Il y a d’un côté le peintre et illustrateur allemand Franz Marc (1880-1916), célèbre pour avoir été l’initiateur, avec Wassily Kandinsky, du mouvement expressionniste Le Cavalier bleu. De l’autre se trouve Reinhard Piper (1879-1953), un éditeur munichois particulièrement audacieux dont le soutien apporté aux créateurs d’avant-garde fut des plus déterminants dans l’Allemagne du premier XXe siècle. Un lot de neuf lettres et cartes postales adressées de l’un à l’autre entre avril 1910 et mai 1915 a récemment fait l’objet d’une acquisition par la bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art (Autographes 214,4). L’ensemble contribue à affiner notre connaissance de la nature des interactions entre les deux personnages et parle pour la curiosité intellectuelle et visuelle de Marc au moins autant que pour l’action menée par Piper au service des jeunes acteurs de l’art moderne. Leur lecture vient compléter celle des lettres auparavant publiées dans les volumes autobiographiques compilés par l’éditeur lui-même à l’issue de la seconde guerre mondiale, sinon évoquées dans les contributions scientifiques retraçant les moments clés de l’expressionnisme allemand.

L’artiste et l’éditeur

À gauche : Julius Meier-Graefe et Erich Klossowski, La Collection Chéramy, Piper, Munich, 1907, planche 148 (bibliothèque de l’INHA, 4 F 463). L’œuvre reproduite est une aquarelle d’Eugène Delacroix, le Cheval effrayé par l’orage, dont s’inspira Franz Marc pour la couverture de l’ouvrage de Reinhard Piper Das Tier in der Kunst en 1910 (à droite ; Piper, Munich, 1910, avec une couverture en gouache crayonnée de Franz Marc).

C’est l’achat par Piper, pour quelques centaines de marks, d’une lithographie de Marc figurant deux chevaux montrée à la galerie munichoise Brakl en 1910, qui serait à l’origine de la rencontre entre les deux personnages. Le peintre s’intéressait déjà depuis quelques temps avec ferveur à la représentation d’animaux et peuplait son imagerie panthéiste d’un bestiaire auquel il demeure aujourd’hui encore largement associé. Des aspirations auxquelles l’éditeur, qui travaillait pour sa part à son essai Das Tier in der Kunst (Les Animaux dans l’art, 1910), ne pouvait que se montrer sensible. Une amitié cordiale et un respect mutuel naissent alors, Piper visitant occasionnellement l’atelier où l’artiste travaillait et discourait sur l’anatomie des animaux ; le peintre se rendant quant à lui régulièrement dans les bureaux de la maison d’édition munichoise afin de s’informer des projets en cours et veiller au bon déroulement de leurs travaux communs.

Car le soutien apporté par Piper à la création contemporaine se traduisait certes dans la ligne éditoriale de sa maison, mais aussi par sa volonté de mettre à contribution les jeunes artistes les plus prometteurs pour la fabrication même de ses ouvrages. Dès 1910, il confie à Marc la tâche de transposer une aquarelle d’Eugène Delacroix, le saisissant Cheval blanc effrayé par l’orage (musée des beaux-arts de Budapest), afin d’orner la couverture de son livre à paraître sur l’art animalier. Visiblement réjoui par cette commande, le peintre s’exécute au printemps 1910, comme le documente l’une des lettres, envoyée depuis la commune bavaroise de Sindelsdorf au mois de mai. Elle dénote l’attention minutieuse que portait Marc au travail de transposition de sa gouache crayonnée par le « retoucheur » engagé par Piper pour la finition de la jaquette. L’interprétation graphique de Marc traduit dans un sévère noir et blanc la fougueuse feuille de Delacroix mais préserve, tout en les accentuant, ses traits les plus dynamiques.

Julius Meier-Graefe, Paul Cézanne, Munich, R. Piper & Co., 1910 (bibliothèque de l’INHA, 8 D 804), dessin de Franz Marc d’après une peinture de Paul Cézanne. Derrière, le portfolio de reproductions d'œuvres de Paul Cézanne publiée par Piper en 1912 (Fol D 46 (2)). © INHA, photo Michael Quemener

« Je suis touché que vous vouliez me récompenser si généreusement pour mon petit travail, qui m’a procuré beaucoup de plaisir », écrivit l’artiste à son client, qui lui passa cette même année d’autres commandes, notamment la traduction en dessin d’un tableau de Baigneuses de Paul Cézanne. L’image était destiné à orner la couverture d’une monographie pionnière que lui avait consacré l’un des auteurs phares de Piper et acteur central de la diffusion de la peinture française dans l’Allemagne de Guillaume II, le critique et historien de l’art Julius Meier-Graefe (1867-1935). Cette détermination à initier des confrontations entre des artistes contemporains et des modèles du passé proche ou lointain est un procédé récurrent dans la carrière de Piper. Un choix qui parle pour la haute conception qu’il se faisait du rôle d’un éditeur d’art au service du grand public et des savants, mais aussi et surtout des créateurs eux-mêmes.

