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La circulation des œuvres et son histoire
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Mis à jour le 20 novembre 2019
Histoire(s)
Auteur : Sophie Derrot
Après le musée du quai Branly-Jacques Chirac avec Les Arts lointains , voici le tour du musée de l’Orangerie de célébrer Félix Fénéon (1861-1944), personnalité hors du commun aux activités multiples, dans l’exposition Félix Fénéon. Les temps nouveaux, de Seurat à Matisse (jusqu’au 27 janvier 2020). Si le personnage a volontairement souhaité effacer ses traces, la bibliothèque de l’INHA conserve malgré tout des documents qui participent à éclairer quelques pans du mystère Fénéon… ou bien à les épaissir, dans un cas qui concerne de près l’histoire de la bibliothèque.
L’une des périodes les plus richement documentées par les collections de la bibliothèque de l’INHA concerne justement celle couverte par les activités de Félix Fénéon en tant que critique d’art (entre le début des années 1880 et 1893) puis marchand (il travaille pour Bernheim-Jeune entre 1906 et 1924). Notre institution n’est sans doute pas le gisement le plus vaste de correspondance de Fénéon (contrairement à la Bibliothèque littéraire-Jacques Doucet, par exemple), mais elle conserve des pièces qui sont souvent de précieux témoignages d’aspects importants de sa vie et de sa personnalité.
Ainsi les quelques lettres provenant des collections de la BCMN, échangées avec Paul Signac, reflètent-elles par leur ton la profondeur de leur amitié, soudée par les communautés d’idéaux politiques et artistiques (BCMN Ms 408). Leur écriture en est très libre et l’on peut y suivre dès sa naissance l’idée qui amènera au grand portrait conservé au MoMA, exposé actuellement à l’Orangerie : « J’ai envie cet hiver de faire une biographie peinte et grandeur nature de Félix Fénéon. Qu’en pensez-vous ? » interroge Signac le 18 juin 1890, avant cette belle lettre aux crayons de couleurs demandant au modèle « de venir à l’atelier en pardessus jaune clair » le 21 septembre (ill. ci-dessous). L’échange prend parfois un tour intime, comme dans un court mot où le peintre annonce au critique la mort de Seurat : « Mon cher Félix / Notre pauvre Seurat est mort ce matin… / Voyez si vous pouvez être utile. Prévenez, agissez ? Que faire ? A vous / P.S. ». Mais la vie et l’humour reprennent le dessus quelques semaines après, quand Signac décrit à Fénéon le temps exécrable dans le port de Brest en mai 1891, avant de lui demander tout de même de l’instruire des « affaires Seurat ».
D’autres échanges impliquant Fénéon, avec ou entre les peintres du même groupe (Camille Pissarro, Charles Angrand, Maximilien Luce), nous instruisent des relations qui lient ces hommes et des événements qui ponctuent leurs carrières, comme ces interrogations autour de la mise en valeur par le critique de l’œuvre de Henri Edmond Cross après sa mort (lettre de C. Angrand à M. Luce, Autographes 180,30,53).
Certaines des nombreuses autres activités de Fénéon émergent au fil des documents. La rigueur et la diplomatie nécessaires au secrétaire de rédaction se lisent dans une lettre à Zo d’Axa concernant la publication de Mazas à Jérusalem (1895), à propos de têtes de chapitre illustrées confiées à Félix Vallotton et Lucien Pissarro, dont les susceptibilités, même libertaires, doivent être ménagées (BCMN Ms 534 (1,1)). Ses convictions anarchistes ressortent quant à elles à l’encre rouge dans deux lettres, sans doute au même destinataire, concernant la gestion du journal anarchiste L’Endehors, où l’on lit toute la gestion qu’assure Fénéon pendant l’exil de Zo d’Axa (tirages, ventes, administration, articles en retard, corrections) (BCMN Ms 531 (1,2)).
Un des grands œuvres de la vie de Fénéon a été la défense de l’art de Georges Seurat, découvert en 1884 au Salon des Indépendants avec Une Baignade à Asnières. Si leurs relations ont été quelque peu agitées, Fénéon n’en sera pas moins un efficace défenseur et diffuseur du travail du peintre avant et surtout après la mort de ce dernier. Le critique d’art cesse d’écrire en 1893, deux ans après la mort de Seurat et sa participation à l’inventaire après-décès de l’atelier de ce dernier, avec Paul Signac et Maximilien Luce. Cependant, la bibliothèque de l’INHA conserve un impressionnant témoignage de l’attention que Fénéon conserve à l’œuvre de Seurat jusqu’à la fin de sa vie, dans le fonds d’archives légué par César de Hauke (Archives 36).
