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Clotilde Brière-Misme (1889-1970)
Une femme à la Bibliothèque d’art et d’archéologie
Avant d’être intégrée à la Bibliothèque de l’INHA en 2003, la Bibliothèque d’art et d’archéologie a connu bien des péripéties. L’entre-deux-guerres fut la période où elle opéra sa transition du statut de bibliothèque privée à celui de bibliothèque universitaire. Cette époque fut marquée par trois personnalités singulières que nous vous proposons de découvrir tour à tour : son directeur, André Joubin, son magasinier, Jean Sineux, et celle par qui nous commencerons cette série de portraits, sa bibliothécaire et son éminence grise, Clotilde Brière-Misme.
1918 : une nouvelle époque
Clotilde Brière-Misme fut la première femme à occuper un poste à responsabilités au sein de la Bibliothèque d’art et d’archéologie. De 1918 à 1939, elle en fut successivement secrétaire, bibliothécaire et directrice adjointe de fait, puis conservatrice honoraire bénévole. Elle fut d’ailleurs la première femme à travailler officiellement pour la bibliothèque et à collaborer à son Répertoire d’art et d’archéologie, sa publication phare, dont elle devint secrétaire de rédaction en 1920. Elle fut encore la première personne de la bibliothèque à ne pas être directement choisie par son fondateur, le couturier Jacques Doucet. Enfin, à côté du directeur André Joubin et du « garçon » (magasinier) Jean Sineux, tous deux cinquantenaires, Clotilde Misme incarnait, à 29 ans en 1918, la jeune génération. Pour la bibliothèque, sa nomination ouvrit donc, symboliquement, une nouvelle époque.
Pourtant, la maîtrise que Marie-Édith de La Fournière a consacrée à la bibliothèque en 1995 la mentionne à peine. Son rôle a été négligé – je n’ose pas dire invisibilisé, ce qui serait en partie inexact, puisqu’elle fut faite chevalier de l’ordre d’Orange-Nassau en 1935 pour son oeuvre érudite et chevalier de la légion d’honneur en 1936 pour les services rendus à la bibliothèque – mais plutôt oublié, comme l’ensemble de l’histoire de la bibliothèque en somme.
Une femme dans une bibliothèque, la chose n’était pas si banale en 1918. En 1925 encore, à quelques mois de son mariage, des personnes malavisées trouvaient là sujet à médisances, dont Clotilde Misme dut se défendre auprès de son futur mari : « on vous dit que je vois un tas d’hommes à la bibliothèque. J’en vois toujours moins, et ils sont plus sérieux, que celles qui vont dans le monde, et je les vois de moins près que celles qui dansent, et on a autre chose à faire que de marivauder ». Clotilde Misme ne passa pas non plus inaperçue au sein du mouvement féministe. Esther Welmoet Dyserinck, figure du féminisme néerlandais, rencontra la jeune femme lors d’un séjour à Paris et lui consacra un article en 1927 : « Le Roi de la mode et la travailleuse ». Pour elle, Clotilde Brière-Misme incarnait la femme moderne : « non, vraiment, nous n’avons pas combattu et travaillé pour rien… les femmes font leur chemin, partout dans le monde ».
Éducation et débuts comme critique d’art
Cette situation exemplaire n’était pas tout à fait le fruit du hasard. Clotilde Brière était la fille de l’architecte lyonnais Louis Misme et de Jeanne Maurice (1865-1935), journaliste et pionnière du féminisme français, plus connue sous le nom de Jane Misme(prononcer MiSme). Pour sa mère, une jeune femme devait naturellement trouver un métier et assurer son autonomie financière. Clotilde fut, dit-elle, « formée à la connaissance des arts par son père, au métier de lettres par sa mère ». Sa vocation naquit sur les bancs du lycée Molière, à écouter les cours de son professeur d’histoire de la civilisation, Paul Bondois. « Il donnait une grande place à l’art, peut-être même disproportionnée ; il en parlait avec feu et arrivé à Rembrandt, il s’étranglait d’enthousiasme ».
