Peu avant l’ouverture du Salon de Mai 1967, César découvre les propriétés expansives de la mousse de polyuréthane. Sensible à la sensualité de la « forme molle » qui avait déjà séduit Dali, Brancusi ou encore Arp, il pressent aussitôt les possibilités d’application volumétrique au travers du phénomène de « présence » matériologique déjà convoqué avec ses Fers et ses Compressions. « Ce qui m’avait frappé […] dans l’expansion, c’était […] le langage quantitatif chimique. Je prenais conscience d’un pouvoir nouveau » (César dans Pierre Cabanne, César par César, Paris, Denoël, 1971, p. 135), se souvient l’artiste, lequel invoque également sa volonté de participer avec le plastique « à la prise de conscience collective des matériaux contemporains » (César dans Les Sept Vies de César, Lausanne, Favre, 1988, p. 136). Rompant avec le rebut métallique qui avait jusqu’à présent dominé sa création, il s’ouvre avec la mousse de polyuréthane à un autre univers, en prise avec l’important développement du plastique dans les années 1960. En effet, les expansions en tant que langage se structurent pour une large part entre 1967 et 1970, et peuvent ainsi être reliées au renouvellement matériel et formel du « décor quotidien de la vie », montré lors d’une exposition au Musée Galliera en 1968. Le plastique devient le moyen d’une refonte en profondeur des objets et du mobilier, qui gagne durant cette période en lignes courbes et en couleurs, poursuivant dans les intérieurs le processus de libération des corps et des attitudes en cours dans la société.

La série des Expansions s’inscrit ainsi formellement dans un contexte en profonde mutation, tant du point de vue des matériaux que de l’interaction avec le public. Elle se développe suivant deux axes dont le plus représenté relève de la production d’atelier, et donne lieu à une exploitation méthodique impliquant un « contrôle absolu des mousses », effectif sur la direction des coulées comme sur le long traitement des surfaces (masticage, ponçage, laquage) : Expansions à coulées monochrome ou polychrome, superposées ou juxtaposées, horizontales ou verticales, monumentales, à faire soi-même et encore fonctionnelles sous la forme de pièces de mobilier.

L’autre axe de l’Expansion exploré par César est celui auquel renvoie le fragment conservé dans le Fonds Pierre Restany des Archives de la critique d’art (INHA et université de Rennes 2). Dès l’origine, le sculpteur ouvre son travail à l’interaction avec les spectateurs, qui deviennent les témoins de la transformation du matériau et de la création de la forme, repartant même dans certains cas avec un morceau de l’œuvre, découpée par l’artiste au terme de sa performance. La fraction polychrome versée au Fonds Restany, aux allures de pâtisserie synthétique, donne à voir le glissement paradigmatique que suppose l’établissement d’un savoir-faire artistique essentiellement expérimental et éphémère répondant au genre de l’action-spectacle. Dans le cadre du Nouveau Réalisme, ce genre trouve son aboutissement le plus spectaculaire en 1970, lors du Festival célébrant à Milan les 10 ans de la création du groupe d’avant-garde réuni par Restany. Là, les protagonistes du mouvement orientent leurs contributions du côté d’une participation directe des spectateurs, et leurs actions, réparties dans la ville, attirent un large public.

Le fragment d’Expansion dont il est ici question, associé à la photographie de l’artiste en pleine action, renvoie clairement à cette pratique de type performatif, réalisée en public. Il signale aussi son statut ambigu, à la fois relique rare d’une performance qui reste encore à identifier avec certitude (il pourrait s’agir de celle effectuée à la Galerie Mathias Fels & Cie à l’occasion de la signature du livre de François Pluchart, le 12 décembre 1968), trace de l’œuvre impropre à restituer les aspects irritants et olfactifs du polyuréthane en phase d’expansion tout comme l’excitation du public-témoin, et enfin œuvre elle-même. Une partie du tout vouée à la disparition du fait de la friabilité d’un composant chimique qui n’a pas bénéficié du protocole de conservation réservé aux productions d’atelier.

Cet objet au statut ambigu répond en partie à la définition donnée par Claes Oldenburg de ses « objets résiduels » en 1962 : « Des objets résiduels sont créés dans le cadre d’une performance et pendant les représentations. La performance est la chose principale, mais à la fin, il y a un certain nombre de morceaux subordonnés qui peuvent être isolés, des souvenirs ou des objets résiduels. Collecter après une performance ; être très attentif à ce qui est jeté et à ce qui survit encore par lui-même » (cité et traduit par Noémie Etienne, « La performance des objets », dans Isabelle Barbéris [dir.], L’archive dans les arts vivants. Performance, danse, théâtre, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Le Spectaculaire », 2015, p. 123). La survivance de l’objet et de la performance, au travers de ses scories et de ses traces mémorielles autant que matérielles n’est ici qu’en partie assurée. Aujourd’hui encore, il est en effet impossible de déterminer de quelle coulée ce morceau est le fragment. Les couleurs qui y sont superposées ne correspondent pas à celles enregistrées par les photographies disponibles, l’altération des matériaux rendant plus difficile encore toute tentative d’ « attribution ». Témoignage partiel donc, en partie perdu dans le temps du matériau et du souvenir, cet objet constitue un important support pour la recherche, ses silences même signalant la spécificité d’une pratique en prise avec le présent.

Morceau d'une expansion de César (fonds Pierre Restany, INHA-Collection Archives de la critique d'art), réalisée en 1968 au moment de la signature de l’ouvrage de François Pluchart (Cote : FR ACA FPLUC PHOT0001/1 Fonds François Pluchart, INHA-Collection Archives de la critique d'art)
Morceau d’une expansion de César (fonds Pierre Restany, INHA-Collection Archives de la critique d’art), réalisée en 1968 au moment de la signature de l’ouvrage de François Pluchart (Cote : FR ACA FPLUC PHOT0001/1 Fonds François Pluchart, INHA-Collection Archives de la critique d’art)

Déborah Laks, coordinatrice scientifique, Centre allemand d’histoire de l’art (Paris), et Renaud Bouchet, maître de conférences en histoire de l’art contemporain, Le Mans-Université – TEMOS-CNRS

Pour aller plus loin

Sources

  • Fonds Pierre Restany, INHA-Collection Archives de la critique d’art, Rennes.

Références bibliographiques

  • Alain Colombini, Gwenola Corbin, Vicente Leal, « Les matériaux en polyuréthanne dans les œuvres d’art : des fortunes diverses. Cas de la sculpture « Foot Soldier » de Kenji Yanobe », CeROArt [Online], 2 | 2008, http://journals.openedition.org/ceroart/432
  • Bernard Blistène (dir.), César. La rétrospective, catalogue d’exposition, Centre Pompidou, Paris, 13 décembre 2017-26 mars 2018.
  • Noémie Etienne, « La performance des objets », dans Isabelle Barbéris (dir.) L’archive dans les arts vivants. Performance, danse, théâtre, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Le Spectaculaire », 2015.
  • Otto Hahn, Les Sept Vies de César, Lausanne, Favre, 1988.
  • Pierre Cabanne, César par César, Paris, Denoël, 1971.
  • Pierre Restany, César. Plastiques, catalogue d’exposition, Paris, Centre national d’art contemporain, 19 mai-10 juillet 1970.
  • Pierre Restany, Le Plastique dans l’art, Monte-Carlo, André Sauret, 1973.
  • Xavier Douroux, Franck Gautherot, Éric Troncy, César. Expansions, catalogue d’exposition, Cluny, Écuries de Saint-Hugues, 7 septembre-12 novembre 1996.