Alain Schnapp : « Une histoire universelle des ruines »Première partie

« Je n’arrive pas à m’habituer à sa taille : je ne pensais pas qu’il deviendrait aussi énorme ! » : ainsi s’exprime l’archéologue et historien Alain Schnapp à propos de Une histoire universelle des ruines. Des origines aux Lumières, publié en octobre dernier au Seuil avec la participation de l’INHA. Alain Schnapp, qui a été le premier directeur général de l’INHA jusqu’en 2005, a amicalement accepté de nous en dire davantage concernant son « dernier-né » qui nous attend dans le libre accès de la bibliothèque et que nous nous réjouissons de feuilleter…

Vous, en quelques mots ?

J’étais professeur d’archéologie jusqu’à ma retraite il y a quelques années. Professeur d’archéologie du monde grec, je me suis intéressé à l’iconographie des vases peints auxquels j’ai consacré une thèse sous la direction de Pierre Vidal-Naquet. Je me suis aussi penché sur l’archéologie de la Grande Grèce et de la Grèce propre, et j’ai travaillé en Italie du Sud sur des sites dans la région de Naples (Eboli, Moio della Civitella) et en Calabre à Laos notamment avec mon collègue Emanuele Greco, par la suite directeur de l‘École italienne d’Athènes et professeur à l‘université « l’Orientale » de Naples où j’ai donné des cours pendant un semestre. Ensuite, avec des amis grecs et allemands rencontrés à Heidelberg, dont Athanasios Kalpaxis et Andreas Furtwängler, j’ai travaillé à Eleftherna, cité du centre de la Crète, puis, avec un groupe belge, italien et grec, dont le même Athanasios Kalpaxis et mon collègue Didier Vivier, professeur d’archéologie grecque à Bruxelles, nous avons fouillé sur un site dont le nom est Itanos, à l’extrême nord-est de la Crète.

En tant qu’enseignant, j’ai été chargé pendant très longtemps de l’introduction à l’archéologie, ses méthodes et son histoire, ce qui m’a conduit petit à petit à écrire un premier livre dans les années 1990, qui était un peu un compendium de l’histoire de l’archéologie et des antiquaires qui précèdent l’archéologie : La Conquête du passé (réédité aux éditions La Découverte en 2020). Cela m’a mené, sous l’influence de Pierre Vidal-Naquet et de l’immense historien italien Arnaldo Momigliano, fondateur de l’historiographie moderne des mondes anciens, vers les champs de l’histoire des idées et de l’histoire comparée. Sous leur influence, je me suis beaucoup intéressé à l’« antiquarianisme », cette discipline de l’observation du passé qui précède l’archéologie moderne.

"Une histoire des ruines dans la salle Labrouste. Cliché INHA
« Une histoire des ruines » dans la salle Labrouste. Cliché INHA

Pourriez-vous énoncer les principes de votre ouvrage ?

Ce livre est un peu la suite du précédent, à savoir la conséquence des cours que je donnais à Tolbiac et à Michelet sur l’histoire des pratiques antiquaires et l’existence d’une curiosité pour le passé dans la plupart des civilisations. J’ai eu la chance d’être invité à trois reprises, dont une longue année, à la Fondation Getty à Los Angeles, un des endroits les plus formidables pour un chercheur, une institution qui m’a donné entre autres des moyens de voyager pour découvrir des paysages intellectuels qui m’étaient moins familiers, comme la Chine ou le Japon.

J’ai eu l’idée, dans la suite de La Conquête du passé, de me poser cette question anthropologique : pourquoi toutes les sociétés s’intéressent-elles au passé ?, et de vérifier l’adage de Chateaubriand selon lequel « tous les hommes ont un attrait secret pour les ruines ». S’il n’y a pas de ruines dans une société, est-ce que cet attrait existe encore ? Ma réponse est oui parce qu’il faut changer la définition de la ruine.

Le concept de ruine en Occident désigne un objet matériel, souvent un monument. Dans le mot monument, il y a le latin monumentummonere (avertir), donc quelque chose qui attire l’attention. Mais à un moment ou l’autre de son existence, le monument affronte des difficultés, il est abandonné, il a été détruit par un tremblement de terre ou une action violente, ou il n’a pas été entretenu, il commence à se défaire : c’est ce qu’on appelle une ruine, du latin ruina. Le verbe ruo signifie « se défaire, se démanteler », et si l’on accepte cette définition de façon plus générale, on n’est pas obligé d’en faire usage seulement pour nos civilisations de la pierre, on peut très bien considérer qu’une cabane peut devenir une ruine. Sauf que pour la ruine de la cabane, au lieu d’avoir un monticule, vous aurez en général une trace très faible parce que ce sont les trous de poteaux ou les fosses qui ont servi à la construire qui ont subsisté. L’archéologue que je suis voit le rapport entre le convexe – ce qui est un petit amas de décombres – et le concave – une construction fragile qui a été détruite par les intempéries et dont ne subsistent que les creux. Quand j’étais étudiant, j’ai eu la chance de participer à la fouille, dans l’équipe d‘André Leroi-Gourhan, de l’habitat de Pincevent, qui a été un des premiers sites de plein air paléolithiques trouvés au bord de la Seine. Quand on apprenait avec Leroi-Gourhan à dégager ces couches très fines – il disait « les surfaces souvent pelliculaires sur lesquelles souvent des hommes ont marché » –, on comprenait que la ruine, ce n’était pas seulement les pyramides, ce n’était pas l’Acropole d’Athènes, c’était ces petits tas de silex fossilisés dans le sol que seul l’œil attentif d’un anthropologue comme Leroi-Gourhan pouvait interpréter, et de cette fouille millimètre par millimètre, on a pu tirer une reconstitution des cabanes et du mode de vie de ces populations en bord de Seine il y a quatorze mille ans.

