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Le manuscrit perdu de Carmontelle
Mis à jour le 14 mars 2022
Les trésors de l'INHA
Le manuscrit perdu de Carmontelle
Considérés comme perdus, deux manuscrits de Carmontelle reliés ensemble et datés de 1795 sont réapparus et ont rejoint les collections de la bibliothèque de l’INHA à la fin de l’année 2018 : La Perspective démontrée à l’usage des jeunes gens qui savent la géométrie et le dessin : extraits des élémens [sic] de la géométrie appliquée et démontrée et Extraits des élémens [sic] de la géométrie appliquables [sic] à la perspective démontrée.
Un homme aux diverses activités
Né en 1717, fils d’un cordonnier prospère, Louis Carrogis étudie à Paris, puis sert à l’armée comme topographe. « J’étais ingénieur autrefois et personne ne trace plus habilement : il fallait me voir à un siège, j’allais toujours à découvert, rien ne m’arrêtait. » Il adopte un surnom, pratique courante : Carmontelle. Dans les périodes d’inaction, il portraiture les officiers de son régiment et les séduit en les mettant en scène dans ses courtes pièces de théâtre.
Le marquis d’Armentières l’engage pour enseigner l’art de la guerre à ses fils, puis le duc de Luynes, enfin le duc d’Orléans pour le jeune duc de Chartres, « pour l’utilité dont on crut qu’il pouvait être au prince pour les mathématiques, les fortifications et le dessin, dont il pouvait dans les moments vides de la journée lui remettre sous les yeux ce que les maîtres lui en apprenaient, sans avoir le désagrément qu’a presque toujours pour la jeunesse l’air de leçon et d’étude. » (Archives nationales K 142, fo 18). Carmontelle s’installe au Palais Royal, alors écrin d’une exceptionnelle collection d’art et… incomparable théâtre d’observation.
Convié au salon après les repas, il amuse les convives en les croquant sur les pages d’un registre qu’il conserve, et parfois fait graver. Ainsi il immortalise la famille Mozart, ce que le père apprécie (lettre de Léopold Mozart à sa femme, le 1er avril 1764). À côté des célébrités, des princes et leur cour, Carmontelle croque le frotteur de parquet, le livreur, la soubrette, le garde-chasse, le tailleur, les anonymes. Il représente aussi des faits de société, dont la famille Calas en prison. Carmontelle veut témoigner pour l’Histoire et propose ses quelque 900 œuvres au bibliothécaire du roi. En vain.
Il compose plus de 200 « Proverbes et comédies », qu’il fait jouer par les modèles ! Négociations de mariage, dépensiers impénitents, infidélité conjugale, apparence trompeuse, modes… « Je ne connais pas d’auteur qui ait mieux peint le monde et le ton des gens qui le composent », confie Madame de Genlis en préfaçant l’édition posthume de ses Proverbes. Dans son Journal, Stendhal qualifie sa peinture de mœurs comme une des « sources du talent ». Moins honnête sera le poète : Musset ne citera pas Le Distrait qu’il copie dans On ne saurait penser à tout…
Les fêtes et les jardins
« Il a du goût et c’est un des ordonnateurs de fêtes de société le plus employé à Paris », affirme Grimm dans sa Correspondance littéraire. L’imagination de Carmontelle est illimitée : célébrations, fêtes champêtres, « cafés » mondains, divertissements excentriques, mises en scène osées. Il s’empare aussi du spectacle de la nature. « [Carmontelle] dessinait et plantait des jardins assez extraordinaires, car ils n’étaient pas français, et il se mettait en fureur quand on les appelait des jardins anglais », raconte Frénilly dans ses Souvenirs, « on se serait plutôt passé de Le Nôtre sous Louis XIV que de Carmontelle en ce temps-là ». Pour le duc de Chartres, Carmontelle crée la Folie Mousseaux (Monceau) : une sorte de musée – nouveauté à la mode –, en plein air, qui convie à un « voyage dans tous les temps et dans tous les lieux ». Il défend vigoureusement l’importance du regard : « On a des maîtres pour apprendre à parler, à danser, à chanter. Et l’on ne pense pas à apprendre à voir. De combien de plaisirs est-on privé en négligeant cette science ! C’est avec les peintres qu’on peut l’acquérir. Parcourez avec eux la nature, ils vous arrêtent à chaque pas pour vous en faire observer les beautés. Ils portent la lumière sur tout ce que vous voyez, ils vous font apercevoir les dégradations de la perspective linéaire et aérienne, ils vous dévoilent l’espace, ils vous montrent la diversité des tons de couleurs, leurs rapports et leur harmonie. Sans ces connaissances, on ne voit que le squelette de la nature ; aussi les ignorants et les enfants veulent toucher à tout ce qu’ils voient, et c’est au bout de leurs doigts que sont leurs yeux. » (Jardin de Monceau près de Paris appartenant à Monseigneur le duc de Chartres, Paris, 1779).
Mémoire sur les tableaux transparents du citoyen Carmontelle, p. de pl. Paris, Bibliothèque de l’INHA, collections Jacques Doucet, Autographes 8, 1.
