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Dessins d'architecture et d'ornement de la bibliothèque de l'INHA
Savez-vous que sous les coupoles de la salle Labrouste, il est possible de visiter Ōsaka à la fin de l’ère Edo, en 1863 – l’année où Manet achève, en France, le Déjeuner sur l’herbe –, grâce à un extraordinaire recueil d’estampes ?
Les collections patrimoniales de la bibliothèque de l’INHA, héritées de la Bibliothèque d’art et d’archéologie fondée par Jacques Doucet en 1908 et donnée par le grand couturier, mécène et collectionneur à l’université de Paris en 1917, sont de mieux en mieux connues grâce à un programme de recherche de l’INHA qui vise à reconstituer l’histoire de cette institution. De vocation universaliste, elle fut créée pour combler un vide dans le panorama scientifique et culturel français, et pour offrir aux « travailleurs », comme on appelait à l’époque les chercheurs, les instruments et les supports de savoirs les plus divers afin d’approfondir la connaissance des œuvres d’art, de leur histoire, et surtout des techniques employées pour les créer. L’institution porta une attention tout particulière pour l’estampe, occidentale comme orientale.
Parmi les fleurons de la bibliothèque d’Art et d’Archéologie, on connaît bien les riches fonds de livres de fêtes, de recueils de gravures d’ornements, les œuvres du Cabinet des estampes modernes, qui a fait récemment l’objet de deux journées d’étude, ou encore les collections photographiques. Mais d’autres ensembles, moins attendus mais non moins riches, y sont également conservés. Parmi eux, un fonds japonais de cent dix titres dont l’acquisition entre 1906 et 1914 est peu documentée, hormis les achats chez le marchand parisien Charles Vignier : il s’agit exclusivement de livrets xylographiques illustrés, à l’exception d’un seul, qui est en réalité une série d’estampes reliées en album et réunies sous le titre de Cent vues de Naniwa, le nom primitif d’Ōsaka. Datant d’environ 1863-1864, fruit de la collaboration entre trois artistes – Kunikazu, Yoshitaki et Yoshiyuki, appartenant à l’école Utagawa qui domina le monde de l’ukiyo-e dans la première moitié du XIXe siècle –, cette série de cent gravures de vues d’Ōsaka et ses alentours a un caractère exceptionnel, car elle est la première et la seule d’une telle ampleur à l’époque Edo. Consultable sur la bibliothèque numérique de l’INHA, elle est aujourd’hui publiée en fac-similé, accompagnée par les textes limpides, agréables et savants de Christophe Marquet, historien de l’art japonais et directeur d’études à l’École française d’Extrême-Orient – qui était déjà intervenu à propos du fonds japonais lors de la journée d’étude Ars asiatica II, consacrée aux collections extrême-orientales de la bibliothèque d’Art et d’Archéologie. Le livre est publié par les Éditions Picquier qui ont, par le passé, déjà reproduit en fac-similé des originaux japonais des collections de l’INHA.
Avec plus de 300 000 habitants, Ōsaka est à la moitié du XIXe siècle la deuxième cité du Japon par son importance derrière Edo, le siège du pouvoir shogunal, et devant Kyōto, la capitale impériale. Ōsaka a été l’une des villes japonaises les plus détruites pendant la Seconde Guerre mondiale par les bombardements américains, et la reconstruction d’après-guerre et le développement économique et urbain en ont fait disparaître de nombreux sites et paysages d’autrefois sous une nouvelle ville. Les Cent vues de Naniwa restituent donc un peu de ce que fut, il y a un siècle et demi, cette ville que le naturaliste suédois Thunberg, qui la visita en 1776 avec l’ambassade hollandaise, compara à Paris pour sa prospérité commerciale et artistique.
Le titre figurant au sommaire de la série est Cent vues de sites célèbres de Naniwa (Naniwa meisho hyakkei) qui renvoie, à travers le terme meisho (littéralement « endroit renommé ») à des lieux inscrits dans la mémoire collective locale, pour des raisons historiques, littéraires, religieuses, festives, ou même commerciales. On découvre ainsi ses innombrables sites religieux – certains ont une très longue histoire, tandis que d’autres témoignent des transformations récentes de la ville au milieu du XIXe siècle –, ses quartiers marchands (fig. 1, 2 et 3), ses restaurants, ses théâtres, ses quartiers de plaisir (fig. 4), ses fêtes et ses lieux d’excursion. Elles privilégient les moments festifs et de loisirs, au rythme des saisons, mettant en valeur les atouts « touristiques » de la ville en lien, notamment, avec les fêtes religieuses et les pèlerinages, révélant le monde de l’époque Edo (1603-1868).
Ces estampes se répartissent en trois groupes : les sites religieux, les scènes relevant d’un cadre urbain, et les scènes bucoliques ou maritimes. Les sites à caractère religieux sont les plus nombreux, ce qu’explique l’importance des pèlerinages et des fêtes locales, mais ils sont souvent le prétexte à représenter un jardin ou un lieu pittoresque à un moment particulier de l’année, plutôt que leur dimension proprement cultuelle. Le caractère saisonnier, météorologique (les floraisons (fig. 5), la neige (fig. 6), la pluie, les orages) et festif est en effet une donnée majeure de ces images, ainsi que les paysages nocturnes (fig. 7).