Eugénie Maurice, Jane Misme dans son salon, 1897, bibliothèque de l’Inha, Ms Bcmn 498 (10), chap. IV, f. 39 bis. Cliché Inha
Toute jeune elle dessine un peu. Elle publie son premier article « exactement à vingt ans », le 24 avril 1910, dans la rubrique beaux-arts de l’hebdomadaire féministe fondé par sa mère, La Française. Pendant des années, elle y rend compte des expositions de femmes artistes. Elle écrit également dans La Vie. Elle suit les cours de l’École du Louvre de 1910 à 1913 où elle est l’élève de Salomon Reinach puis de son futur mari, Gaston Brière. Théodore Reinach, directeur de la Gazette des Beaux-arts, sympathisant féministe, assure sa mère que l’histoire de l’art est bien « une carrière pour une femme » et accepte de l’embaucher pour tenir ses lecteurs au courant de l’art hollandais. Le vieux Roger Marx, rédacteur en chef, l’initie à la critique d’art et lui fait publier ses premières critiques pour les Petites expositions dans la Chronique des arts et de la curiosité, supplément de la Gazette, en 1912 ; d’abord anonymement, puis sous ses initiales.
Une idylle se noue ; Roger Marx demande la main de la jeune fille qui dit oui, malgré trente ans d’écart d’âge. Mais il meurt le 13 décembre 1913. Elle finit par obtenir la rubrique des Petites expositions, qu’elle tient d’avril 1917 à novembre 1919 et qui lui vaut fin 1919 le prix Frantz-Jourdain de la critique d’art indépendante. Ce prix lui offre une porte de sortie honorable d’une activité, la critique d’art, qui ne lui convient pas : « c’était un milieu trop vivant pour moi ; je préférais me retrancher dans le passé » – et se plonger dans l’univers des intimistes hollandais du 17e siècle, qui font le sujet de sa thèse, restée inachevée. « Ce calme, ce silence, cette impression de retraite et de sécurité, convenaient à mon caractère », confiera-t-elle à Frits Lugt pour son 80e anniversaire. Cette passion allait faire d’elle, selon ses propres mots, « la seule Française qui, au XXe siècle se soit spécialisée dans l’histoire de l’art hollandais ».
Au service de la Bibliothèque d’art et d’archéologie
Clotilde Misme connaissait très bien la Bibliothèque d’art et d’archéologie, pour l’avoir fréquentée assidûment pendant la guerre. Autorisée à titre exceptionnel à travailler dans la bibliothèque fermée et sans chauffage, elle y a traqué pendant des heures les tableaux hollandais dans les catalogues de ventes. À l’automne 1918, elle demande à Gaston Brière si elle pourrait entrer à sa suite au musée du Louvre. Elle essuie un refus. Mais elle a déjà posé sa candidature à la bibliothèque au printemps. Grâce au soutien d’Albert Vuaflart, ancien directeur provisoire, et du recteur Paul Appell, elle est engagée à l’essai, sans traitement, puis définitivement après un mois ; d’abord comme secrétaire puis, « titre de courtoisie », comme bibliothécaire.
