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Anatomie d’un essor
Le développement du phénomène sportif vu par les artistes
Inaugurée au musée Marmottan Monet le 4 avril dernier et ouverte jusqu’au 1er septembre, l’exposition En jeu ! Les artistes et le sport. 1870-1930 retrace la naissance et l’évolution des pratiques sportives en Europe de la fin du XIXe siècle jusqu’au grand spectacle de masse qui passionne la société d’entre-deux-guerres, sous l’angle du regard que portent les artistes sur ce phénomène de société. Au moment de l’ouverture des Jeux olympiques de 2024 à Paris, nous vous proposons une visite de cette exposition et des pistes pour continuer sa réflexion dans les collections de l’INHA.
Perspective historique
Comme les Jeux olympiques, créés au cœur de cette période, les références à l’antique dans le discours moderne du sport imprègnent ce parcours. Cette passerelle symbolique est mise en scène dès la rotonde introductive, où est présenté un moulage des Lutteurs Médicis, deux corps mâles musclés, l’un dominant nettement l’autre, créés dans la Grèce hellénistique et redécouverts à la fin du XVIe siècle dans les fouilles de ruines romaines, avant de susciter l’intérêt du puissant cardinal qui leur a donné son nom.
Mais c’est bien à partir d’outre-Manche, et non du monde méditerranéen, que s’est diffusé en France le sport moderne au XIXe siècle, auprès de sportsmen empreints d’anglomanie dans la société mondaine. De grandes toiles comme les Courses de Cano de Jean Frélaut témoignent des couleurs vives des hippodromes, quand les régates de voiliers ou d’aviron inspirent Auguste Renoir et Ferdinand Gueldry. Sous la IIIe République, des sports populaires sont pratiqués en masse, le cyclisme et les jeux de balle (Rugby football et football association se différencient peu à peu) : les joueurs aux maillots se distinguant par des motifs et couleurs opposées s’entrechoquent dans la Partie de rugby cubiste d’André Lhote et les Joueurs de football d’Harald Giersing.
Corps sportifs
Le cœur de l’exposition s’emploie à montrer comment les corps sportifs sont représentés par les artistes dans la profusion de procédés, de courants et de contextes qui caractérisent cette période. La première salle présente principalement des toiles, introduisant le visiteur aux peintures de sports d’hiver, dont les diaphanes Patineurs à Giverny de Claude Monet et la scène de genre bien plus détaillée de ski de fond en Norvège par Frits Thaulow. On ne peut s’empêcher, devant La Lutte monumentale d’Émile Friand, de se demander si elle est peinte ou photographiée. C’est d’ailleurs dans cette salle qu’est exposé le premier de six albums du photo-reporter Jules Beau, dont la production étalée de 1896 à 1913 en trente-six volumes a été fortement innovatrice, des portraits en studio aux instantanés en bord de vélodrome, avec son intérêt tout particulier pour l’essor des sports motorisés et la conquête de l’air. Ici, la double-page présentée témoigne de l’intérêt parisien pour la pelote basque avant la Grande Guerre.
La grande salle centrale s’intéresse à la place des femmes dans ce monde très masculin et viriliste. Bien que le baron de Coubertin, rénovateur des Jeux olympiques, estimait que le rôle des femmes était de « couronner les vainqueurs », les affiches et estampes exposées montrent comment celles-ci, souvent cantonnées à un rôle de spectatrices, accèdent également à des pratiques sportives, de La Skieuse de Pierre Gatier à l’étonnante Femme au podoscaphe de Gustave Courbet, grand tableau inachevé représentant une navigatrice ramant en toute liberté. Dans un espace enclos au cœur de cette salle, d’autres regards étonnants sur les sportifs sont exposés : une belle toile d’Honoré Daumier représente un lutteur désœuvré en coulisse, les bras ballants, regardant le combat en cours devant le public en arrière-plan, tandis que des Hokusai Manga reproduisent des scènes de lutte – que l’on retrouve à la bibliothèque de l’INHA, qui conserve les quinze tomes de planches des croquis du célèbre artiste japonais.
La statuaire s’intéresse aux élans, mouvements et corps sportifs, les modelant dans l’espace. Deux bronzes de Pierre Toulgouat fondent des corps stylisés et en suspension : un joueur plaqué armant sa passe après contact et un sprinteur dont le crâne est allongé par sa course. Dans la salle suivante, les moulages du Dr Paul Richer s’attachent au contraire au réalisme anatomique dans les performances physiques. On peut comparer ses propres sprinteurs au précédent : le modelé des torses, jambes et bras est précisément défini, les veines et côtes apparentes, les regards fixés sur un ligne d’arrivée qu’eux seuls voient et vers laquelle le probable gagnant tend déjà son bras. Ses plâtres blancs côtoient un bronze noir d’Auguste Rodin, L’Athlète américain, dont la position assise, le corps au repos, ne peut que nous faire penser à son œuvre plus illustre, si ce n’est que ses muscles proéminents, son corps bodybuildé et son regard alerte le situent plus dans une pause au cœur de l’effort que dans une longue méditation.
