Livres insolites Les Fanfares de circonstance

On peut distinguer deux grandes catégories de livres insolites : ceux dont l’étrangeté est presque immédiatement perceptible, tel Obsidiana de Jean-Michel Othoniel, et les autres, discrètement retranchés derrière les parois d’un coffret déclenchant un effet de surprise à retardement… Les Fanfares de circonstance de Sophie Calle fait partie des seconds.

Le coffret de ce livre-objet est loin d’être anodin : ce contenant en carton noir résistant, ajusté par des rivets en laiton a tout d’une boîte d’archivage comme celles utilisées pour le conditionnement de certains documents patrimoniaux. D’ailleurs, à la bibliothèque de l’INHA, le lecteur qui demande à consulter Les Fanfares de circonstance est prié de s’installer dans l’espace dédié aux documents fragiles.

Une partie du stock de boîtes d'archive, magasin central niveau 3, bibliothèque de l'INHA. Cliché INHA
Une partie du stock de boîtes d’archive, magasin central niveau 3, bibliothèque de l’INHA. Cliché INHA

Sophie Calle a manifestement pris un soin tout particulier à choisir un contenant spécifique, et vous n’êtes pas au bout de vos surprises !

Beau Doublé, Monsieur le Marquis !

Ainsi s’intitulait l’exposition (10 octobre 2017-11 février 2018) proposée par Sophie Calle, en compagnie de son amie Serena Carone, où elles investissaient et revisitaient le cadre historique et raffiné des hôtels réunis de Guénégaud et de Mongelas, autrement dit le musée de la Chasse et de la Nature. C’est à cette occasion qu’a été publié, aux éditions Xavier Barral, Les Fanfares de circonstance, qui diffère toutefois d’un catalogue d’exposition.

Mais que cache cette boîte cloche ?

Supposons à présent que, lecteur, lectrice de la bibliothèque de l’INHA, vous ayez demandé Les Fanfares de circonstance. Votre regard balaie les tables studieuses alentour, s’élève jusqu’aux coursives… Quatorze ans auparavant, c’est ce même cadre mythique qu’avait choisi Sophie Calle, avec la complicité de Daniel Buren, pour y adapter l’installation « Prenez soin de vous ». Le saviez-vous ? Le temps d’y rêver, le message de mise à disposition vous est parvenu et vous vous installez dans l’espace de consultation, où l’on vous apporte comme sur un plateau la boîte cloche avec, imprimés en lettres rouges sur fond blanc au centre du couvercle, le nom de l’auteur, le titre, le numéro d’exemplaire de ce tirage limité (509/1000) et l’éditeur.

Coffret contenant « Les Fanfares de circonstance » de Sophie Calle, publié à Paris aux Éditions Xavier Barral en 2017, exemplaire N°509/1000, sur une table de l'espace de consultation surveillée de la bibliothèque de l'INHA. Cliché INHA
Coffret contenant « Les Fanfares de circonstance » de Sophie Calle, publié à Paris aux éditions Xavier Barral en 2017, exemplaire 509 sur 1 000. Cliché INHA

Vous soulevez le couvercle, le cœur battant, vous demandant ce que Sophie Calle l’imaginative a concocté cette fois-ci, et découvrez, sur un lit de papier de soie noir que dissimule une photographie format carte postale : une pochette en fourrure synthétique assez fournie, dans les tons de beige et de gris mêlés, qui évoque la toison d’un animal. C’est un étui assez ajusté – plus exactement un manchon puisque la partie inférieure n’est pas cousue – qui protège un livre, vraisemblablement. Un habillage sur mesure made in France, il faut le souligner, réalisé par l’Atelier de la Drôme, spécialisé notamment dans la maroquinerie haut de gamme.

À ce stade de la découverte, l’image du fameux Déjeuner en fourrure de Merret Oppenheim peut vous venir à l’esprit, mais chassez-la de vos pensées !

Dans son coffret, le manchon de fourrure contenant « Les Fanfares de circonstance » de Sophie Calle, bibliothèque de l'INHA. Cliché INHA
Dans son coffret, le manchon de fourrure contenant « Les Fanfares de circonstance » de Sophie Calle, bibliothèque de l’INHA. Cliché INHA

Un mirador dans le domaine de Belval

Sur la photographie en noir et blanc, imprimée sur papier mat, se profile, sur fond de paysage embrumé, un mirador, comme ceux utilisés pour observer les animaux sauvages. La légende au dos précise « Mirador, parc de Belval, 2017, © Sophie Calle ». Cette notation géographique a son importance : le domaine de Belval dans les Ardennes françaises appartient en effet à la fondation François Sommer, intimement liée au musée de la Chasse et de la Nature. C’est un espace naturel de 1 050 hectares principalement dédié à la découverte de la nature, à la formation des chasseurs, à la préservation des espaces naturels et à la recherche scientifique.