Cette expérience-là, je l’ai retrouvée quelques années après, quand j’ai commencé à penser à cette histoire de ruines en me disant : je vais essayer de m’intéresser non pas à toutes les ruines, ce qui aurait exigé un travail de plusieurs dizaines de personnes spécialistes de cultures très différentes les unes des autres, mais aux liens entre les mots et les choses. Je vais tenter de comprendre comment les grandes civilisations entreprennent de se déterminer par rapport au temps.

J’ai donc essayé d’expliquer pourquoi la ruine était une nécessité, pourquoi elle pouvait se matérialiser sous la forme de monuments mais aussi sous la forme d’objets qu’on se transmet, du fait de leur antiquité, d’une société à l’autre, et cela m’a amené à réfléchir à la notion d’histoire. Il y a des dizaines de définitions de l’histoire, mais la plus belle est celle de l’historien hollandais Huizinga selon qui l’histoire « est la façon dont une société se représente son propre passé ». Cela signifie que l’histoire n’a pas forcément besoin d’écriture, elle peut être aussi une histoire orale : cette définition que propose Huizinga me sert pour la notion des ruines. Je ne dis pas que quelques silex sont des ruines : ce sont des fragments qui participent de l’idée de ruine. Nous retrouvons cette idée au paléolithique quand nous observons les tout premiers collectionneurs qu’avait identifiés, là-encore, Leroi-Gourhan dans une grotte d’Arcy-sur-Cure : des hommes qui ramassaient des merveilles de la nature et des fossiles ! Leroi-Gourhan considère la grotte de l’Hyène comme la première cache, la première collection dans l’histoire du monde. Cela nous rapproche des sociétés qui n’ont pas de monuments mais qui préservent, grâce à la mémoire, la trace du vivant. Il leur faut donc se recueillir sur des lieux que nous ne saurions pas, nous, interpréter, mais que les Aborigènes australiens et certaines civilisations de l’Afrique australe rattachent au passé. On inhume des personnes décédées, des rituels sont organisés, et on garde la mémoire de ces lieux d’inhumation. On s’y rend à l’occasion de fêtes cycliques. Là encore, je ne dis pas que ce sont des ruines, mais c’est un moyen de nouer ce que j’appelle le « commerce » avec l’antiquité, le commerce au sens du mot du XVIIIe siècle, « relation ». En chinois, il y a un mot très beau, fugu : c’est le goût de l’antiquité, c’est le désir d’aller voir des choses antiques.

Après avoir réfléchi à cette universalité des ruines, j’ai essayé de décliner différentes cultures et périodes – j’ai passé pratiquement un an et demi sur chacun de ces chapitres. Je commence ainsi par les plus anciens des théoriciens des ruines que sont les Égyptiens et les Mésopotamiens. De là, je passe au monde gréco-romain, je continue avec le monde chinois antique, puis je me tourne vers le monde médiéval occidental et vers le monde médiéval arabo-islamique. Je reviens ensuite dans deux chapitres finaux sur le rôle des ruines dans la Renaissance européenne et au moment des Lumières.

Pourquoi vous être arrêté au siècle des Lumières ?

Je me suis arrêté au siècle des Lumières parce que cette exploration menaçait de ne jamais finir ! Et aussi pour une raison pas forcément fonctionnelle mais aussi épistémologique. Traiter des ruines aux XIXe, XXe et XXIe siècles, cela prend une telle dimension ! Il y a les ruines de guerre, il y a les ruines de la nature, il y a les ruines auto-organisées en quelque sorte : des monuments qui sont créés pour apparaître comme des ruines alors qu’ils ne le sont pas encore. Vous avez cela dans un certain nombre d’architectures parisiennes ou autres. C’est ce que Hubert Robert avait quelque part imaginé : le bâtiment est déjà une ruine avant d’être terminé. Et si vous regardez Diderot, il se pose la question : dans le fond, est-ce que nous avons raison d’honorer les ruines comme nous le faisons ? Certaines ne sont-elles pas dues à la folie des hommes, à la violence que les rois et leur entourage exerçaient sur les pauvres ? Dans la réflexion de Diderot, la question sociale « qui utilise les ruines ? » est fondamentale.