L’une des caractéristiques d’Ōsaka mise en valeur est sa dimension aquatique qui lui valut d’être appelée la « Venise du Japon » par les premiers voyageurs occidentaux qui purent y séjourner après l’ouverture officielle de la ville aux étrangers en 1868 : plus de la moitié des vues montrent des sites dans lesquels ses fameux ponts (fig. 8 et 9), ses canaux, rivières, mer ou encore étangs sont présents. La représentation fréquente de cours d’eau au premier plan ou au plan intermédiaire, en particulier, contribue à donner une profondeur aux compositions. Certaines estampes ont en outre un caractère que l’on pourrait qualifier de « publicitaire » : elles présentent des commerces ou des établissements de plaisir qui commandèrent parfois aux mêmes artistes des estampes pour faire la promotion de leur activité. Si la majeure partie du recueil est consacrée aux sites historiques et patrimoniaux – aux « lieux de mémoire » – ainsi qu’aux lieux d’activité marchande et de loisirs, dans une dimension relativement intemporelle, plusieurs estampes témoignent d’aménagements plus ou moins récents ou de constructions nouvelles. D’autres gravures révèlent, en filigrane, la tension d’une époque de transition politique et sociale à la veille de l’ère Meiji et témoignent de l’existence d’édifices qui avaient récemment disparu ou devaient disparaitre bientôt.
Les trois artistes – le plus confirmé Kunikazu, et les plus jeunes Yoshitaki et Yoshiyuki, encore dans leur vingtaine – ont réalisé respectivement quarante, trente et une et vingt-neuf gravures de la série. Pour la première partie, ils se sont répartis à parts égales les cinquante estampes, à la suite les uns des autres (respectivement les planches 1-17, 18-33 et 34-50) ; dans la seconde partie (fig. 10), les œuvres de chaque artiste ne forment plus des suites continues, signe que la publication des cinquante dernières gravures a été réalisée de manière plus fractionnée. L’éditeur de la série fut Ishikawaya Wasuke, un nouveau venu dans le panorama très actif de l’édition à Ōsaka, qui ne comptait pas moins de quarante ou cinquante éditeurs de livres ou graveurs. Ishiwa, pour user du diminutif sous lequel il était connu, fut l’un des premiers à imprimer de véritables plans touristiques de la ville, qui permettaient aux voyageurs et aux pèlerins d’identifier d’un coup d’œil les édifices religieux et les sites naturels à visiter, mais aussi les commerces, les marchés et les spécialités culinaires, voire les souvenirs à rapporter, proposant même, à l’aide de couleurs différentes, des circuits à travers la ville. Ce type de documents témoigne de l’essor d’une véritable forme de tourisme urbain à Ōsaka au milieu du XIXe siècle, essor qui n’est pas étranger à la publication des Cent vues de Naniwa, sans doute vendues à l’origine à l’unité, comme des souvenirs aux visiteurs de sites, notamment religieux.
En l’absence de date de publication affichée, deux types d’informations permettent d’avancer une hypothèse : les détails calligraphiques des signatures de Kunikazu et Yoshitaki, mais surtout les sujets eux-mêmes, et les sources iconographiques utilisées par les artistes pour certaines gravures. La série n’est pas, en effet, une création originale, mais, selon une pratique courante pour de nombreux artistes de l’époque Edo, le fruit d’influences et d’emprunts à de multiples sources graphiques imprimées, notamment à des monographies régionales de la fin du XVIIIe siècle et des guides de voyage contemporains de sa publication. La forme du titre, le format vertical – relativement inhabituel pour les paysages –, la composition, les thèmes abordés et l’attention particulière portée aux saisons, évoquent en particulier la série de 119 planches des Cent vues de sites célèbres d’Edo de Hiroshige publiées entre 1856 et 1859, ce qui certifie que la série est postérieure. La date de publication se situerait probablement autour de 1863-1864, parallèlement à une autre série consacrée à Kyōto – les Cent vues de sites célèbres de la capitale (Miyako meisho hyakkei), publiée par le même éditeur, soit quelques années seulement avant l’avènement de l’ère Meiji (1868-1912).
La comparaison entre différents exemplaires de la série montre des variantes dans les tonalités de couleur, chaque tirage – généralement d’une centaine d’exemplaires – étant par définition unique. Si on peut en déduire que la série a connu un nombre relativement important de tirages, aujourd’hui seuls dix exemplaires complets des Cent vues de Naniwa sont identifiés dans les collections de musées et de bibliothèques à travers le monde, ce qui en fait une série particulièrement rare. Dans l’exemplaire conservé à l’INHA, les cinquante premières gravures appartiennent au premier tirage : elles sont fidèles aux couleurs originales ainsi qu’aux détails d’impression comme les dégradés ; les cinquante gravures de la seconde partie sont également d’une qualité d’impression remarquable, même si quelques planches présentent des différences avec l’editio princeps.
L’exemplaire de la bibliothèque d’Art et d’Archéologie a en outre la particularité d’avoir été monté au Japon en album en accordéon, ce qui permet de contempler les gravures deux par deux, créant dans le cas du panorama vu depuis le pont Tenma-bashi (pl. 53 et 54, fig. 11) un heureux effet de continuité visuelle. Ce montage en album n’est pas un fait unique et au moins six autres exemplaires de la série, conservés dans des bibliothèques et des musées au Japon et à travers le monde, dont la Bibliothèque nationale de France, sont montés de cette manière. La présence d’un sommaire imprimé, composé de deux planches, indique que ces gravures furent vendues comme une série complète, ultérieurement montée en album pour une meilleure conservation.
Cet ouvrage fera l’objet le 7 novembre prochain d’une présentation dans le cadre du cycle de rencontres « l’État de l’art » de l’INHA.
Ilaria Andreoli, coordinatrice scientifique au Département des études et de la recherche, INHA