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Christelle Lozère : les réseaux d’artistes dans les Antilles françaises
Mis à jour le 1 juillet 2021
Paroles
Auteur : Christelle Lozère
L’INHA a eu le plaisir d’accueillir au cours du mois de juin, en tant que chercheuse invitée, Christelle Lozère, maîtresse de conférences en histoire de l’art contemporain à l’université des Antilles (CNRS UMR 8053 LC2S, membre de l’équipe FRACAGE) et responsable de la licence au département d’histoire. Sa thèse, soutenue à l’université Bordeaux III sous la direction de Dominique Jarrassé, a été récompensée par le Prix du musée d’Orsay en 2011. Elle coordonne actuellement le programme international « Acteurs, images et pensées en réseaux Europe/Caraïbe, 1920-1946 », lauréat de la Fondation Maison des sciences de l’homme et les « Rendez-vous numériques en histoire de l’Art des Antilles », carte blanche de l’INHA 2021. Elle est aussi co-responsable adjointe de l’équipe REZO Antilles de l’AIHP-GEODE et membre de l’Association internationale des critiques d’art Caraïbe sud. Elle sera chercheuse invitée au Clark Art Institute au printemps 2022.
Christelle Lozère a accepté de revenir sur ses travaux de recherche et son parcours pour « Paroles de lecteurs ».
Pourriez-vous présenter votre champ de recherche ?
Actuellement, mes travaux de recherches portent sur l’histoire de l’art des Antilles françaises en contexte esclavagiste et post-esclavagiste aux XIXe-XXe siècles. Je me consacre à l’étude des réseaux d’artistes — peintre, sculpteur, photographe, illustrateur, artisan, etc. —, natifs ou non des Antilles, à leurs (im)mobilités, à la circulation des images et des imaginaires antillais entre l’Europe et la Caraïbe. Je m’intéresse particulièrement à la période de l’entre-deux-guerres où se diffuse à travers la Société coloniale des artistes français une peinture antillaise qualifiée par ses détracteurs de « doudouiste » à cause de ses images perçues comme exotiques et touristiques. Il s’agit, en réalité, d’une esthétique plus complexe, qui a été façonnée par les élites antillaises assimilationnistes et représentée par de nombreuses femmes artistes. Depuis ma thèse, je travaille également sur les expositions et les salons coloniaux dans les villes de province, et sur la construction d’une identité coloniale culturelle dans les villes portuaires du XIXe siècle.
Diriez-vous que cette esthétique « doudouiste » a contribué d’une certaine façon à l’affirmation d’une identité culturelle antillaise autonome par rapport à la métropole ?
J’exclus le terme de « doudouiste » de mon travail, car les artistes antillais n’utilisaient pas cet adjectif pour qualifier leur art et leur folklore. Dans la fiction républicaine post-esclavagiste, l’art antillais est français. Il a été nourri par trois cents ans de colonisation porteuse d’élévation culturelle et du « bel art ». Pour les fervents de l’assimilation — soit la grande majorité des Antillais d’alors —, l’esthétique des « vieilles colonies » est l’expression d’un régionalisme qui est comparé dans l’affiche officielle des célébrations du Tricentenaire du rattachement des Antilles et de la Guyane à la France (1935-1936) à celui des Bretons ou des Alsaciens. Dans les revues Tropiques (1941) et Martinique (1944), la négritude remettra en question l’effacement identitaire africaine prôné par les détenteurs de l’assimilation par une réappropriation historique, culturelle et artistique des peuples noirs. Mais cette révolution poétique et anticolonialiste majeure aura aussi pour conséquence le rejet du modèle occidental des beaux-arts et l’effacement de l’art antérieur à la seconde guerre mondiale considéré comme colonial, donc non antillais. Ce déboulonnement des modèles et des cadres de référence, né dans la rébellion de la guerre et du jeu du contre-discours politique et esthétique, va bâtir la mémoire et le rapport à l’art des Antillais. Mon travail d’universitaire consiste à analyser les mécanismes historiques de cette fracture esthétique, identitaire et mémorielle en tenant compte de la complexité de l’histoire antillaise. Je m’intéresse autant aux artistes descendants des habitants sucriers, des hauts fonctionnaires coloniaux, de la bourgeoisie de couleur, qu’aux artistes voyageurs, qu’aux plus modestes artistes d’ascendance servile ou amérindienne, issus de la migration ou de l’engagisme. Personne n’est exclu de mon corpus, car tous ont construit l’histoire de l’art des Antilles de Fort-de-France à Pointe-à-Pitre, de Saint-Pierre à Basse-Terre ou depuis Paris.