Après avoir passé autant de temps à élaborer ce livre, ne ressentez-vous pas une impression de vide maintenant qu’il est paru ?

En fait, je n’arrive pas à m’habituer à sa taille ! Quand je me suis lancé dans ce travail, je ne pensais pas qu’il deviendrait aussi énorme. J’ai vécu avec ce livre, c’était alors des chapitres d’ordinateur, des notes, des collages, d’énormes dossiers, des dizaines et des dizaines de fiches, des centaines de livres que j’avais pu me procurer grâce au Getty et quand je vois que le résultat est cet énorme volume, j’ai toujours une petite angoisse en me demandant : il est tellement gros et lourd, les gens auront-ils la curiosité de l’ouvrir ? En tout cas, le travail de mise en page et les illustrations nombreuses pourront aider les lecteurs. Sans oublier la dimension littéraire : ce livre est aussi ce qu’on appelle un « pot-pourri », c’est-à-dire un mélange d’inscriptions, de poèmes, de textes en prose qui ont à voir avec la sensibilité des hommes pour le passé.

Cela ne m’empêche pas de continuer à travailler. En effet, j’ai dû négliger un certain nombre d’activités dans d’autres secteurs, notamment les fouilles archéologiques en Grèce. Il me reste donc encore à contribuer à leur publication. Il y a quelques essais ou quelques articles que j’aimerais écrire. Mon conseil aux jeunes, c’est de ne pas faire ce que j’ai fait : il vaut mieux écrire deux ou trois livres de 200-300 pages qu’un seul livre de 750 pages en grand format.

"Une histoire des ruines" sur une table dans la salle Labrouste. Cliché INHA
« Une histoire des ruines » sur une table dans la salle Labrouste. Cliché INHA

À quels publics s’adresse votre Histoire universelle des ruines ?

Je vais répondre par une autre question, celle de l’archéologue ou de l’historien de l’antiquité qui demande pourquoi consacrer sa vie à tout cela : cela a-t-il vraiment un sens ? Je pense que ce sens sort de ce programme pluriculturel qui est une réflexion à partir de textes originaux. La méthode suivie est constante : chaque fois qu’il y a des textes ou des traditions orales, il importe de les confronter à la structure des ruines, à la matérialité des ruines. C’est ce que j’appelle la tension de la ruine entre le matériel et l’immatériel. La ruine est matérielle, mais elle est immatérielle aussi parce que quand vous arrivez en face d’elle, vous dites : ça, c’est un château médiéval, ça c’est une cabane du néolithique, ou encore ça c’est un temple assyrien. Autrement dit, dans l’élaboration de la ruine il y a cette notion entre le pôle du matériel et le pôle de l’immatériel, entre la ruine et la poétique. Mon livre s’adresse donc aussi aux historiens de la littérature, et aux publics qui s’intéressent et s’interrogent sur la poésie des ruines.

Et que diriez-vous pour inviter à sa lecture ?

Si vous vous vous intéressez aux civilisations du passé, voyez comment chacune d’elle a constitué un lexique, qui malgré la différence des langages et des attitudes, possède quand même un fond commun. Prenez l’opposition convexe/concave : la ruine relève du convexe, le vestige du concave. Un vestigium en latin, c’est la trace de l’animal ou d’un être sur le sol : l’empreinte. Donc il y a une opposition entre la ruine comme empreinte et la ruine comme édifice. L’empreinte, pour être elle-même, ne doit pas être déformée. Tandis que la ruine, pour être ruine, doit commencer à se déformer. Cela procède d’une espèce de dialectique compliquée.

Ce qui m’a vraiment fasciné, c’est que j’ai retrouvé la même tension quand j’ai enquêté sur le monde arabo-musulman. Vous avez un premier mot atlal, qui a donné « Tell » dans nos langues, en français, en anglais moderne. Le tell est l’accumulation des strates qui font les villes anciennes, ainsi le Tell de Troie. Toujours dans l’arabe classique, vous avez un autre mot, employé à partir de l’époque de Mahomet, qui se dit atar : ce n’est pas exactement un vestige, mais c’est quelque chose, davantage en creux, une trace. Donc cette opposition atlal/atar correspond à notre opposition ruine/vestige.

Si je vais dans le monde chinois, je trouve un certain nombre de vocables qui vont dans ce sens-là, la ruine que l’on voit comme un château et puis la ruine dont on ne voit que les traces. Il y a des poèmes chinois extraordinaires :

Seule la pierre là sur la colline
Ses mois et ses années trop nombreuses à compter
Ignore tout de la ronde des saisons,
Et porte toujours les mêmes couleurs inchangées.

(Lu You 1125-1210, dans Une histoire universelle des ruines, p. 224)

 

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Publié par Christine CAMARA le 1 février 2021 à 11:06