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Chana Orloff, une femme artiste ukrainienne (2)
Mis à jour le 28 février 2024
Les trésors de l'INHA
Auteur : Nathalie Muller
Une artiste indépendante et originale
Après avoir évoqué le parcours artistique de Chana Orloff, nous allons entrer plus précisément dans son travail de graveur sur bois. Son origine populaire ukrainienne et sa culture juive induisent une façon de penser figurative qui assimile et adapte à son propos les deux courants du cubisme et de l’expressionnisme qu’elle traverse. Le visage humain l’intéresse au plus haut point et son interprétation est souvent empreinte d’humour et d’une forme de caricature expressionniste. L’approche intellectuelle et humoristique de son travail semble issue du cubisme synthétique et l’économie des moyens est toujours mise au service de l’expression. La déformation est aussi un de ses moyens : les sujets sont traités comme dans un miroir déformant, afin de pousser plus avant l’investigation psychologique. Elle a travaillé la pierre, le marbre, le bronze mais préféré le bois, matière plus vivante, « plus amie que les autres », disait-elle. Germaine Coultard-Salmon, dans sa thèse de 1980, écrit : « La maîtrise de la taille directe du bois, qui a ses sources dans l’artisanat de son pays d’origine, l’Ukraine, explique son orientation vers un style dépouillé, personnel, accordé aux exigences rénovatrices du moment… » L’utilisation du bois dans le travail de Chana Orloff s’inscrit donc autant dans la tradition que dans la modernité.
Un album du deuil et de l’amitié
L’ouvrage Réflexions poétiques, avec des poèmes de son mari Ary Justman, publié par la revue SIC en 1917, lui permet de publier ses trois premières gravures sur bois (voir billet précédent). Cette collaboration montre l’admiration artistique réciproque entre les deux époux.
Tout autre est la teneur de ses gravures suivantes. En effet, après la guerre et la mort de son mari, emporté par la grippe espagnole en 1919, Chana Orloff fait paraître un album de bois gravés, tirés à cent exemplaires, édité par d’Alignan à Paris, le 31 mai 1919. Ce sont onze portraits travaillés sur bois de fil, tirant profit des veines du bois. Gustave Kahn dans les Feuillets d’art (juillet 1922) écrit : « le dessin de Madame Orloff est expressif. Elle en donne la valeur dans ses bois gravés, très robustes, qui ne s’arrêtent point au détail inutile, accusent le caractère du modèle… ils sont criants de vérité. »
Chana Orloff, « Bébé » et « Autoportrait en veuve », gravures sur bois, dans Bois gravés, 1919, pl. 10 et 11. Paris, bibliothèque de l’INHA, Pl Res 139. Clichés INHA
Après la tragédie de la mort de son mari, Chana Orloff trouve du soutien auprès de plusieurs amies. Grâce à cet album dévoilant son univers familier, elle rend hommage à ces femmes qui l’ont aidée durant cette période difficile. Les neuf premiers portraits sont ceux de ses amies, le dixième est celui de son bébé, puis vient l’autoportrait de l’artiste avec son voile de veuve qui clôt le portfolio, comme si l’enfant était, même sur ce support de papier, entouré par toutes ces protectrices.
Au sortir de la guerre et de son contexte économique difficile, la gravure, par ses prix plus avantageux que la sculpture, touche un plus grand nombre d’amateurs.
Une technique de gravure audacieuse
Dans cet album, tous les portraits gravés ont un visage blanc, symbole de vie, qui se dégage d’un fond noir, symbole de mort et de désespoir. Les onze matrices, toutes différentes, ont des formats très irréguliers. Elles peuvent présenter des contraintes structurelles assez fortes comme dans le portrait de Mme Robin, dont la partie supérieure droite présente une aspérité marquée limitant l’adhérence de l’encre. Ces morceaux de bois ont sans doute été récupérés et découpés selon les besoins ou les aléas de la matière : celui de Melle Watts, assez audacieux d’ailleurs par sa composition (le cou n’étant que très grossièrement amorcé et pourtant la lecture du visage n’en n’est pas perturbée), est entièrement découpé tout autour du sujet, tout comme celui de la Bonne.
À droite : Chana Orloff, « Portrait de Mlle Watts », gravure sur bois, dans Bois gravés, 1919, pl. 3. Paris, bibliothèque de l’INHA, Pl Res 139, cliché INHA. À gauche : matrice de l’estampe, bois gravé, collection de l’atelier Chana Orloff, cliché N. Muller.
Ce corps à corps avec la matrice révèle le travail d’une graveuse qui a d’abord une habitude première de sculptrice pour qui la troisième dimension est primordiale. Les successions de petits coups de gouges, assez inhabituels dans un travail classique de graveur, sont très visibles. Ces traits en zigzag apparaissent notamment dans la main de Melle Lemaître, la joue de Melle Watts, le cou de Louise Marion, le menton de Ch. Dallies, le chapeau de Mme Robin ou encore le voile de l’autoportrait.
Après la mort de Chana Orloff, sept des onze matrices de ces portraits de femmes ont été retrouvés dans un bon état de conservation dans son atelier de la Villa Seurat. C’est un exemplaire (numéroté 17/100) de l’édition originale de l’ouvrage, en 1919, que la bibliothèque de l’INHA a acquis en novembre 2011 en vente publique chez Ader. Ces onze portraits ont été imprimés en noir sur papier vergé crème sur les presses de Frazier-Soye.
À droite : Chana Orloff, « portrait de Mme Franconi », gravure sur bois, dans Bois gravés, 1919, pl. 7. Paris, bibliothèque de l’INHa, Pl Res 139, chiché INHA. À gauche : matrice de l’estampe, bois gravé, collection de l’atelier Chana Orloff, cliché N. Muller.