Posée sur le manchon de fourrure, la photographie en noir et blanc légendée au dos : « Mirador, parc de Belval, 2017, © Sophie Calle », bibliothèque de l'INHA. Clich INHA
Posée sur le manchon de fourrure, la photographie légendée au dos : « Mirador, parc de Belval, 2017, © Sophie Calle », bibliothèque de l’INHA. Cliché INHA

 Au verso de la photo du mirador figurent, en guise de préambule, ces mots de l’autrice :

« Lors de mes recherches pour une exposition au musée de la Chasse et de la Nature, j’ai feuilleté un ouvrage sur le grand gibier et j’ai découvert un glossaire qui m’était inconnu. Un vocabulaire énigmatique, une langue étrangère pleine de faux amis. J’ai fait un voyage qui va de la recherche du sang au beau revoir ». S.C.

Ce paragraphe liminaire est essentiel. Y sont évoquées les circonstances à l’origine de la réalisation de ce livre-objet : une préparation documentaire en amont d’une exposition. Il s’agit là de l’élément autobiographique – présent à chaque fois chez Sophie Calle – déclencheur de la démarche artistique. Un avant-propos sobre et détaché, mais où l’on sent poindre un enthousiasme qu’elle a peine à contenir. « Glossaire », « vocabulaire énigmatique », « langue étrangère », « faux amis », « j’ai fait un voyage » : l’artiste pèse ses mots, insistant sur le côté déroutant et le formidable pouvoir de dépaysement de ce glossaire.

Sous la fourrure, le livre…

Le moment est venu d’extraire délicatement de son manchon de poils soyeux le livre, un petit format (10 x 15 cm). Vous avez enfin entre les mains Les Fanfares de circonstance ! La reliure, de facture contemporaine, est dite « à plats rapportés », avec un dos simplement toilé. Chacun de ses plats est recouvert par une photographie en noir et blanc, au rendu mat, dont le sujet semble faire écho au mirador de Belval.

La première de couverture ne comporte aucune mention : vous distinguez en gros-plan, émergeant d’un assemblage de feuillages de différentes essences, qui constituent une tenue de camouflage entièrement végétale, le profil de Sophie Calle, regard au ras de sa frange, manifestement à l’affût. À l’arrière-plan, un paysage champêtre rythmé par une barrière.

Sorti de son étui, le livre d'artiste « Les Fanfares de circonstance » dévoile sa couverture entièrement recouverte d'un portrait de l'artiste, de profil, en noir et blanc, photo légendée : « En arbre, fête du Cailar, 1992, © Sophie Calle », bibliothèque de l'INHA. Cliché INHA
Sorti de son étui, le livre d’artiste « Les Fanfares de circonstance » de Sophie Calle dévoile sa couverture illustrée d’un portrait de profil, photo légendée : « En arbre, fête du Cailar, 1992, © Sophie Calle », bibliothèque de l’INHA. Cliché INHA

Au verso, l’artiste vous fait face, pareillement camouflée, quasi métamorphosée en arbre, son visage statufié semble badigeonné façon terracotta pour parfaire le mimétisme et son bras droit, émerge, tel une branche, des feuillages.

Au verso de « Les Fanfares de circonstance » de Sophie Calle, portrait de face en noir et blanc, de l'artiste statufiée, cachée derrière des feuillages, une photo légendée : « En arbre, fête du Cailar, 1992, © Sophie Calle, bibliothèque de l'INHA. Cliché INHA
Au verso de « Les Fanfares de circonstance » de Sophie Calle, portrait de face de l’artiste statufiée, une photo légendée : « En arbre, fête du Cailar,1992, © Sophie Calle », bibliothèque de l’INHA. Cliché INHA

Vous en concluez que l’artiste ne s’est pas contentée de faire des recherches en bibliothèque, qu’elle s’est également frottée au terrain et mise dans la peau d’une observatrice de la nature/chasseuse à l’affût. Et vous voici – en quelque sorte à la place du gibier ? – confrontés à elle, qui vous dévisage depuis sa planque.

