Émilie Hammen : la passion de la mode, entre création et contextualisation

Émilie Hammen est à la fois styliste, historienne de l’art et enseignante à l’Institut français de la mode. Elle raconte Les mots de la mode au micro d’Anne-Cécile Genre, dans la saison 2 de La recherche à l’œuvre, le podcast de l’Institut national d’histoire de l’art.

Pour « Paroles de lecteurs », elle revient sur son parcours singulier et aborde l’aspect documentaire de sa recherche, à la bibliothèque de l’INHA.

Vous, en quelques mots ?

Mon parcours est quelque peu inhabituel : j’ai suivi une formation initiale en arts appliqués, donc j’ai appris la création de mode d’abord à l’École Duperré, et ensuite à l’Institut français de la mode. Puis, après quelques années d’expérience professionnelle, j’ai fait le choix de reprendre mes études par le biais d’un master recherche suivi d’un doctorat en histoire de l’art. Donc mon sujet est l’histoire de la mode, mais la mode est une pratique professionnelle que je poursuis par ailleurs, parallèlement à ma recherche en doctorat et au-delà. Le fil conducteur de ce cheminement est un intérêt historique pour l’histoire de la mode et de la création de la mode au sens large du terme.

Un ouvrage consulté par Émilie Hammen Les Vêtements de la liberté : Abécédaire des pratiques vestimentaires en France de 1780 à 1800, bibliothèque de l'INHA, 8 P 63. Cliché Christine Camara
Un ouvrage consulté par Émilie Hammen Les Vêtements de la liberté : Abécédaire des pratiques vestimentaires en France de 1780 à 1800, bibliothèque de l’INHA, 8 P 63. Cliché Christine Camara

Autant l’aspect créatif, matériel m’a toujours séduite, autant j’ai aussi de bonne heure aimé m’interroger sur la mode par le biais de la littérature et éprouvé une fascination pour les portraits peints. Ainsi, lors de la rétrospective James Tissot, qui s’est achevée l’été dernier au musée d’Orsay, j’ai souri intérieurement car je me suis souvenue qu’à peine adolescente, je passais déjà des heures à contempler ces dames élégantes représentées par James Tissot. Autrement dit, j’ai assez tôt aimé la manière dont d’autres formes de créations, d’autres pratiques artistiques ont, elles aussi, exprimé un intérêt pour la mode et le vêtement.

James Tissot, Seaside (July specimen of a portrait), 1878, Cleveland Museum of Art, source Wikimedia Commons
James Tissot, Seaside (July specimen of a portrait), 1878, Cleveland Museum of Art, source Wikimedia Commons

Votre fréquentation de la bibliothèque ?

C’est pendant mon master de recherche à l’université Paris 1, sous la direction de Pascal Rousseau qui a dirigé aussi ma thèse, que j’ai commencé à fréquenter la bibliothèque de l’INHA. Comme c’était avant les travaux, il s’agissait encore de l’ancienne salle : la salle Ovale ! J’étais plutôt contente car je suivais des cours de master au premier étage de la galerie Colbert, dans les locaux de Paris 1. Il suffisait de traverser la rue – à ce moment-là, le jardin Vivienne était accessible – et d’aller prendre sa place en salle Ovale. C’était une première expérience de la recherche assez royale, je dois dire, parce qu’avec la proximité de ces deux bâtiments, on se sent privilégié dans cet accès aussi bien aux enseignements d’un côté de la rue, qu’aux ressources de l’autre côté. À cette époque j’avais appris l’existence d’une deuxième salle un peu nimbée de mystère, tout juste derrière et tout aussi gigantesque ! Comment était-ce possible qu’il y en ait deux ? Cela tenait du miracle…

Puis c’est au cours de ma thèse que j’ai pu fréquenter la bibliothèque de l’INHA après son déménagement et enfin découvrir ce nouveau lieu époustouflant ! J’ai été saisie par le côté monumental de la salle Labrouste et la beauté de la restauration. C’était vraiment magnifique de pouvoir s’installer là. Et en plus, le libre accès rendait les choses plus faciles, plus enrichissantes : on avait vraiment le sentiment de pénétrer dans un endroit où on allait avoir à portée de main les ressources nécessaires pour travailler. Parfois, autant on vient avec des idées assez précises de notre séance de travail et des ouvrages qu’on va consulter, autant il peut y avoir un côté imprévu avec de nouvelles découvertes. Ce qui est pratique avec cette nouvelle configuration, c’est qu’on peut tomber sur un nom, une personne, un lieu, et il suffit alors de se lever et d’aller saisir quelques pas plus loin un ouvrage portant sur cette question très précise : c’est génial !

Plutôt salle Labrouste ou magasin central ?