Voulez-vous nous présenter une figure parmi les femmes artistes que vous évoquez ?
En contexte colonial, les femmes seront très nombreuses à s’affirmer à travers les pratiques artistiques, vectrices de sociabilités, d’ascension sociale, de reconnaissance et de liberté. Germaine Casse est sans nul doute la personnalité la plus complexe et fascinante de mon corpus. Fille d’un député blanc créole guadeloupéen de la gauche radicale et d’une institutrice, elle crée en 1924 à Pointe-à-Pitre la Société des artistes antillais. Son discours sur l’art est très colonialiste. Membre active de la SCAF, amie proche d’Henry Bérenger, son président, et de Gratien Candace, elle est l’artiste peintre d’origine antillaise la plus connue de Paris à partir des années 1920. Mon défi a été de découvrir pourquoi la presse afro-américaine parlait du sang noir qui coulait dans ses veines tout en admirant son travail. Une longue enquête généalogique m’a permis de découvrir que sa grand-mère maternelle était une Peule qui avait eu des enfants avec un officier britannique. Elle était donc africaine. Comme d’autres artistes clairs de peau, mais dont les aïeux avaient été asservis, Casse restait discrète sur ses origines maternelles. Il faut comprendre que l’infériorité biologique des Noirs était théorisée par les scientifiques et porteuse de discrimination. La femme peintre semble avoir libéré sa parole devant des journalistes afro-américains. Casse a contribué avec d’autres artistes féministes et des hommes politiques de couleur dont elle était proche à changer le regard sur les Antilles en faisant de l’Antillaise créole, noire et métissée un modèle de beauté, d’élégance et de réussite, digne des beaux-arts. Mais c’est l’imaginaire libertin des cabarets parisiens et masculins qui a détourné la figure de la « doudou » en objet de désir et de consommation. Il y a d’autres très beaux exemples de femmes artistes d’origine antillaise aux parcours exceptionnels en sculpture, en musique, en danse ou dans le cinéma. La plupart de ces femmes sont aujourd’hui totalement oubliées. Elles ont lutté pour se faire une place dans monde de l’art, en contournant, en jouant, en dénonçant ou en renforçant les stéréotypes. Mon travail est de les redécouvrir au hasard d’une archive, d’une coupure de presse ou d’une image.
Exposition Germaine Casse… : Guadeloupe ; l’œuvre complète rapportée par Madame Germaine Casse de sa mission à la Guadeloupe. Provence 25 juin-11 juillet 1925 / Préf. par H. Bérenger. Paris, bibliothèque de l’INHA, 8 pièce 18236. Cliché Christelle Lozère
Travailler sur ce sujet était-il une évidence dans votre parcours d’historienne, ou quelque chose vous y a-t-il amené ?