Cependant, la curiosité vous pousse à chercher la légende de ces photos de couverture, et là, indice important, vous lisez : « En arbre, fête du Cailar, 1992 © Sophie Calle ». Autrement dit, sur ce cliché, Sophie est « déguisée » en arbre, à l’occasion d’une fête votive, celle du Cailar, en Camargue. Or c’est dans ce terroir cher à son cœur qu’elle réside lorsqu’elle n’est pas à Paris. Le cliché est bien antérieur à celui de Belval : une photo manifestement puisée dans l’album personnel, empli de souvenirs, de l’artiste, second élément autobiographique présent dans ce livre.

Des caractères à l’encre rouge

La page de garde, qui reprend les indications de titre, d’autorité, et d’éditeur, figurant sur le couvercle du coffret, n’a rien de particulier, sinon les caractères à l’encre rouge. Du reste, cette singularité chromatique s’applique à la totalité du texte, lui conférant un relief particulier. Pas de pagination, donc pas de sommaire : il est inutile de chercher à se repérer dans ce qui va suivre.

Au fil des pages se déroule, en une seule ligne médiane, une longue énumération de termes empruntés au vocabulaire de la chasse, se succédant, voire se bousculant au rythme suivant : une ou deux expressions, ou trois mots par page, ponctués de virgules. Comme annoncé dans le prologue, cela débute par « La recherche du sang » et finit par « Le beau revoir. » où un point final clôture la liste. Il y a des noms suivis d’adjectifs, des groupes de mots constituant des expressions, des verbes à l’infinitif. À quelques exceptions près, tous ont en commun la caractéristique de demeurer hermétiques, sauf à un connaisseur du jargon de la vènerie. Cette langue de spécialistes sert notamment à décrire les différentes espèces de grand gibier (dont le cerf et le chevreuil entre autres). Elle décline leur nom savant en latin, leurs particularités physiques ou physiologiques, les indices renseignant sur leur âge, etc. Elle identifie également ces précieux auxiliaires du chasseur que sont les chiens, dont certaines races sont citées, et permet de décrire leur comportement au cours de la chasse. Le titre : « Les Fanfares de circonstance » n’est autre que l’avant-dernière expression.

Noms savants, faux-amis, expressions sibyllines : vous chercherez en vain les significations dans cet inventaire de plus d’une centaine de termes de la vènerie, qui n’a pas vocation à résumer les deux ouvrages de référence desquels ils sont tirés : Le Grand gibier : les espèces, la chasse, la gestion, publié par l’Association nationale des chasseurs de grand gibier, et le Dictionnaire de la chasse de Pierre-Louis Duchartre. Rien à voir non plus avec la démarche didactique du musée de la Chasse et de la Nature, qui propose des extraits de « Vocabulaire cynégétique », sur ses cabinets naturalistes, dédiés chacun à un animal. La page de l’Atelier EXB présentant les Fanfares de circonstance définit le livre d’artiste de Sophie Calle comme un « poème-objet », dont l’auteur « nous invite à revisiter des expressions qui, sous sa plume prennent une tournure poétique et fantaisiste ». Hors d’une salle de bibliothèque, il est possible d’en faire une lecture à voix haute ; durant ces 190 secondes environ vous pourrez vous laisser entraîner par le rythme de cette énumération jubilatoire.

Le choix de la fourrure

Émergeant de son doux manteau de fourrure, le livre-objet « Les Fanfares de circonstance » de Sophie Calle, bibliothèque de l'INHA. Cliché INHA
Émergeant de son doux manteau de fourrure, le livre-objet « Les Fanfares de circonstance » de Sophie Calle, bibliothèque de l’INHA. Cliché INHA

Une fois le contenu de ce livre-objet dévoilé, un point sur l’originalité de son emballage gigogne s’impose : une première boîte d’archives, instaurant une mise en condition du lecteur et apte à garantir la conservation d’un manchon de fourrure, lequel contient le livre.

La fourrure est une matière première prisée, généralement associée à l’idée du luxe, avec une connotation sensuelle, et/ou au confort hivernal. Ici, elle confère au livre d’artiste une note insolite mais elle est à considérer aussi dans son rapport intrinsèque à l’animal, au grand gibier. C’est sa peau qui renvoie immanquablement au contexte de la capture et de la mort lors de la chasse. Cependant l’utilisation d’un matériau synthétique – forcément – contribue à brouiller les pistes. Au côté sombre vient se superposer ce côté douillet et rassurant, utilisé depuis peu à tout-va dans certaines enseignes de décoration d’intérieur comme dans l’habillage des incontournables du quotidien, porte-clés ou même coques de smartphones. À méditer…

Christine Camara

service des Services aux publics

Publié par Christine CAMARA le 23 novembre 2022 à 19:01