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Alain Schnapp : « Une histoire universelle des ruines »
Mis à jour le 9 septembre 2022
Paroles
Seconde partie
Alain Schnapp : « Une histoire universelle des ruines »Seconde partie
« Une histoire universelle des ruines : des origines aux Lumières » ce titre vous parle, vous avez admiré sa couverture avec cette impressionnante vue d’Angkor (Cambodge) représentant l’enceinte du temple Ta Som du XIIe siècle, enserrée par les racines d’un énorme fromager… Son auteur, Alain Schnapp, archéologue, historien et premier directeur général de l’Institut national d’histoire de l’art nous l’a présenté récemment. Nous poursuivons cet entretien au cours duquel seront abordées la genèse de l’INHA et la place privilégiée des bibliothèques dans son histoire personnelle pour conclure en imaginant le futur en termes de ruines…
Vous entretenez avec l’INHA un lien privilégié ?
Avant de devenir directeur général de l’INHA de 2000 à 2005, j’ai travaillé deux ans pour la fondation de cet institut : tout cela remonte à la fin des années 1990, quand Michel Laclotte, à la suite d’André Chastel et de Jacques Thuillier, avait repris l’idée d’un Institut d’histoire de l’art qui permettrait à la bibliothèque Doucet, qui connaissait alors de graves difficultés dans le cadre trop exigu de l’ancien Institut d’art et d’archéologie, de se déployer dans des locaux plus vastes. Il nous fallait trouver des surfaces nécessaires au confort des lecteurs, à l’extension des collections, et propres à renouer le lien entre la bibliothèque et les chercheurs, comme cela se faisait dans les grandes institutions étrangères : l’Institut allemand de Münich, les centres du Getty et de Williamstown et bien d’autres.
Grâce à Michel Laclotte, ainsi qu’à Jack Lang et Catherine Trautmann qui était à l’époque ministre de la Culture, la chose a pu se faire surtout parce que la Bibliothèque nationale a accepté, étant donné qu’elle disposait du campus de Tolbiac, de ne garder sur le site de Richelieu que les départements spécialisés, donc de pouvoir y héberger provisoirement la bibliothèque Doucet, très mal logée rue Michelet, dans l’ancienne salle des Périodiques. Au lancement de ce programme, nous avons, Michel Laclotte et moi, reçu de Catherine Trautmann et de Catherine Tasca – qui lui avait succédé au ministère de la Culture – la promesse d’installer le département de la Recherche dans les locaux de la rue Vivienne, l’ancien hôtel de Colbert, avec l’idée que la bibliothèque pourrait se déployer dans la salle Labrouste. Ce fut donc une longue traversée fructueuse, même si elle était émaillée de difficultés, grâce à la détermination de Michel Laclotte et de quelqu’un dont je veux saluer la mémoire : Pierre Encrevé, qui était à la fois un linguiste et un historien d’art, et a exercé de hautes fonctions au ministère de la Culture. Grâce à lui et au soutien du président du conseil d’administration de l’INHA, Jacques Sallois, nous avons pu nous installer dans la galerie Colbert puis dans la salle Labrouste. C’est Antoinette Lenormand-Romain , qui m’a succédé à la direction de l’INHA, qui a eu la charge de ces chantiers.
Nous approchons, dans quelques mois, de la dernière étape, la restauration complète des bâtiments de la rue de Richelieu. Il a fallu 20 ans pour en arriver là ! Il faut se féliciter de cette réalisation pour deux raisons : d’abord, dans une crise économique comme celle que nous connaissons, le financement d’un grand équipement de ce type n’était pas évident. Deuxièmement, parce que nous avons réussi, ce qui est difficile en France, un rapprochement entre le ministère de la Culture et le ministère de la Recherche, entre nos collègues les conservateurs des bibliothèques, les conservateurs du patrimoine, les enseignants et les chercheurs. De la rue Vivienne, où j’ai la chance de disposer encore d’un bureau, je rejoins souvent Richelieu pour travailler dans la bibliothèque, et quand je vois cette masse de jeunes et de moins jeunes qui font que la bibliothèque est pratiquement tout le temps saturée, je me dis qu’elle est à la hauteur de la curiosité pour l’histoire de l’art et pour l’archéologie d’une grande ville comme Paris.
La bibliothèque de l’INHA est-elle votre maison ?