On a tous ses petites manies… Moi j’aime beaucoup m’installer autour des places 300 et quelques. Je regarde souvent, surtout pendant les périodes d’écriture, le nez en l’air, les panneaux de verdure. Combien de fois mon esprit s’est-il perdu dans cette nature ! Même si c’est assez vaste, j’apprécie cette grande hauteur sous les coupoles, je me sens un peu à l’étroit dans le magasin central et donc je lui préfère l’ambiance de la salle Labrouste.

Un détail insolite ?

J’aime bien – c’est peut-être un peu lyrique – la manière dont la lumière émanant des oculi vient jouer sur la céramique des coupoles. C’est une lumière mouvante, qui évolue au fur à mesure de la journée et au fil des saisons.

Labrouste se serait inspiré des crinolines pour ces coupoles : à votre avis ?

C’est amusant ! Je ne saurais dire si l’inspiration première d’Henri Labrouste est partie de ces armatures vestimentaires, mais il y a toute une tradition au XIXe siècle qui va considérer, surtout chez les grammairiens et ornemanistes, qu’il y a une origine commune à la structure du vêtement et à celle de l’architecture. On retrouve beaucoup ces parallèles dans les écrits de quelqu’un comme Gottfried Semper par exemple, ou Charles Blanc en France. Ils comparent la structure et l’ornementation du vêtement d’une part et du bâtiment d’autre part. Ils estiment qu’il y a des transferts entre le textile qui détermine l’architecture et les principes de composition architecturale qui peuvent inspirer les couturiers.

Avec Sartoria, notre association de chercheurs, nous venons justement de rédiger un appel à contribution pour une journée d’études qui doit se tenir sur le Campus Condorcet le 2 février 2022 et va précisément interroger les rapports entre couture et architecture.

Une grande trouvaille dans les collections ?

Comme je m’intéresse beaucoup à l’historiographie de la mode, je suis amenée à consulter bon nombre d’ouvrages généraux sur l’histoire de l’art, pour comprendre comment l’histoire de la mode s’est, selon les périodes, façonnée en regard ou parfois en opposition à l’histoire de l’art. J’ai donc souvent recours aux documents du libre accès et moins à ceux des collections patrimoniales, parce que je travaille moins avec les sources primaires, comme pourrait le faire quelqu’un qui fait des recherches sur un personnage.

Mais il y a tout de même un document du fonds patrimonial que je peux mentionner : il s’agit d’un catalogue de l’exposition L’Art moderne en France, une exposition qui a eu lieu en 1916 au Salon d’Antin. C’était une galerie qui avait été renommée pendant la période de la première guerre mondiale : une extension de la maison de couture de Paul Poiret. Après l’avoir cherché en vain dans plusieurs bibliothèques, j’ai fini par mettre la main sur cet unique exemplaire, consultable dans l’espace Jacques Doucet ! Ce fut un grand moment pour moi.

A gauche : catalogue de l'exposition L'art moderne en France au Salon d'Antin [1916], Paris, bibliothèque de l'INHA, 8 Res 848. A droite : une page du même catalogue. Cliché INHA
À gauche : catalogue de l’exposition L’Art moderne en France au Salon d’Antin [1916], Paris, bibliothèque de l’INHA, 8 Res 848. À droite : une page du même catalogue. Cliché INHA

Par ailleurs, j’ai pu accéder à différents catalogues des années 1930 où ont lieu les premières expositions du costume : tous les premiers petits catalogues du musée Galliera, lequel n’a pas encore vocation à être uniquement un musée du costume de la ville de Paris. Ce ne sont pas des catalogues avec des reproductions tels qu’on les connaît aujourd’hui, cependant ils montrent qui sont les premiers historiens du costume. Cela va des premiers catalogues de l’Union centrale des arts décoratifs (UCAD) jusqu’aux plus récents de l’Union française des arts du costume (UFAC) fondée en 1948. J’ai également feuilleté beaucoup d’ouvrages autour de Maurice Leloir. C’est un personnage qui m’intéresse particulièrement : il a commencé comme peintre puis est devenu un érudit, un des premiers collectionneurs de costumes, qui, après un passage au musée Carnavalet, sera à l’origine du musée Galliera, tel qu’on le connaît aujourd’hui, en tant que musée de la Mode de la ville de Paris.

Votre sujet du moment ?