Mon père est guadeloupéen et ma mère du Pays basque. J’ai fait toutes mes études en histoire de l’art jusqu’au doctorat à Bordeaux, ma ville de naissance. La passion pour cette discipline m’est venue dès le lycée où j’avais choisi l’option histoire de l’art. L’art crée en moi une émotion très forte : j’adore l’art de la Renaissance, le baroque ou encore la peinture du XIXe siècle. Travailler sur l’art colonial ou antillais n’était pas du tout mon projet d’étudiante, mais le jour où en troisième année de licence le professeur Dominique Jarrassé (qui allait devenir mon directeur de thèse) a montré en cours une affichette sur une foire coloniale de Bordeaux en disant que le sujet pourrait faire l’objet d’un master, j’ai su que mon chemin était là. Mes origines antillaises et bordelaises m’ont rattrapé. La passion pour le sujet m’a foudroyé. Isolée en histoire de l’art par ma thématique, j’ai été, dès ma première année de thèse, accueillie par les historiens du colonial qui m’ont ouvert leurs réseaux et initiés à leur méthodologie. Recrutée un an après mon doctorat dans un département d’histoire à l’université des Antilles, il était évident que je devais me consacrer entièrement à écrire l’histoire de l’art de la Caraïbe dans une dimension que je souhaitais transatlantique et impériale.
Voulez-vous partager le souvenir d’une découverte particulièrement marquante au cours de vos recherches ? Un document, un personnage…
J’adore la recherche, et surtout la microhistoire, car elle est celle des artistes peu connus, en marge, oubliés, effacés de l’histoire de l’art officiel. C’est là où on trouve généralement les artistes de condition sociale modeste, les autodidactes, les professeurs de dessin dans les écoles. Cela demande de traquer le moindre détail dans les archives sur la vie d’un personnage ; de dépouiller des journées entières les actes d’états civils ou la presse ou les annuaires ; d’être en connexion avec toutes les salles de vente pour découvrir de nouvelles œuvres sur le marché de l’art. Chaque découverte est magique, un moment d’euphorie, parfois partagé avec des familles d’artistes qui me contactent pour comprendre l’origine d’un tableau, d’un dessin, d’une photographie. Certains parcours de vie sont pleins d’émotion comme celui d’Henri Gabriel, professeur de dessin d’origine haïtienne, fils d’une couturière, qui a été le principal peintre de la Guadeloupe à partir de la fin du XIXe siècle ou la magnifique histoire d’amour de Pierre Bodard, prix de Rome, avec sa chère « Mano », une belle mulâtre épousée à Fort-de-France alors qu’il était mobilisé en Martinique pendant la première guerre mondiale. La beauté de sa belle-sœur, qui sera son modèle, et de son épouse, toutes les deux musiciennes, sera la source d’inspiration de sa production martiniquaise célébrée dans le Paris des années folles.
Quand vous avez débuté vos recherches, s’agissait-il d’un champ de recherche encore vierge, ou avez-vous pu vous appuyer sur les travaux d’autres historiens, qui vous auraient marquée ?
L’histoire de l’art aux Antilles françaises a été initiée par l’historienne Danielle Bégot, aujourd’hui décédée. Elle a posé les bases de la discipline. C’est une rencontre avec elle alors que je venais de soutenir ma thèse en 2010 qui m’a amené à être « repérée ». Elle partait alors à la retraite et elle voulait que le développement de la discipline perdure. Mon recrutement, à seulement 30 ans, fut un chamboulement dans ma vie et celui de mon époux, car nous ne connaissions pas du tout la Martinique. Il m’a fallu plusieurs années pour m’approprier l’histoire de l’art de la Caraïbe et un travail acharné. Aujourd’hui, je suis la seule historienne de l’art titulaire de l’université des Antilles et même de la Guyane. Les enjeux disciplinaires sont très importants pour le patrimoine artistique local, la formation des étudiants et la recherche. Je me bats pour créer une petite génération d’historiens de l’art natifs ou pas des Antilles. Il est si important de décentrer les regards, d’écrire sur la Caraïbe depuis la Caraïbe avec un récit parfois alternatif, de créer une impulsion chez les jeunes. Mais il ne serait pas juste de dire que je suis totalement seule, car autour de moi, je suis entourée de collègues en sciences de l’art et en études culturelles qui travaillent avec dynamisme sur l’art très contemporain. J’ai pu aussi construire petit à petit des réseaux avec des historiens de l’art des Petites Antilles anglaises, d’Haïti et des États-Unis. Appartenir à un laboratoire pluridisciplinaire et spécialisé sur la Caraïbe, le LC2S, est une richesse. J’adore particulièrement travailler avec les anthropologues et les chercheurs CNRS. Ils se reconnaîtront.