Oui, mais je n’y ai jamais travaillé autant que dans d’autres bibliothèques étrangères, parce que du temps de la bibliothèque en salle Ovale, le nombre de places était restreint. À partir du moment où la bibliothèque s’est ouverte dans la salle Labrouste avec son libre accès, il m’est arrivé d’y venir plus souvent. Les bibliothèques avec libre accès sont beaucoup plus fonctionnelles et agréables pour le chercheur que les autres.
Pour moi, l’ouverture de la bibliothèque a été la troisième étape d’un chemin qui avait commencé par la création, avec mon collègue Bruno Foucart, directeur de l’UFR d’histoire de l’art de l’université Paris-IV (j’étais alors directeur de l’UFR de Paris-I), de la bibliothèque du Centre Michelet, une bibliothèque dédiée aux étudiants de premier cycle en histoire de l’art et archéologie.
Vue du Centre Michelet, Institut d’art et d’archéologie, depuis le Jardin des grands explorateurs, 2017. Cliché Lepocheux, source Wikimedia Commons.
Après quoi j’avais créé avec mon ami François Lissarrague un centre de documentation sur les images antiques, la bibliothèque L. Gernet (du nom du fondateur de la sociologie de l’Antiquité) qui a rejoint la bibliothèque de recherche spécialisée du centre Gustave Glotz (un autre célèbre historien de la Grèce) pour devenir, la bibliothèque Gernet-Glotz, située dans la galerie Colbert.
L’un des intérêts aujourd’hui de l’offre documentaire qui est propre à la galerie Colbert et au quadrilatère Richelieu est de proposer des complémentarités entre les collections d’histoire de l’art et d’archéologie de la bibliothèque de l’INHA et la bibliothèque d’histoire Gernet-Glotz. À ces collections s’ajoutent celles de la bibliothèque de l’Institut national du patrimoine, qui réunit tout ce qui a trait à l’histoire, à l’économie, à la sociologie du monde patrimonial et des musées, et celles de la bibliothèque de l’École nationale des chartes, qui offre pour le monde médiéval et moderne, la même ressource que Gernet-Glotz pour l’Antiquité. À la fin des travaux du quadrilatère Richelieu, quand nous disposerons des ressources documentaires des départements spécialisés de la Bibliothèque nationale de France restaurés, chacun avec leurs collections de livres, manuscrits et objets, alors on pourra dire que rue de Richelieu et rue Vivienne sera accessible la plus belle collection européenne de sources consacrée à l’histoire de l’art et l’archéologie, depuis l’Antiquité jusqu’au monde contemporain.
On évoque souvent l’héritage que nous allons transmettre aux générations futures, en termes de développement durable, vous arrive-t-il de penser aux ruines ?
Oui, on peut penser aux ruines avec l’idée de Diderot : vous voyez où les ruines vous mènent et cela crée en vous une angoisse, un remords ou un souvenir, et il y a même une fonction érotique des ruines à laquelle Diderot s’intéresse. De l’autre côté, il y a une fonction sociale des ruines qui est toujours présente chez lui en disant : mais là, pour bâtir les cathédrales, pour édifier les grands châteaux, quel usage a-t-on fait du travail humain ? Or cette question rejaillit sur nos civilisations contemporaines. En privilégiant la rapidité, en monopolisant l’espace, en exerçant nos rapports de domination sur la nature, nous avons fait outrage à cette nature, et la pandémie que nous vivons, les problèmes qui touchent à l’environnement sont devenus des questions centrales. Dans ce cadre, parce qu’elles sont un pont entre la nature et la culture, les ruines ont leur rôle à jouer, parce que la définition de la ruine, c’est aussi quelque chose qui vient de la nature qui a été transformé par l’homme en oeuvre d’art et qui retourne à la nature. Ce cycle doit donc nous aider à penser les monuments que nous construisons, à protéger les monuments qui existent et à trouver un équilibre entre ce qui peut être détruit, parce que si on considère que toute ruine mérite de subsister, alors une expansion infinie des ruines peut menacer la vie de l’homme. Il faut bien que les sociétés se renouvellent, que les hommes construisent des maisons et des hôpitaux et préservent des champs et des forêts… Il faut trouver un équilibre, c’est pour cela que nous avons milité dans ma génération, contre vents et marées au départ, en parlant d’archéologie préventive. Une archéologie qui prend son parti du caractère destructif de la construction, parce que quand on construit une route ou un parking en centre-ville, on détruit. Il faut garder une trace de ces destructions : c’est ce à quoi sert l’archéologie préventive et je me réjouis que, après un combat d’une trentaine d’années, on fêtera (comme pour l’INHA) bientôt les 20 années de l’Inrap, un outil financé par l’aménageur pour conjurer les destructions.