Ces œuvres terminent le propos d’une grande chambre noire majoritairement consacrée à l’œil des photographes, dont la technique permet une nouvelle approche des corps sportifs. Avec la diffusion de la photographie instantanée dans les années 1880, il devient possible de figer dans le gélatino-bromure d’argent des mouvements en suspension, des corps en pleine action. Nous sommes à deux pas du film : à mi-chemin sont les chronophotographies d’Étienne-Jules Marey et de Georges Demenÿ : ces séries de photographies décortiquent des foulées de courses et des lancers de disques, les corps se démultiplient et la complexité de chaque mouvement est enfin clarifiée.
L’escalier descendant – qui mène au dernier espace, mitoyen de la salle des Monet – introduit à la mondialisation du sport avec le portrait en trois-quarts d’un Jeune Footballeur noir brésilien par le peintre mexicain Ángel Zárraga. Alors que les représentations des sportifs noirs dans l’espace médiatique européen sont souvent marquées par des stéréotypes racistes, celle-ci montre le joueur en tout simplicité, tenant un ballon de cuir et en pleine réflexion. La conclusion de l’exposition s’intéresse en effet à la spectacularisation du sport, dans une arène médiatique internationale, au début du XXe siècle. Les Jeux olympiques français d’il y a un siècle, ceux de Chamonix inaugurant les Olympiades d’hiver et ceux de Paris l’été, sont présents : pour les premiers par une affiche dominée par un immense aigle tenant une couronne de laurier sur fond de vallée alpine où glisse un équipage de bobsleigh, les seconds par un film sur le concours d’art et de littérature associé à l’événement sportif, comme c’était l’usage entre 1912 et 1948.
L’importance de la presse, surtout, est soulignée avec une rangée de couvertures de La Vie au grand air, l’hebdomadaire dirigé à partir de 1898 par l’homme de presse visionnaire Pierre Lafitte consacré aux sports et activités en extérieur. La maquette de La Vie au grand air casse les codes de l’époque : l’image, qui occupe environ 70 % du numéro, est au cœur de la formule, elle n’est plus une simple illustration d’un article. Comme le montrent ces exemples, le journal déploie sa créativité à travers des montages photographiques. Trois albums de la Collection Jules Beau sont également exposés ici : le photographe est un prolifique contributeur au titre susnommé, l’évolution de sa technique est démontrée en plaçant côte à côte les portraits en studio d’un discobole et de cyclistes et les instantanés de saut à la perche dans un concours d’athlétisme.
Non loin sont accrochées deux épreuves d’une lithographie d’Henri de Toulouse-Lautrec s’intéressant aux corps secoués des chevaux et de leur cavaliers en pleine cavalcade à l’hippodrome : Le Jockey, dont la bibliothèque de l’INHA conserve deux épreuves différentes. Répondant à l’actualité de cet été, en tournant sa focale sur les œuvres d’art s’inspirant des scènes sportives de leur temps, En jeu ! explore à quel point ce sujet qui pourrait paraître secondaire et peu distingué intéresse déjà les artistes cent ans plus tôt, des touches de pinceau d’Alfred Sisley peignant des régates en Angleterre au Vase aux lutteurs de René Lalique réinterprétant en relief des motifs antiques. À une époque où les discours hygiénistes ont le vent en poupe, où les États encouragent de plus en plus la pratique d’activités physiques et en font un pilier de l’éducation, le corps humain vu comme performance sportive et dépassement de ses limites et le spectacle sportif s’affirmant comme un loisir de masse deviennent des sujets d’intérêt artistique et public.
Les sports à l'INHA
Si la visite de cette exposition ne comble pas tout à fait votre satiété pour des œuvres artistiques au thème sportif, la bibliothèque numérique de l’INHA en contient quelques autres accessibles en un clic. Retrouvez Henri de Toulouse-Lautrec avec une affiche pour le Cycle Michael (non retenue par la marque, malgré le célèbre cure-dents bien présent entre les lèvres du coureur anglais !) et, dans la même discipline, une femme et sa bicyclette dessinées par Tony Minartz. Louis Anquetin s’est quant à lui intéressé au galop du cheval de course dans une lithographie aux vives couleurs achetée par Doucet en 1912 (avec sa première épreuve en noir et blanc) ; à noter que les courses hippiques sont un sujet très apprécié des artistes, et donc de la bibliothèque – outre Toulouse-Lautrec, on citera Manet, Gatier et bien d’autres. Enfin, deux documents nous invitent dans deux stades fort différents : la brochure soviétique Stadion, et le dessin par Serge Choubine d’un gardien de but arrêtant la balle sur une pelouse en bord de mer. Vous pouvez également vous replonger dans les contenus du dernier festival de l’histoire de l’art pour parfaire votre entraînement et être fin prêt !
Pierre-Marie Bartoli, service de l’Informatique documentaire et de la numérisation