Les femmes représentées sont toutes des proches de Chana Orloff. Sur la couverture et repris à l’intérieur de l’album, le Portrait de Mademoiselle L., est celui de Pauline Lindelfeld, une amie de Chana Orloff qui a posé aussi pour sa sculpture la Femme qui croise les bras, appelée par la suite la Madone, lorsque le modèle entrera au couvent. La gravure sur bois reprend la même composition du visage. Yvanna Le Maistre est une artiste peintre née à Saint-Pétersbourg. Amie proche de Chana Orloff, arrivée en même temps qu’elle à Paris, elle a exposé aux mêmes salons. Épouse du peintre André-Hubert Lemaître – dont elle a deux fils, amis du fils de Chana Orloff – Yvanna Le Maistre est aussi le sujet de la sculpture de Chana Orloff intitulée La Dame à l’éventail, dont le plâtre en 1920, puis le bois en 2021, furent exposés au salon d’Automne. Le Portrait de la Bonne avec son bonnet brodé montre un visage aux joues bien rondes et au double menton. Le Portrait de Mademoiselle Louise Marion, de profil – contrairement à la majorité des autres – permet de mettre l’accent sur ses gros macarons de cheveux. Le Portrait de Madame Sigrist la représente moulée dans sa robe ; elle est l’épouse du peintre Edmond Sigrist, dont Chana Orloff a sculpté le portrait à mi-corps en 1920, dans la même pose que celle du dessin des Figures d’aujourd’hui. Le Portrait de Madame Franconi est endeuillé, de face, les mains jointes. La mort de son mari, à la tête de son peloton, est évoqué par André Salmon dans ses Souvenirs sans fin. Le Portrait du Bébé est celui d’Elie Justman, fils de Chana Orloff et d’Ary Justman. Enfin, Chana Orloff exécute son autoportrait en veuve, sous le titre de Portrait de l’artiste. C’est la planche qui clôture le portfolio.
À droite : Chana Orloff, « Portrait de Louise Marion », gravure sur bois, dans Bois gravés, 1919, pl. 4. Paris, bibliothèque de l’INHA, Pl Res 139, cliché INHA. À gauche : matrice de l’estampe, bois gravé, collection de l’atelier Chana Orloff, cliché N. Muller.
Eric Justman, petit-fils de l’artiste, a fait réédite, en 1976 les matrices retrouvées dans l’atelier. Le tirage 10/100 de cette édition de 1976 – numéroté, signé avec un tampon et achevé d’imprimer sur les presses de Fequet et Baudier le 25 mars 1976 – a été déposé au département des Estampes de la BnF. Cette édition de 1976 ne compte pas les Portraits de Mademoiselle L., de Madame Sigrist, de Mademoiselle Dallies, ni le Portrait du Bébé ; mais elle est enrichie de trois portraits d’hommes, dont les matrices ont aussi été retrouvées dans l’atelier : le portrait de Jean Paulhan, celui de d’Alexandre Mercereau et enfin, Le Portrait, celui d’un homme, portant un uniforme dont le col comporte un insigne militaire, probablement celui d’Ary Justman, son défunt mari. Ce portrait, contrairement aux autres, a la partie gauche du visage dans le noir, soulignant sans-doute le passage de la vie à la mort. Un exemplaire de cet album de 1976 est exposé dans l’atelier. Cet ensemble réédité ne correspond plus vraiment à l’intention originelle de l’artiste et perd de sa force symbolique puisque le bébé n’y est pas et qu’il ne s’agit plus d’un album de portraits exclusivement féminins.
Vue de l’atelier de Chana Orloff avec la série de portraits imprimés en 1976. Cliché N. Muller
Chana Orloff et Jean-Émile Laboureur
À gauche : portrait de Jean-Émile Laboureur, 1920, sculpture en bronze, dans l’atelier de Chana Orloff, cliché Nathalie Muller. À droite : lettre autographe signée de Chana Orloff à Jean-Émile Laboureur, 13 mars 1922. Paris, bibliothèque de l’INHA, Autographes 201, 33, 6. Cliché INHA
Chana Orloff a réalisé une vingtaine de gravures seulement. Après les Réflexions poétiques et les gravures pour SIC, c’est le graveur Jean-Émile Laboureur, réel soutien durant ces années difficiles, qui l’encourage pour cette série. Elle réalisera d’ailleurs en 1920 son portrait sculpté, sur bois et sur bronze. Une lettre acquise grâce à la SABAA en 2011 et conservée à la bibliothèque de l’INHA témoigne des liens proches entre les deux artistes. Le dessin préparatoire de cette sculpture, dédicacé « À Laboureur », est aussi passé en vente chez Ader en 2011 dans la succession de Sylvain Laboureur, fils du graveur et auteur du catalogue raisonné très complet de l’œuvre de son père. Au salon des Indépendants de 1922, cette sculpture du portrait de Jean Émile Laboureur fait sensation. Le peintre et ami de l’artiste, Reuven Rubin, écrit : « Ce fut à Paris en visitant le Salon, que je suis tombé pour la première fois sur Orloff, au milieu, le clou du salon, une tête polie, entourée de centaines d’artistes et de critiques faisant des commentaires élogieux. » La bibliothèque de l’INHA conserve plus de trois cent cinquante pièces de ce graveur, et c’est donc bien d’avoir pu réunir aujourd’hui, dans la même collection, les œuvres graphiques des deux artistes.
Nathalie Muller, service du Patrimoine