Clotilde Brière-Misme et divers, carnet d’adresses de la bibliothèque, [1919-1937], bibliothèque de l’Inha. Cliché INHA
Elle tient alors le carnet d’adresses de la bibliothèque, les registres d’inventaire et de catalogues de ventes. Une dactylographe recrutée en 1920, Mlle Courtois, « parente d’un haut fonctionnaire dont l’appui est utile à la bibliothèque », ne la décharge que médiocrement. Clotilde Brière a laissé un témoignage très vivant et très drôle de sa collaboration avec le directeur de la bibliothèque. Son entente est parfaite avec Joubin, « bientôt un ami, presque un camarade », et bientôt témoin à son mariage. Elle remplit de fait le rôle d’adjointe, recevant « parfois des visiteurs de marque, lorsque son chef les jugeait ennuyeux » et finissant par imiter sa signature, et signer à sa place « jusqu’à certains papiers administratifs ». Comme Joubin, elle cherche « des appoints pour l’impécunieuse maison ». « Diplomate avant tout, occupé des relations extérieures, le patron gouverne de haut le train-train intérieur. Il sanctionne les projets d’achats, reçoit les visiteurs éminents, s’intéresse au travail de ses subordonnés. Assis en face de Clotilde de l’autre côté de son bureau, il la regarde écrire lettres ou fiches avec un plaisir qui encourage. À elle reviennent sauf exception, les rapports avec les libraires, les éditeurs, les lecteurs, les échanges avec la province et l’étranger ; les ‘entrées’ ; le catalogue, et une assez lourde correspondance ».
Contrairement à sa mère adorée, Clotilde Brière ne s’est jamais sentie « combative », au sens féministe du terme. « Elle pouvait être utile », disait-elle, « tout en suivant sa vocation : la propagande du beau autant que celle du bien, valait pour un public avide de savoir et comprendre ». Elle veille à ne jamais se mettre en avant ni à prendre d’initiative. Au caractère, elle montre une certaine froideur dans ses relations qui impressionne jusqu’à ses parents. Rose Adler, qui vivait dans l’adoration de Jacques Doucet depuis que celui-ci l’avait faite relieuse attitrée de sa bibliothèque littéraire, voyait en elle un esprit étroit qui trahissait les hauteurs de vue du « Magicien » ; elle la décrit dans son journal intime comme « cérébrale et spécialisée ». Plus neutre, Marie Dormoy salue en 1930 celle qui « apporta à l’organisation et à la nouvelle adaptation de cette oeuvre [la Bibliothèque d’art et d’archéologie], ses dons de femme et ses qualités d’érudite ».
Grande salle de lecture sur jardin de la bibliothèque dans l’hôtel Salomon de Rothschild, vers 1924 (André Joubin, « La bibliothèque d’art et d’archéologie de l’université de Paris, dans Société des amis de la bibliothèque d’art et d’archéologie de l’université de Paris, 1 (1929), p. 19). Cliché Inha
Après avoir activement préparé le déménagement de la bibliothèque dans l’hôtel Salomon de Rothschild, achevé à l’été 1923, Clotilde travaille en effet au reclassement de ses collections, avec l’aide de sa cousine Yvonne Chulliat, recrutée comme auxiliaire en février 1924. Jusque-là présente tous les matins, elle vient, à partir d’octobre 1924, les après-midis. « M. Joubin préfère cela », écrit-elle à son futur mari, « à cause du public, qui vient l’après-midi [seulement], et lui, n’est pas toujours là ».
Son mariage avec Gaston Brière, le 21 décembre 1925, l’oblige à s’occuper de l’appartement de fonction de son mari, conservateur au château de Versailles. Désormais, elle y a son « jour » où elle reçoit régulièrement une « élite éclairée : collectionneurs, critiques ou historiens d’art, collègues, journalistes, gens du monde ». « Pour remplir ses nouvelles obligations, elle a jeté du lest » : nommée conservateur du département des estampes et photographies le 5 juillet 1928, elle abandonne ses fonctions de bibliothécaire à sa cousine. Jusqu’en juin 1939, « elle ne va plus que deux après-midi par semaine à la Bibliothèque d’art et d’archéologie où, bénévolement, et avec une équipe bénévole, elle s’occupe de la section des estampes et des photographies ».
