire sa licence d’enseignement et son atelier. Bien que son art ne soit pas assimilé à l’ »Entartete Kunst » (art dégénéré), elle est petit à petit exclue des expositions et se trouve bien vite oubliée : « Ici, on fait déjà parti des morts, ou plus précisément de ceux qui n’ont plus le droit de vivre ». Ses œuvres sont retirées des musées. En 1933, à propos des figures féminines de K.K, on trouve dans les colonnes de l’Observateur populaire ce cri : « Grâce à Dieu, une mère allemande , ce n’est pas ça ! ». Le couple Kollwitz est vite menacé de déportation mais protégé grâce à sa notoriété. Plus tard, en 1942, leur petit-fils, Peter, connaît aussi le destin tragique de leur fils.

Alors que, dès 1898, son cycle « Une révolte des tisserands » avait procuré à K.K. une certaine notoriété lors de la Grande Exposition d’art de Berlin, ses œuvres n’atteignent, cependant, qu’une valeur marchande très relative. Si Max Liebermann demande 12000 marks pour un autoportrait à l’huile, qu’un autoportrait de Slevogt coute 10 000 marks, le prix d’une de ses gravures signées n’atteint guère plus de 30 marks en 1911. Sa subsistance dépend donc de commandes d’un autre ordre : couvertures de livres, tracts et affiches. Il lui faudra attendre 1928 et son statut de membre de l’Académie des arts de Prusse et de directrice de l’atelier de gravure pour que sa situation financière s’améliore.

Influences artistiques

Outre l’influence de sa famille humaniste, c’est surtout la littérature qui déterminera K.K. à appeler de ses vœux la révolte dans ses cycles graphiques de jeunesse (La révolte des tisserands, La guerre des paysans, Germinal). Parmi ses pères spirituels, on trouve en effet Freiligrath, Zola, Ibsen et surtout le jeune Gerhart Hauptmann. Sa pièce de théâtre écrite en 1892, die Weber (les tisserands), relate l’insurrection d’ouvriers tisserands de l’Eulengebirge dans les années 1840. K.K. sera très impressionnée par la première de la pièce, jouée à la Freie Bühne , équivalent berlinois du Théâtre Libre d’Antoine et se lancera dans son 1er cycle d’estampes réalisé entre 1893 et 1897 .Une nouvelle représentation de cette pièce en 1921 réveillera encore ses élans révolutionnaires.

Ende (Fin), Pl. 6 de la révolte des tisserands, eau-forte, aquatinte et émeri, 1897.Bibliothèque de l’INHA, EM KOLLWITZ 14
Ende (Fin), Pl. 6 de la révolte des tisserands, eau-forte, aquatinte et émeri, 1897.Bibliothèque de l’INHA, EM KOLLWITZ 14

Une grande part de son inspiration provient aussi de la lecture de l’Histoire générale de la grande guerre des paysans, de Wilhelm Zimmermann (Stuttgart, 1891). En 1918, elle découvre « Feu », un journal écrit dans les tranchées par Henri Barbusse, engagé volontaire en 1914, comme son fils Peter. Mais ses lectures vont également vers Hugo von Hofmannsthal, Tolstoï, Rainer Maria Rilke, Jean Paul , Heinrich Mann ou encore André Gide et Romain Rolland. Pourtant ce sont surtout des citations de Goethe qui parsèment les pages de son journal. « Goethe, Rubens et mes états d’âme ne faisaient qu’un ».

Elle se rend aussi régulièrement à des concerts et assiste à des conférences sur la musique. « C’est dans la neuvième qu’on trouve le socialisme à l’état pur », affirme –t-elle.

Dans le domaine des arts plastiques, plusieurs noms auront une grande influence sur son travail. Max Liebermann aura été, dans ses jeunes années, puis plus sporadiquement, un modèle artistique pour elle. Premier président de la Sécession berlinoise depuis sa fondation en 1898, il demande, étant membre du jury, la médaille d’or pour l’œuvre « les Tisserands » qu’elle présente la même année lors de la Grande exposition artistique berlinoise la Grosse Berliner Kunstaustellung . La médaille lui est refusée par l’empereur Guillaume II ; mais elle va exposer régulièrement à la Sécession, deviendra membre en 1901, avant de la quitter en 1913 pour suivre Liebermann à la Sécession libre.