Ces archives sont celles du catalogue raisonné de l’œuvre de Seurat que de Hauke publie en 1961 et pour lequel il fait appel à Fénéon, meilleur connaisseur de l’artiste, dès les années 1920 – Fénéon refusera cependant avec acharnement de se voir attribuer la place de co-auteur dans cette publication. Elles reflètent le travail minutieux de suivi de toutes les œuvres de Seurat par Fénéon depuis l’inventaire après-décès, Seurat ayant très peu vendu de son vivant : leur description précise, leurs propriétaires successifs, leurs expositions, leurs passages en vente. Outre un ensemble de correspondances et de manuscrits directement liés au peintre, ces documents comptent de nombreuses listes annotées, une importante correspondance liée au catalogue, de Fénéon et/ou de Hauke avec une liste impressionnante de correspondants (plus de 260 de par le monde !), et deux fichiers où sont rassemblées toutes les informations sur chaque œuvre répertoriée (l’un par Fénéon, l’autre par de Hauke).
Malgré ce travail titanesque, des questions subsistent, parfois soulevées par « F. F. » lui-même, comme dans le cas des dessins de Seurat ayant appartenu à la collection Doucet. Le cabinet des dessins de Jacques Doucet, constitué pour la Bibliothèque d’art et d’archéologie, comptait deux dessins de Seurat : un fusain, Silhouette de femme, de dos (non identifié), et un crayon noir, Le Bateau à vapeur, effet de nuit, aujourd’hui conservé à la Albright-Knox Art Gallery de Buffalo (NY). Le fichier Fénéon donne pour ce dernier dessin comme première trace de provenance « 1917-1919 Bernheim-Jeune », avec la mention d’une vente du 29 décembre 1917 à Paris. Cette vente est précisément celle de la collection Doucet, rendue nécessaire pour financer le don de la B. A. A. à l’Université de Paris et dont le catalogue mentionne effectivement les dessins de Seurat (lots 320 et 321). Il est étrange que Fénéon, si bien informé habituellement, ait pu ignorer l’origine des dessins proposés lors de cette vente ou qu’il n’ait pas voulu l’inscrire sur leurs fiches.
D’autant que Fénéon lui-même écrit le 6 septembre 1912 à René-Jean, bibliothécaire de Doucet et son auxiliaire indispensable dans le développement des collections de la B. A. A., une lettre où il mentionne les factures conditionnelles pour « huit œuvres encadrées de Seurat et de Cross que vous m’avez fait mettre de côté avant-hier ». Il y propose également d’autres dessins de Henri Cross préparatoires à des tableaux, « circonstance de nature à intéresser, je crois, M. Jacques Doucet », montrant en cela à quel point il avait compris les objectifs documentaires de la toute jeune bibliothèque (Autographes 190,11). Les dessins de Seurat dont il est alors question sont très probablement ceux qui seront vendus en 1917 et le silence des fiches sur la provenance de ces œuvres devient encore plus inexplicable puisque Fénéon serait celui-là même qui les aurait vendus à Jacques Doucet ! L’explication tient sans doute en partie dans l’hypothèse évoquée par le site du musée de Buffalo et par Sébastien Chauffour lors du colloque Félix Fénéon l’insaisissable (23-24 octobre 2019) : à la dispersion de l’atelier Seurat, ces œuvres auraient été parmi celles attribuées à Madeleine Knobloch, compagne du peintre, et qui auraient fait par la suite l’objet d’un rachat progressif et systématique par Fénéon et le groupe des peintres néo-impressionnistes. Pour des raisons encore peu claires, la provenance Knobloch est largement effacée dans les fiches Fénéon et le catalogue raisonné de Hauke. Le fait de cacher également la provenance Doucet pour ce dessin reste cependant un mystère, d’autant que Fénéon est l’un des seuls journalistes à avoir interviewé Jacques Doucet, en 1921…
Défenseur des artistes et plus encore de leurs œuvres, Fénéon le reste jusqu’à l’extrême fin de sa vie. En 1941, afin de financer ses frais d’hospitalisation et ceux de son épouse, il organise la vente aux enchères d’une partie de sa collection, avec le commissaire-priseur Alphonse Bellier. Assez proches, les deux hommes échangent autour de l’élaboration de cet événement et le dossier de la vente, conservé dans les archives de l’INHA (Archives 162), en garde quelques traces. Fénéon échafaude soigneusement le panel des œuvres proposées, en ajoutant ou en retirant certaines, de manière à mettre en avant les artistes en bon marchand : « J’ai rayé le petit Derain, Femme au fauteuil rouge, qui n’honorait ni le peintre ni la collection […] de K.-X. Roussel, Fleurs, tableautin insuffisamment caractéristique » ; il propose des textes pour l’introduction (inédite) du catalogue et donne une liste de personnes auxquelles envoyer celui-ci. Même dans les conditions difficiles du 4 décembre 1941, cette vente sera un succès, mettant le couple à l’abri financièrement pour ses dernières années – Fénéon décède en 1944 et Fanny, son épouse, en 1946. Également opérées par Alphonse Bellier et pourvues de dossiers dans ses archives, quatre ventes liquideront la collection Fénéon en 1947, dont l’une des objets d’art africain et océanien dont Fénéon a été l’un des premiers collectionneurs.
Sophie Derrot, service du Patrimoine