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Chana Orloff, une femme artiste ukrainienne (1)
De la couture à la sculpture
Chana Orloff a-t-elle croisé le couturier Jacques Doucet durant l’hiver 1910-1911 dans la rue de la Paix à Paris ? Tout le laisse à penser puisque la jeune femme, arrivée en août 1910 à Paris, a trouvé un emploi de couturière à la maison Paquin, au 3 rue de la Paix, c’est-à-dire à quelques mètres de la maison Doucet sise au 21 de la même rue… Le parcours incroyable de cette femme nous mène à la collection d’estampes de la bibliothèque initiée par Jacques Doucet, puisqu’un portfolio de portraits gravés par elle en 1919 a rejoint les réserves de la bibliothèque en 2011. La majorité des matrices ayant servi à l’impression de ces gravures sont conservées dans l’atelier même de l’artiste. Chana Orloff est à l’honneur à Paris cette année puisque le musée Zadkine propose du 16 novembre 2023 au 31 mars 2024 une exposition sur l’œuvre de cette artiste exceptionnelle, Chana Orloff. Sculpter l’époque, et que, parallèlement, le MahJ célèbre, grâce à un dépôt des descendants de l’artiste, le retour d’une sculpture spoliée dans son atelier en 1943 avec l’exposition « L’enfant Didi », itinéraire d’une œuvre spoliée de Chana Orloff (1921-2023).
Chana Orloff, Ukrainienne de l’École de Paris
Après une enfance passée en Ukraine où elle est née en 1888 et une adolescence en Palestine où sa famille a émigré en 1905, Chana Orloff arrive à Paris en 1910 et travaille comme apprentie dans les ateliers de la maison Paquin, poursuivant des cours de couture le soir. Ses croquis de mode étant très prometteurs, elle est encouragée à passer le concours d’entrée à l’École des arts décoratifs qu’elle intègre en 1911, et poursuit brillamment une formation en dessin, modelage d’après modèle vivant et sculpture. Elle travaille parallèlement dans une académie libre, pour jeunes artistes russes, créée par Marie Vassilieff.
Chana, âgée juste de 22 ans, ignore encore tout de l’univers des peintres et des sculpteurs. À Paris, elle va rencontrer les jeunes artistes étrangers de l’avant-garde de l’École de Paris : Picasso, Manolo, Pablo Gargallo, Modigliani, Zadkine, Lipchitz, Archipenko, Csaky, Brancusi, Lhembruck. Elle arrive à Paris au moment où une véritable révolution naît dans le monde de l’art, après l’exposition Cézanne de 1907 et la découverte en Occident de ce que l’on appellera « l’art nègre », influençant les cercles artistiques d’avant-garde.
Catalogues du salon de l’Araignée, 1925-1926. Paris, bibliothèque de l’INHA, 16 P 1925 (69) et 1926 (25). Clichés INHA
Elle participe à la plupart des manifestations de l’art d’avant-garde dans la période de l’entre deux guerres, exposant dans les salons des Indépendants, salon de l’Araignée, salon d’Automne, où elle expose pour la première fois en 1913, avec deux bustes en bois. La bibliothèque de l’INHA conserve, depuis les origines de sa constitution, un fonds très important de cartons d’invitation aux vernissages et livrets d’exposition, témoins précieux et souvent uniques de ces événements auxquels participe Chana Orloff : elle expose notamment en juin 1916 aux côtés d’Henri Matisse, Georges Rouault et Kees Van Dongen à la galerie Bernheim‑Jeune et Cie.
Ensemble de 8 cartons d’invitation à des expositions de Chana Orloff, dans la collection de cartons d’invitation de la bibliothèque de l’INHA. Cliché INHA
Entre 1916 et 1919, elle collabore aux côtés de son mari, Ary Justman, poète polonais, à l’aventure artistique, littéraire et musicale de la revue SIC (Son, Idées, Couleurs), fondée par Pierre Albert‑Birot, seule petite revue d’avant-garde qui résista à la période de la première guerre mondiale. À cette époque, elle réalise une série de onze portraits gravés sur bois dont nous parlerons plus précisément dans la seconde partie de ce billet.
Trois gravures sur bois de Chana Orloff, parues dans la revue SIC : La dame enceinte, SIC du 14 février 1917 ; Judith, SIC de juillet-août 1917 ; Bois gravé, SIC du 23 novembre 1917. Paris, bibliothèque de l’INHA, 4 PER 254. Clichés INHA
Dès les années 1920, elle devient une portraitiste recherchée de l’élite parisienne. Son œuvre compte plus de 300 portraits sculptés. En 1923, elle reçoit aussi une commande de 41 dessins pour une série de portraits des célébrités parisiennes du monde des arts : Picasso, Braque, Matisse, Archipenko, etc. Cet album intitulé Figures d’aujourd’hui parait accompagné des poèmes de Gaston Picard et Jean Pellerin. En 1925, Chana Orloff obtient la nationalité française, est promue chevalier de la Légion d’honneur et devient sociétaire du salon d’Automne.
Femme de réseaux et reconnaissance internationale
La première exposition de Chana Orloff aux États-Unis se déroule à New York en 1929, à la galerie E. Weyhe. Après New York, elle expose à Boston au School Museum of Fine Arts. L’accueil outre‑Atlantique confirme la reconnaissance de son talent en la mettant sur un pied d’égalité avec Maillol, Despiau, Brancusi, Epstein et Zadkine. Elle expose aussi à Philadelphie et Chicago dont le Club des arts compte parmi les lieux incontournables de l’art moderne aux États-Unis, où la sculptrice établit son carnet d’adresse d’artistes, de galeristes, de collectionneurs, d’acheteurs potentiels.