Carte postale de Franz Marc à Reinhard Piper du 6 mai 1910 (bibliothèque de l’INHA, Autographes 214,4). Au recto, l’affiche dessinée par Thomas Theodor Heine (1867-1948) régulièrement utilisée par la Sécession de Berlin pour la promotion de ses expositions annuelles. Franz Marc était alors de retour en Bavière après une excursion berlinoise.

En faisant régulièrement parvenir au peintre des clichés d’œuvres ou des ouvrages illustrés, en le rétribuant par l’envoi de publications (la liste de titres demandés par le peintre dans sa lettre du 16 octobre 1913 afin d’assouvir sa « faim de livres » constitue à ce titre un bel exemple), Piper offrait à Marc les moyens de vivre de son art tout en contribuant à alimenter sa culture visuelle et littéraire. La lecture de ces lettres met en lumière la soif de découvertes du peintre et la persistance de son goût pour l’art moderne français dans le contexte d’un Empire allemand qui lui demeurait à bien des égards hostile. Les mentions enthousiastes de la grande exposition des œuvres d’Édouard Manet de la collection Pellerin à la galerie munichoise Thannhauser de 1910 illustrent ce moment clé de réception du modernisme français par les avant-gardes allemandes. Elles parlent pour la ferveur avec laquelle les expressionnistes entendaient « digérer » la leçon de l’impressionnisme afin de parvenir à son dépassement. Piper et Marc comptent parmi les acteurs centraux de cette mécanique de transition d’un modernisme à l’autre, ou de l’« Im » à l’« Ex », pour s’en remettre à une formule de l’époque.

Au front de l’art

Carte postale de Franz Marc à Reinhard Piper du 7 août 1914. Il est notamment ici question des illustrations réalisées autour du Livre de Daniel par Alfred Kubin, dans le cadre d’un projet de Bible illustrée. Paris, bibliothèque de l’INHA, Autographes 214,4. Cliché INHA.

Dans le cadre d’une volonté partagée de dynamisation de la vie artistique allemande, les intentions croisées de Piper et de Marc se matérialisèrent à travers deux projets éditoriaux décisifs. Il y eut d’abord leur action spontanée pour la publication d’un livre collectif en réponse au retentissant pamphlet de repli nationaliste publié en 1911 par le peintre brêmois Carl Vinnen, qui protestait avec amertume contre une supposée « invasion » d’art moderne français en Allemagne au détriment des créateurs autochtones (Ein Protest deutscher Künstler). Il faut naturellement mentionner en second lieu la publication du célèbre « almanach » Le Cavalier bleu l’année suivante, avec le concours de l’ami Kandinsky. En produisant un livre d’envergure transnationale libérant les arts des hiérarchies et compartimentations traditionnelles, le trio contribuait à la production d’un objet d’un genre fondamentalement nouveau destiné à devenir un document-jalon de l’avant-gardisme européen. Si l’une des missives de Marc démontre qu’il cherchait encore, en 1913, à lire les parutions de Meier-Graefe sur l’impressionnisme français, les goûts jugés frileux des écrivains de sa génération entraient en conflit avec les directions artistiques plus radicales de la nébuleuse expressionniste. Dans cette scission interne du modernisme, Piper joua un rôle d’intermédiaire, offrant une tribune aux jeunes sans toutefois abandonner les auteurs plus âgés qui leur avaient défriché la voie. Ce rôle d’arbitre mena parfois à quelques tensions, dont les correspondances gardent parfois la trace. Critique vis-à-vis du Cavalier bleu, dont il n’acceptait pas les orientations esthétiques, Meier-Graefe bénéficia toutefois du soutien indéfectible de Piper jusqu’à la fin des années 1920.

D’une tonalité plus inquiétante, les deux dernières lettres du lot furent envoyées par Marc à Piper après la déclaration de guerre d’août 1914, dans l’imminence de sa mobilisation. « […] Qui sait combien de temps durera la ‘pause artistique’ ? » se demandait le peintre, qui estima un moment qu’un conflit guerrier permettrait un assainissement la culture européenne. Si la carte du 7 mai 1915 est celle d’un artiste piégé au front cherchant à brader ses œuvres afin de subsister (il parle alors de « rabais de guerre »), un envoi précédent du 7 août 1914 nous informe sur l’avancement de son dernier grand projet inabouti : la publication chez Piper d’une Bible illustrée dont chaque Livre devait être confié à un artiste particulier. Initié dès 1913, ce projet impliquait à nouveau Kandinsky, mais aussi Alfred Kubin, Paul Klee, Erich Heckel et Oskar Kokoschka. Ses ultimes carnets de croquis démontrent que Marc œuvrait encore, sur le front, à ses illustrations de la Genèse. À l’arrière, comme l’indique cette même carte, la peintre Maria Franck (1876-1955) collectait les illustrations déjà réalisées par les collaborateurs du projet et gérait les affaires de son mari au combat. Le 4 mars 1916, près de Verdun, Marc tombe à l’âge de 36 ans sous les obus français. Comme pour nombre d’intellectuels progressistes de son temps ayant perçu dans le surgissement de la guerre une forme de catharsis, ses espoirs de 1914 s’étaient entretemps mués en désillusion.

