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Loïe Fuller – Pierre Roche : sculpter l’espace et le papier
Mis à jour le 1 février 2023
Les trésors de l'INHA
Loïe Fuller – Pierre Roche : sculpter l’espace et le papier
Un petit bijou bibliographique vient de rejoindre notre bibliothèque numérique : il s’agit d’un ouvrage à la fois curieux et remarquable qui s’intitule La Loïe Fuller. Publié en 1904 par la Société des Cent bibliophiles et tiré à cent trente exemplaires numérotés, cet objet artistique et technique fit date dans l’histoire du livre illustré.
Comme son titre l’indique, ce texte rédigé par Roger Marx rend hommage à Mary Louise Fuller, dite Loïe Fuller, danseuse d’origine américaine devenue figure mythique du Paris 1900 avec sa danse serpentine, une chorégraphie faite d’immenses voiles de soie peinte tournoyant dans un savant jeu de lumières et de miroirs. Les spectacles qu’elle donne, notamment aux Folies Bergère, allient progrès technologiques et exaltation de la nature au travers de mouvements évoquant les fleurs, les papillons, les serpents ou les flammes. Ses performances scéniques enthousiasment la génération symboliste et fascinent de nombreux artistes parmi lesquels Toulouse-Lautrec qui l’immortalise dans une lithographie dont la bibliothèque conserve cinq épreuves ; la Bibliothèque nationale de France, quant à elle, en possède même quatorze versions, autant de propositions chromatiques différentes pour tenter de restituer par l’image le style révolutionnaire de celle que l’on nommait à l’époque la « Fée Lumière ». En effet, il n’est pas chose aisée de rendre la dimension onirique des formes ondoyantes en perpétuelle métamorphose, les nuances changeantes ainsi que les effets mystérieux et fascinants des éclairages sur le tissu. Au moment d’illustrer son ouvrage, Roger Marx se pose lui aussi la question de la représentation de cette pionnière de la danse moderne. Pour faire écho à l’univers résolument novateur de la chorégraphe, il décide de faire appel à Pierre Roche, un esprit créatif touche-à-tout qui aime lui aussi les expérimentations. Mais qui est cet artiste et comment va-t-il relever le défi que lui propose Roger Marx ?
La personnalité de Pierre Roche est assurément peu banale. Né Ferdinand Massignon, il adopte vers 1884 le pseudonyme de Pierre Roche : le nom de son grand-père maternel auquel il ajoute le prénom Pierre pour former un nom d’artiste doublement minéral, clin d’œil à son intérêt pour l’art de la sculpture, la céramique et le travail de l’émail. Pharmacien de profession, il suit en parallèle les cours de l’Académie Julian, se forme à la peinture auprès d’Alfred Roll et étudie la sculpture avec Jules Dalou. Artiste pluridisciplinaire, il est à la fois sculpteur, peintre, céramiste, décorateur, médailleur et graveur. De sa formation scientifique, il garde un goût pour la recherche concernant les procédés et les matériaux qu’il utilise ainsi qu’une appétence pour les formes animales et végétales qui abreuvent son travail. Ainsi, lorsque André Marty le sollicite pour L’Estampe originale, une publication proposant des gravures d’artistes sous forme d’albums, il compose deux planches inspirées de ses observations de la nature : l’une représente des algues marines, l’autre une mouche et une salamandre. Son style unique, à la croisée de l’Art nouveau et du symbolisme, se caractérise aussi par une appropriation et un renouvellement de techniques anciennes comme le principe de décoration du verre églomisé employé à l’Antiquité et à la Renaissance, qu’il explique dans un article de La Plume (no 167, 1er avril 1896). Il assimile puis détourne ce processus pour l’appliquer au papier et réalise une magnifique affiche pour la vingt-et-unième édition du Salon des Cent. Par un jeu de superposition de couches : feuille transparente, parchemin, feuille teinte à la main et feuille d’or, il réussit à créer une impression de profondeur.
Pierre Roche, Salon de la Plume : [21e exposition], impression sur papier églomisé à fond d’or, 61,3 x 41,4 cm, 1896. Paris, bibliothèque de l’INHA, Salon des Cent (21). Cliché INHA.