Malerei und Zeichnung (peinture et dessin), l’essai de 1891 du peintre et graveur Max Klinger (1857-1920), véritable plaidoyer pour la gravure comme art autonome, de même que son œuvre, ont beaucoup contribué au choix de l’estampe plutôt que de la peinture chez la jeune Kollwitz. Mais leurs styles, très proches au départ, ont fini par diverger : si Klinger a renoncé rapidement à l’approche naturaliste, K.K. a montré une tendance inverse : effacer le fonds symbolique de son œuvre. De plus, elle préfèrera, au sortir de la guerre, la lithographie et la xylographie à la gravure en taille douce que pratique M. Klinger.

Enfin l’expressionniste allemand Ernst Barlach peintre, sculpteur et même dramaturge (elle a lu son drame mystique Der Tote Tag, 1912) influencera aussi grandement son travail. L’ouvrage Ernst Barlach, Käthe Kollwitz im Zwiegesprach en témoigne.

Journal (1908-1943)

Avant d’aborder, plus en détails, son œuvre plastique dans la seconde partie de ce billet, intéressons nous aux écrits de Käthe Kollwitz. En effet, la tenue de son Journal écrit en langue allemande ajoute à ses talents de graveuse, sculptrice, dessinatrice, affichiste, illustratrice, celui d’écrivain. Consigné sur dix cahiers conservés dans les archives Käthe Kollwitz de l’Académie des Arts de Berlin, ce journal commencé en septembre 1908 et terminé en 1943, nous éclaire donc sur plus de 35 années de sa vie (de ses 41 à ses 78 ans).

Feuillet du journal du 11 janvier 1924, archives Käthe Kollwitz de l’Académie des Arts de Berlin
Feuillet du journal du 11 janvier 1924, archives Käthe Kollwitz de l’Académie des Arts de Berlin

Elle y fait, à l’issue de chaque année, un bilan lucide d’elle-même. Sa discrétion légendaire et son soi-disant manque de maitrise de la langue ne destinaient pas ce journal à une publication. Elle y relate aussi bien les évènements de la vie de tous les jours, la vie familiale, les fêtes, les voyages, les visites à des collègues, que les expositions, les séances de la Sécession, ses découvertes dans le domaine musical, théâtral et littéraire. On note qu’il n’y a pas de réelle régularité dans l’écriture : les années les plus représentées sont l’année 1916; les années 1918 à 1921, ainsi que les années de guerre et les révolutions. En 1925, elle émet d’ailleurs elle-même une critique : « certes ce que j’ai écrit n’était pas sans fondement mais je ne retenais qu’une facette de ma vie, celle des périodes noires ». Après 1933 par contre, ses notes sur l’actualité sont étonnamment laconiques (elle craignait les perquisitions et interrogations de la part de certaines instances du régime qui la tenait, elle, la pacifiste, la socialiste, en grande suspicion). C’est en 1948, trois ans après sa mort, que son fils Hans se décidera à publier un premier choix, complété par des lettres, souvenirs et photographies de sa mère, qui aideront grandement à faire redécouvrir une artiste tombée dans l’oubli depuis 1933. En 1968, il fait suivre cette édition d’une seconde, plus conséquente. L’intégralité du journal qui vient de reparaître avec une nouvelle traduction en français, nous permet encore davantage de cerner l’importance que K.K. accordait au domaine privé et à son entourage proche : il élargit la portée de l’œuvre et de la femme, cantonnée jusque là au seul caractère politique et idéologique.

Nathalie Muller
Service du Patrimoine

À suivre prochainement dans la 2nde partie.

Références bibliographiques

Publié par Nathalie MULLER le 10 juillet 2020 à 10:00