Piper et la reproduction d’œuvres d’art

Die Kunst der Gegenwart. Zweiundvierzig Facsimiles nach Aquarellen und Zeichnungen zeitgenössischer Künstler Deutschlands, Frankreichs, Oesterreichs, Englands, Der Schweiz, Italiens, Norwegens und der Vereinigten Staaten, Julius Meier-Graefe (éd.), Munich, Verlag der Marées-Gesellschaft/R. Piper & Co., 1923 (bibliothèque de l’INHA, Pl L 68). Vue du coffret, première page de la préface par Julius Meier-Graefe, et facsimilé de l'aquarelle Étude de femme d'André Derain. Franz Marc est représenté dans le coffret par une aquarelle (Bouquetin couché) de la collection Herbert von Garvens.

Ces documents, qui représentent un bel enrichissement des fonds germaniques de la bibliothèque de l’INHA, pourraient également inciter lectrices et lecteurs à se tourner vers le travail remarquable réalisé par Piper dans la diffusion de livres illustrés et de reproductions d’œuvres d’art. Les principales publications d’avant-guerre de la maison Piper, qui comprennent des essais depuis devenus des classiques de l’histoire de l’art tels que les Formprobleme der Gotik de Wilhelm Worringer ou Über das geistige in der Kunst de Kandinsky, sont certes consultables en salle Labrouste. Mais l’éditeur, particulièrement sensible aux illustrations accompagnant ses ouvrages, publia dès les années 1910 de premiers portfolios de photographies d’œuvres d’art (ou Mappen), principalement consacrés aux maîtres modernes du XIXe siècle. Ce souhait d’une accessibilité plus grande des images de l’art fut l’une de ses préoccupations constantes, jusqu’au lancement à la fin des années 1920 des « Piper-Drucke », qui proposaient à un prix raisonnable des reproductions de peintures.

À l’initiative de Meier-Graefe, il participa en outre activement à l’issue de la Grande Guerre à la fondation d’une société singulière entièrement vouée à la reproduction d’œuvres d’art et dont il assura la codirection, la Marées-Gesellschaft. Son activité principale était la production et la diffusion de facsimilés de haute qualité d’après des œuvres d’art graphique, suivant un objectif de démocratisation de la beauté et de reconstruction des réseaux culturels européens anéantis par le conflit mondial. La bibliothèque de l’INHA possède 10 des 47 recueils produits par cette entreprise entre 1917 et 1929, dont les belles collections d’aquarelles et de dessins de Manet (1921) ou de Van Gogh (1929), mais encore de Rubens ou de maîtres germaniques de la Renaissance. Une publication de 1923, la Mappe der Gegenwart, comprenait pour sa part des estampes signées de créateurs contemporains de divers pays, parmi lesquels Georges Braque, Max Beckmann, Jules Pascin ou encore Roger Fry. Franz Marc y est représenté par une aquarelle figurant un bouquetin allongé.

Si ce projet associait au départ Piper aux meilleurs ateliers de reproduction de son temps, comme la firme munichoise Hanfstaengl, la Marées-Gesellschaft se dota dans les années 1920 de son propre atelier de chromophototypie à Berlin. Ce procédé technique associant prise photographique et travail manuel permettait de réaliser des copies d’une acuité toujours plus saisissante. Tirés en nombre limité et largement diffusés dans les cercles de bibliophiles et d’amateurs, ils représentent le degré de raffinement extrêmement élevé atteint par l’art de la reproduction d’œuvres d’art dans l’entre-deux-guerres.

Victor Claass, département des études et de la recherche

Références bibliographiques

Franz Marc, August Macke : l’aventure du cavalier bleu, Cécile Debray (dir.), cat. exp., Paris, Hazan, 2019. Libre accès INHA : NZ MARC3.A3 2019.

Franz Marc, Écrits et correspondances, trad. Thomas De Kayser, Paris, Éd. de l’ENSBA, 2006. INHA : 8 MON 13418.

Le Cavalier bleu, Hans Christoph von Taven (dir.), Berne, Musée des beaux-arts de Berne, 1986. Libre accès INHA : N6868.5.E9 CAVA 1986.

Reinhard Piper, Briefwechsel mit Autoren und Künstlern 1903-1953, Munich, Piper, 1979.