Préfacé par Danielle Bégot, pionnière dans l’histoire de l’art antillais, le catalogue d’exposition « Jules Marillac : un peintre à la Martinique », dans les collections de l’INHA (en libre-accès, NZMARI23.A3.1990).
Quel projet menez-vous actuellement à l’INHA ?
Ce séjour est un émerveillement pour moi, une grande chance. Il me permet d’abord d’accéder à des fonds bibliographiques exceptionnels et des bases de données précieuses et cela dans un cadre somptueux. La distance avec les grands centres de recherches n’est pas simple à gérer. Ma recherche à l’INHA a pour objectif de mettre en lumière la présence d’artistes natifs des Antilles dans les Salons artistiques parisiens. L’absence d’un enseignement artistique professionnalisant en Guadeloupe et en Martinique contraint, dès la fin du XVIIIe siècle, la jeunesse à quitter leur colonie de résidences pour se former dans les écoles d’art du continent. À partir du XIXe siècle, Paris devient un point d’ancrage pour les artistes antillais. Favorisant un art réservé aux élites, cette dépendance à la France, qui imposa ses modèles, sera maintenue et voulue par le pouvoir colonial jusqu’en 1944, date de la création de l’école des arts appliqués de Fort-de-France (première école d’arts des Antilles), grâce à la pression du cercle des Césaire. À ce jour, j’ai déjà retrouvé 31 artistes peintres nés à la Guadeloupe et à la Martinique, exposant à Paris au XIXe siècle. Ce sont pour la plupart des Blancs créoles, mais pas seulement, on trouve aussi des artistes de couleur d’ascendance servile. Les plus célèbres sont Guillaume Guillon Lethière et Benjamin Rolland. Il y a également plusieurs femmes peintres. Mais certains de ces artistes sont retournés au pays ouvrant des ateliers aux Antilles et dès le XVIIIe siècle, il exista bien des pratiques artistiques insulaires en marge des Salons officiels et un petit marché de l’art. La Guadeloupe et la Martinique auront un développement différent. C’est toute la richesse de cette histoire de l’art que je tenterai également de traduire à travers « Les rendez-vous numériques avec l’histoire des Antilles », carte blanche de l’INHA 2021. Le projet, porté par le CNRS LC2S, est en partenariat avec la bibliothèque universitaire des Antilles, la base MANIOC, le Mémorial ACTe et la Fondation pour la mémoire de l’esclavage. Il est constitué d’un comité scientifique de haute expertise et international. Il s’adresse tout autant à la communauté des chercheurs qu’au grand public grâce à son format de courtes vidéos.
Les catalogues d’exposition de la Société coloniale des artistes français, où les territoires d’outre-mer sont présents en tant qu' »anciennes colonies », sont des ressources précieuses pour l’histoire de l’art des Antilles. Paris, bibliothèque de l’INHA, 8H2406. Cliché INHA
Avez-vous des projets de publication en cours ?
J’ai trois projets de publications qui devraient aboutir très prochainement, en 2021 et 2022. Le premier portera sur l’Exposition du tricentenaire du rattachement des Antilles et de la Guyane à la France à travers sa croisière de propagande. Le rôle des artistes est majeur. Le second sera la publication de ma thèse de doctorat sur les expositions coloniales en province au XIXe siècle. Je coordonne également un numéro spécial avec Jean-Pierre Sainton et Clara Palmiste (équipe REZO) dans le Bulletin de la Société d’histoire de la Guadeloupe qui paraîtra en août 2021.
Un ouvrage sur l’histoire de l’art des Antilles est aussi en cours d’écriture issu en partie de mes découvertes à l’INHA.
- « Les rendez-vous numériques avec l’histoire de l’art des Antilles », vidéo de présentation du projet.