En 1930, on lui demande de participer à la création du Musée de Tel Aviv, où une rétrospective lui est consacrée en février 1935. En 1937, l’exposition internationale des Arts et techniques à Paris, promouvant la supériorité de l’école artistique française contemporaine (élargie aux artistes étrangers « vivant ou ayant vécu en France depuis de longues années ») permet à Chana Orloff d’exposer vingt-cinq œuvres aux côtés de Lipschitz, Zadkine, Laurens, Gargallo, Bourdelle et Hernandez dans l’exposition des Maîtres de l’art indépendant 1895-1937, organisé au Petit Palais par Raymond Escholier.
Atelier de Chana Orloff, construit par Auguste Perret, villa Seurat, Paris. Clichés Nathalie Muller
Grâce à cette reconnaissance qui lui assure un confort financier, Chana Orloff, sur les recommandations de Jean Lurçat, se fait construire en 1926, par l’architecte Auguste Perret (qu’elle connaissait pour avoir fait son portrait en 1923) une maison‑atelier au 7 bis Villa Seurat, où demeurent encore une grande partie de ses œuvres.
La seconde guerre mondiale et la réception de son œuvre
Malgré la guerre, l’artiste poursuit son travail et fréquente – avec son amie Jeanne Hébuterne – l’académie Colarossi ainsi que l’académie Vassilieff. Mais en décembre 1942, prévenue par son fondeur de la rafle qui deviendra celle du Vel d’Hiv, elle part se réfugier en Suisse avec son fils. Durant cette période de décembre 1942 à mai 1945, elle réalise plus de cinquante sculptures. En février-mars 1945, elle expose à la galerie Georges Moos à Genève dont Le Journal du 15 février 1945, annonce « l’exposition des œuvres exécutées pendant son séjour de deux ans en Suisse, par le grand sculpteur Chana Orloff qui avant de quitter Genève pour rentrer à Paris, a bien voulu consentir à nous en donner la primeur. L’exposition est constituée par un ensemble d’une admirable tenue d’une trentaine de sculptures (bustes, nus, animaux) et d’une quarantaine de dessins. »
En 1945, elle rentre à Paris où son atelier a été saccagé par les Allemands. Un inventaire de cinq feuillets, manuscrits de sa main, répertorie cent quarante-sept sculptures spoliées, dont elle déclare le vol. En 2000, les descendants de l’artiste ont ouvert un dossier à la commission d’indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur sous l’Occupation. À ce jour, seules deux sculptures ont pu être restituées, dont L’enfant Didi.
La considérant comme l’une des plus grandes femmes sculpteurs de l’art de son temps, la Galerie de France consacre une exposition particulière à Chana Orloff du 7 février au 2 mars 1946. La plaquette de présentation est conservée à l’INHA. C’est la première exposition personnelle réalisée en France depuis celle de 1926 à la galerie Druet.
Carton d’invitation à l’exposition Chana Orloff à la Galerie de France du 7 fév. au 2 mai 1946. Paris, bibliothèque de l’INHA, CVA1/6981. Cliché INHA
Avec l’avènement de l’art abstrait en France, les collectionneurs sont moins sensibles à ses œuvres. Sur les conseils de son ami le peintre Reuven Rubin, elle se tourne donc à nouveau vers les États‑Unis. L’occasion lui est donnée d’exposer en avril 1947 à la galerie Wildenstein de New York, puis au De Young Museum de San Francisco. Au même moment, l’épreuve en bronze du portrait du peintre David Widhopff, L’homme à la pipe, de 1924, est achetée par l’administration française pour le musée national d’art moderne. À la suite à cette acquisition, elle est invitée à participer à l’exposition La Sculpture française de Rodin à nos jours, manifestation itinérante se déroulant à Prague, Berlin et Baden‑Baden.
La période 1946-1949 est la période de sa consécration et des grandes expositions rétrospectives. Chana Orloff entame une nouvelle carrière, devenant en Israël l’une des premières femmes sculpteurs. Le nouvel État lui demande de participer à l’édification de la nouvelle nation par le biais de monuments commémoratifs.
Elle expose pour la première fois sa sculpture Le Retour, bronze réalisé en 1945 à la galerie Katia Granoff à Paris en décembre 1962-janvier 1963. Jean Cassou écrira dans le petit catalogue de cette exposition : « Elle est essentiellement une portraitiste et une fabuliste. Ce qu’il y a de plus particulier en chaque être vivant retient, amuse, attendrit son attention. Chana Orloff est humaine. Rien de ce qui est humain chez un être vivant, homme ou femme, ne lui est étranger. »
Carton d’invitation à l’exposition Chana Orloff à la Galerie Granoff du 7 déc. 1962 au 6 janv. 1963. Paris, bibliothèque de l’INHA, CVA1/6981. Cliché INHA
En décembre 1968, arrivant en Israël pour s’occuper des préparatifs de la grande exposition rétrospective que le Musée de Tel Aviv avait décidé d’organiser en l’honneur de son quatre-vingtième anniversaire, elle s’éteint le 18 décembre 1968, avant de voir cette exposition dont elle se faisait une si grande joie.
« Ignorant le procédé, Chana Orloff revigora la sculpture en montrant quelque irrespect pour les canons de la plastique grecque.» (Georges Besson, Arts, Paris, mars 1959)
Nathalie Muller, service du Patrimoine