Considérant donc l’œuvre d’art comme expression de société, Carmontelle chronique le Salon et se lamente en 1779 : « [Les Beaux Arts] ont dégénéré sensiblement à chaque fois qu’on a payé pour les apprendre. » L’année de l’affaire du « collier de la reine », 1785, il accuse : « Ce million d’hommes ou environ qui parlent avec tant de complaisance de leurs vastes propriétés, les croiraient-ils bien assises lorsque vingt quatre millions d’autres hommes cesseraient de retirer de leurs mains le continuel et juste salaire de leur industrie ? » Mais quand vient l’été chaud de 1789, il perçoit dans le Brutus de David « le sublime de la férocité » : « Qu’il est beau d’avoir su cacher dans la demi-teinte le héros presque odieux d’un patriotisme dénaturé. »
Et puis, il invente le « transparent », ancêtre du cinéma. Il compose, ce qu’il nomme lui-même un « scenario », qu’il peint sur des feuilles translucides raboutées. Se déroulant d’une bobine sur l’autre, le « film » – jusqu’à 42 mètres ! – défile, éclairé par l’arrière. La salle est plongée dans le noir. « Les personnes de la société y paraissaient en action. Leurs figures, leurs costumes, leurs aventures, leurs tics, tout était passé en revue », se souviendra Frénilly après la Révolution. Carmontelle présente à la Convention un Mémoire sur les travaux transparents du citoyen Carmontelle l’an 3e de la liberté. (Autographes 8,1).
En l’an III aussi, il adresse « au citoyen Grégoire », Henri Grégoire, ci-devant abbé, un Projet de revêtement pour les murs de la terrasse des Tuileries, « consacrant notre immortelle reconnaissance à tous les citoyens de la République morts les armes à la main en défendant la patrie », précurseur du monument aux morts. (Arch. nat. F/17/1344/35)
Le Traité de perspective
Enfin, il adresse à cette assemblée révolutionnaire, le Traité de Perspective (Ms 845).
Le manuscrit comporte un premier cahier de 41 pages de texte et 20 planches (77 figures), dépliables afin de pouvoir être consultées en regard du texte ; et un deuxième cahier intitulé Extrait des éléments de géométrie applicables à la perspective démontrée qui comporte 53 pages de texte et 8 planches (99 figures).
Carmontelle, La Perspective démontrée à l’usage des jeunes gens qui savent la géométrie et le dessin. Extraits des élémens de la géométrie applicable à la perspective démontrée, 1795, p. 16-17 et pl. VIII. Bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art, collections Jacques Doucet, Ms 845. © INHA, photo Michael Quemener
Il vient après La Perspective affranchie de l’embarras du plan géométral du mathématicien Johann-Heinrich Lambert (1774), le Traité de perspective à l’usage des Artistes de l’ingénieur-géographe Edme-Sébastien Jeaurat (1750), et bien sûr le « petit traité de Vignole » ou Due regole della prospettiva pratica de l’architecte Jacopo Barozzi da Vignola (1583). Carmontelle se veut plus accessible, utilisant l’image. L’étude doit attirer : « La Convention a décrété très sagement que l’étude de la géométrie entrerait dans l’instruction publique des jeunes citoyens puisqu’elle est la base des sciences, des arts et des métiers. Elle sert à former un jugement sain, à donner de l’amour pour le vrai, à faire connaître les principes de la nature, à en étudier toutes les productions et à faire jouir de tous ses charmes. » Il en montre l’importance pour l’architecte et le peintre : « Le géomètre voit les objets avec précision et tels qu’ils sont effectivement, il les tourne, il les pénètre et il en calcule les dimensions. Les peintres n’en voient que les apparences, c’est à dire les surfaces, car ils n’ont qu’elles à représenter. Or pour les rendre exactement sensibles à la vue, il faut qu’ils les considèrent en géomètres. » Démontrant la pratique, il parle au concepteur de jardin : « Il pourrait arriver qu’en composant un tableau (de paysage), ayant placé la fabrique principale du devant, on eût besoin de placer des fabriques accessoires, en arrière, qu’on voulût qui ne s’élevassent qu’à une certaine hauteur, et qu’on voulût savoir quelle serait la grandeur de ces fabriques ; c’est à dire qu’ayant placé les toitures, on voulût savoir où les pieds de ces fabriques toucheraient la terre. Rien ne sera plus facile à déterminer. »
Ce traité témoigne à la fois de la compétence technique de Carmontelle, et de son souci d’éducation du plus grand nombre, si propre au mouvement des Lumières.
Pas plus que les deux autres ouvrages de l’an III, le traité ne reçut de réponse de l’Assemblée révolutionnaire : la France était en guerre avec elle-même et sur toutes ses frontières. Et puis Monge et Carnot créaient l’École Polytechnique : il n’était plus question de plaisir.
Carmontelle mourut le 26 décembre 1806, totalement oublié.
Laurence Chatel de Brancion
Références bibliographiques
- L. Chatel de Brancion, Carmontelle au jardin des illusions, Château de Saint-Rémy-en-l’Eau, M. Hayot, 2003. NY CARM7.A3 2003
- L. Chatel de Brancion, Le Cinéma au siècle des Lumières, Saint-Rémy-en-l’Eau, éd. Monelle Hayot, 2007. 8 D 2998
- Xavier Salmon, Louis Carrogis, dit Carmontelle, Le Transparent des campagnes de France, Paris, Musée du Louvre-Somogy, 2018. 8 Piece 49793