Influencé par le japonisme, Roche se nourrit également des pratiques des artistes nippons. Il se rend régulièrement chez le marchand d’art Siegfried Bing afin d’admirer ses surimono, de luxueuses estampes japonaises gaufrées souvent rehaussées à l’aquarelle ou à l’or. Il met alors au point sa propre méthode d’impression d’estampes en modelé, la gypsographie, faite à partir d’une matrice en plâtre qu’il recouvre de gomme laque afin de l’imperméabiliser avant de poser au pinceau les couleurs ; il presse ensuite la feuille de papier humidifiée sur la matrice à la main ou à l’aide d’un blaireau. Cette technique lui permet d’obtenir une gravure en trois dimensions, « l’estampe du sculpteur » selon Roger Marx (La Chronique des arts et de la curiosité, 19 janvier 1895), où le relief fait ressortir la subtilité des couleurs, les ombres et la lumière. Ces « bas-reliefs colorés, imprimés sur papier » tels que les définit Jules Rais (Le Siècle, 26 septembre 1900) sont des objets délicats et précieux car la matrice friable très fragile ne permet qu’un nombre restreint de tirages. À titre d’exemple, Les Trois gypsographies d’après José Maria de Heredia, autre recueil de Pierre Roche conservé à la bibliothèque et dans lequel il expérimente sa technique sur l’ensemble des pages, texte y compris, n’a été tiré qu’à quarante-huit exemplaires. Afin de dépasser cette limite, Pierre Roche opte pour l’emploi d’une matrice en métal (cuivre ou acier) : il invente la gypsotypie qu’il met en œuvre pour l’illustration du livre que Roger Marx dédie à Loïe Fuller.
À gauche : Pierre Roche, La Loïe Fuller, Roger Marx, estampes modelées de Pierre Roche, gypsotypie en rouge, 1904. Paris, bibliothèque de l’INHA, 4 EST 171. Cliché INHA. À droite : Harry C. Ellis, Loïe Fuller dansant, vue de face, entre 1900 et 1928, épreuve argentique, 7,8 x 10 cm, © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
Il réalise une quinzaine de compositions originales en couleurs dont une couverture en double page sur laquelle apparaît le corps de Loïe Fuller allongé enveloppé dans ses voiles. Il en résulte une œuvre graphique d’exception, rencontre formidable de deux artistes, chercheurs et inventeurs. En effet, le graveur et la danseuse placent les innovations techniques au cœur de leurs pratiques artistiques. Leurs deux univers fortement inspirés par la nature se répondent parfaitement. D’ailleurs, ils entretiennent une véritable relation amicale et Pierre Roche a élaboré, en collaboration avec Henri Sauvage, le décor pour le pavillon (une sorte de théâtre-musée) que Loïe Fuller a imaginé pour l’Exposition universelle de Paris en 1900. La danseuse figure parmi les modèles de prédilection de Roche : il la représente notamment en gravure modelée, en estampe églomisée, en statuette, en médaillon, ou encore en cariatide sur la façade du 39 de la rue Réaumur à Paris, prouvant là encore la multiplicité de ses écritures plastiques.
« On n’en finirait pas d’énumérer toutes les créations de cet esprit fécond » écrit à juste titre Paul Vitry dans la Gazette des beaux-arts en 1923. Si vous souhaitez découvrir toutes les facettes du talent de Pierre Roche, nous vous invitons à vous rendre sur le site de l’exposition virtuelle de Paris Musées qui a été réalisée en 2022 pour célébrer la donation du fonds d’atelier de l’artiste au Petit Palais et qui comporte notamment une carte interactive pour retrouver les œuvres sculptées de Pierre Roche présentes dans l’espace public.
Élodie Desserle
service de l’Informatique documentaire
En savoir plus
- Joëlle Raineau et Clara Roca, « À la découverte des secrets d’atelier de Pierre Roche », Nouvelles de l’estampe, 268 (2022), disponible en ligne.
- Joëlle Raineau et Clara Roca, « L’esprit Art Nouveau. La donation Pierre Roche au Petit Palais », Nouvelles de l’estampe, 267 (2022), disponible en ligne.
- Monique Moulène, « Pierre Roche (1855-1922) : la troisième dimension de l’estampe » article publié le 15 avril 2014 sur Le Blog Gallica.
- « Pierre Roche, « La Gypsographie et son avenir » », extrait de la Revue encyclopédique, n° 154, 15 août 1896, dans Louis Massignon, Estampes modelées et églomisations de Pierre Roche : Catalogue de ces œuvres publié avec une introduction 24 reproductions et en annexe 2 articles de l’artiste, Paris, Nouvelle Revue critique, 1935.
- Paul Vitry, « Pierre Roche », Art et décoration, 1er janvier 1904.