Les ruines et l’archéologie qui leur est liée, les doctrines sur la protection ont quelque chose à voir avec notre rapport au présent, mais aussi au futur et, si vous voulez, une des choses à laquelle me fait penser ce genre de question, est : qu’est-ce qu’on définit comme les usages de la ruine ? Les Grecs avaient donné trois définitions complémentaires de la ruine :
- Ils considéraient que la protection du passé devait prendre en compte la nature des matériaux. Sur le Palatin se trouvait la cabane de Romulus, Denys d’Halicarnasse avait pu aller la visiter et il avait été émerveillé du fait que les gardiens ne la restauraient pas avec des pierres, mais de façon cyclique, en utilisant du bois, en remettant du chaume pour le protéger. Il en allait de même du bateau de Thésée – quand celui-ci revint de Crète après avoir vaincu le Minotaure –, cette trière en bois était conservée à Athènes. Quand elle était abîmée, il fallait en remplacer certaines parties. Ainsi survivait-elle, toujours la même et toujours différente…
Trirème (ou trière) grecque, Deutsches Museum, Munich, Allemagne. GNU Free Documentation License, source Wikimedia Commons.
- La deuxième idée grecque, et absolument extraordinaire, est celle de Thucydide qui dit quelque part dans son histoire du Péloponnèse : si quelqu’un dans des milliers d’années se rendait sur le site d’Athènes et sur le site de Sparte, il penserait qu’Athènes a dominé le monde et que Sparte n’était qu’un petit bourg parce que les Athéniens ont créé un centre urbain extrêmement prestigieux sur l’Acropole, alors que les Spartiates vivent dispersés et n’ont rien de tout cela. L’observation du sol est donc un outil de la compréhension de l’histoire qui doit être soumis à la critique.
- La troisième recommandations des Grecs, elle aussi étonnante, provient d’une inscription dite le Serment de Platées, qui revendique l’alliance des Grecs contre les Barbares, les Perses, durant les guerres médiques et qui affirme « je ne reconstruirai aucun des sanctuaires incendiés ou abattus, mais je les laisserai pour le futur comme souvenir de l’impiété des barbares ». Dès que j’ai rencontré ce texte, j’ai pensé à Oradour-sur-Glane, ce village martyr maintenu en l’état pour témoigner de la barbarie nazie.
Cueva de Altamira, grotte d’Altamira (Espagne), bison. Cliché Daniel Villafruela, CC By 3.0, source Wikimedia Commons.
Nous avons déjà bien du mal à protéger les ruines que nous voyons. Il y en a d’autres, immergées profondément dans le sol. Regardez l’histoire des grottes ornées, qu’on avait perdues depuis des dizaines de millénaires avant J. C. On les retrouve par hasard parce qu’une toute petite fille accompagne son papa dans une grotte en Espagne (Altamira) et brusquement, elle voit les taureaux, et sort de là en criant : « Toros, toros ! » C’est la reconnaissance de l’art des grottes. Il y a des grottes cachées qui peuvent resurgir ou qui sont menacées par la montée du niveau de la mer, comme la grotte Cosquer, qui un jour disparaîtra. Il nous faut donc accepter la conscience de cette fragilité. En même temps nous devons nous mobiliser, comme ceux qui se battent pour la défense de la nature et des grands sites, pour éviter que le tourisme – qui est une bonne chose pour les économies locales et la connaissance des sociétés du présent et du passé – ne se développe trop et devienne dangereux pour l’équilibre même de ces sites. C’est le cas à Angkor, c’est le cas à Machu Picchu, c’est le cas sur l’Acropole d’Athènes.
Il est bien difficile de trouver un équilibre entre la curiosité, le tourisme de masse et l’aménagement des ruines et la protection du patrimoine enfoui. Dans une partie de l’Europe, ce problème est maîtrisé mais il reste patent dans les pays en voie de développement et dans les pays en guerre, en Afghanistan, en Syrie et en Irak. Les archéologues et les historiens de l’antiquité ont leur contribution à apporter, dans une pensée respectueuse du passé et capable de préparer un avenir qui ne soit pas trop désespérant…
La conscience des ruines est donc, comme le pensaient les Grecs, un outil pour envisager le futur.