J’ai soutenu ma thèse en décembre : avec cette thèse, j’ai souhaité faire ce que j’ai appelé une historiographie des discours sur la mode en France, c’est-à-dire m’interroger sur qui parle et qui écrit sur la mode et sur le vêtement, m’intéresser à la manière dont il y a différents énonciateurs à travers le XIXe siècle. Pour mes recherches postdoctorales, je poursuis cette réflexion générale sur l’historiographie de la mode : comment la mode s’est constituée comme un sujet d’étude scientifique entre histoire et histoire de l’art, quelles sont les passerelles, parfois les parallèles qu’on a pu faire entre l’histoire de l’art du vêtement et l’histoire du costume. Là, je m’intéresse davantage à des figures de conservateurs ou d’historiens. Maurice Leloir que j’évoquais tout à l’heure, en est un exemple. Plus récemment, François Boucher qui était longtemps conservateur au musée Carnavalet avant de fonder l’UFAC, une association qui deviendra ce que sont actuellement les collections de mode de l’actuel musée des Arts décoratifs. Ces différents acteurs d’une institutionnalisation de l’histoire de la mode et de la présence de la mode dans les musées à Paris tout particulièrement, voilà mon sujet du moment.

Maurice Leloir, planche illustrée extraite de Chaussures d'Antan / Jérôme Doucet, Paris, bibliothèque de l'INHA, 8 P 2. Cliché INHA
Maurice Leloir, planche illustrée extraite de Chaussures d’Antan, de Jérôme Doucet. Paris, bibliothèque de l’INHA, 8 P 2. Cliché INHA

Une réflexion à propos de la période que nous venons de vivre ?

J’ai une anecdote : j’ai terminé ma thèse en plein confinement et j’ai été « sauvée » par un de vos collègues du service de la numérisation à la demande. Pendant les trois derniers mois de ma thèse, je n’avais plus accès à la bibliothèque, ce qui était plutôt angoissant. J’ai donc fait appel au service de numérisation à la demande et ils ont été formidables. Je cherchais à ce moment-là un numéro de la revue Minotaure, la revue surréaliste qui notamment traitait de la mode. Impossible de trouver ce numéro numérisé en ligne. Il manquait précisément le numéro que je voulais consulter. Donc j’ai été ravie de la disponibilité de vos collègues qui m’ont tirée de cette situation ! Puis il y a eu la réouverture avec le système de réservation des places : je suis très reconnaissante à la bibliothèque de l’INHA d’avoir mis sur pied ce dispositif.

Un livre à conseiller ?

Dans le domaine de l’histoire de la mode, je pense à cet ouvrage coécrit par l’INHA et le musée des Arts décoratifs et qui est intitulé Modes et vêtements. Retour aux textes. Il rassemble les contributions d’une vingtaine de chercheurs qui proposent, comme le titre l’indique, un retour aux textes venant renouveler un peu les sources de l’histoire de la mode.

L'ouvrage Modes et vêtements. Retour aux textes sur une table de la salle Labrouste. Cliché INHA
L’ouvrage Modes et vêtements. Retour aux textes sur une table de la salle Labrouste. Cliché INHA

Une proximité avec Jacques Doucet ?

Lorsque j’ai essayé de commencer ma recherche doctorale, ne venant pas d’un parcours universitaire mais des arts appliqués, j’étais tout à fait disposée à reprendre un master mais j’avais des difficultés à trouver des personnes ou une université intéressées par la mode. Après différents échanges infructueux, j’avais un peu comme une bouteille à la mer envoyé un courriel à des interlocuteurs dont l’EHESS et on m’avait aiguillée vers monsieur Philippe Sénéchal, alors directeur du département des Études et de la recherche de l’INHA. Ce dernier m’avait reçue dans son bureau et s’était exclamé : « Mais si, venant de la mode, de l’industrie de la mode, du monde de la mode, il y a quelque chose à faire, il y a quelque chose à apporter à l’histoire, rendons à Doucet ce qu’il a fait pour nous et accueillons à la fois le sujet et les personnes qui viennent de la mode et qui veulent s’y consacrer par la recherche ! » Autrement dit, grâce à Philippe Sénéchal, c’était un peu sous ces auspices et sous le patronage de Jacques Doucet que j’ai pu démarrer ma thèse. J’avoue que je ne me suis pas encore beaucoup intéressée à ce dernier, même si je l’ai croisé au gré de mes recherches : il est extrêmement présent notamment dans les premières expositions d’histoire du costume autour de 1900, mais voilà, je ne lui ai pas encore rendu l’hommage, ou la dette que peut-être, que je lui dois, mais j’y compte bien : peut-être que dans les années à venir, si je peux rendre à ce grand monsieur ce qu’il m’a apporté, j’en serai très heureuse !

Un outil pédagogique, le petit livre Les grands textes de la mode, bibliothèque de l'INHA, 12 MON 5525, parmi des accessoires de couture anciens. Cliché Christine Camara
Un outil pédagogique, le petit livre Les grands textes de la mode, bibliothèque de l’INHA, 12 MON 5525, parmi des accessoires de couture anciens. Cliché Christine Camara

                                                                                                                                                  Christine Camara
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Publié par Christine CAMARA le 23 juin 2021 à 13:15