C’est un peu par hasard que Clotilde Brière s’était mise à la photographie documentaire. En 1920, Miss Helen Frick fonda à New York la Frick Art Reference Library, en mémoire de son père, magnat de l’acier, mort l’année précédente. Cherchant des correspondants à l’étranger, elle approcha la Bibliothèque d’art et d’archéologie et rencontra Clotilde Misme dès l’automne 1920. Le 1er décembre 1920, Clotilde devint sa correspondante officielle ; elles furent bientôt amies. Pour aider la bibliothèque, Helen Frick finança la reproduction d’oeuvres d’art ; Clotilde Misme commandait des clichés et les deux bibliothèques s’enrichissaient chacune d’un tirage. De cette manière, Helen Frick fournit environ 7 263 épreuves à la bibliothèque de 1920 à 1939. Créée par Louis-Eugène Lefèvre avant-guerre, la photothèque était alors proche de l’abandon, faute de personnel et de moyens. En 1927 encore, l’ancien billard de Mme Salomon de Rothschild croulait sous les piles de photographies en attente de traitement. Avec l’aide d’une armée de jeunes femmes, cinq anciennes élèves de l’École du Louvre et deux bibliothécaires le plus souvent bénévoles, Clotilde Brière s’emploie jusqu’à la guerre à trier, classer, ficher les quelque 130 000 épreuves acquises par Doucet. Elle relance les acquisitions de photographies, ouvre pour elles un registre d’inventaire, crée un catalogue sur fiches, fait coller les épreuves sur carton à l’aide d’une presse électrique. Elle élargit le noyau formé par son prédécesseur et le réordonne en grandes séries thématiques : archéologie, architecture, peinture, dessin, sculpture, arts décoratifs, manuscrits à peintures. Priorité cependant est donnée aux photographies de peintures, pour lesquelles elle rédige un cadre de classement spécifique ; car ce sont, dit-elle, « les plus demandées par les lecteurs, les plus sujettes à s’accroître », les « photographies de dessins et de sculptures » étant « les plus demandées après les peintures ». De 1931 à 1937, 40 000 photographies de peintures sont ainsi rendues accessibles aux lecteurs.
Clotilde Brière-Misme, « Classement des photographies dans les boîtes », vers 1930, bibliothèque de l’Inha. Cliché Inha
Peu après l’installation de la bibliothèque dans le nouvel institut d’art de la rue Michelet, en 1936, la société des amis de la Bibliothèque ne cachait pas sa satisfaction : « Lors de la visite de la photothèque, on a pu apprécier la méthode et l’ordre qui règnent dans ce département de la bibliothèque, digne désormais de rivaliser avec les plus parfaites organisations étrangères de ce genre… La photothèque, dans la grande salle centrale, avec ses vastes classeurs, ses fichiers, ses tables bien éclairées offre un exemple parfait d’organisation ». Mais, dans son rapport de 1937, Clotilde Brière livre une version moins rose de la réalité. Pour la photothèque, dit-elle, il n’y a ni argent, ni personnel. Faute d’acquisitions suffisantes depuis la guerre, la collection accuse un retard notable par rapport aux institutions étrangères. « Malgré la peine que l’on se donne », constate-t-elle amèrement, « le résultat est décourageant, tant la tâche nécessaire pour mettre le département en bon état est immense ».
Dernières années
Définitivement retirée de la bibliothèque en 1939, elle ne cesse de publier sur ses chers Hollandais jusqu’en 1955. Mais la cécité, dont les premiers signes s’étaient manifestés au début des années 1920, lui interdit désormais tout travail poussé. Elle continuera cependant à écrire au stylo-bille, avec beaucoup de peine, pour compiler et rédiger ses souvenirs. Elle a laissé des mémoires inédits, scrupuleusement dactylographiés et illustrés de documents originaux et de photographies – une biographie de sa mère, une biographie de son mari, et une autobiographie dédiée à ses filleuls, toutes pleines d’humour, qui restituent parfaitement le climat de l’époque et révèlent un talent de conteuse. Cet article leur est en grande partie redevable.
Clotilde Brière a partagé ses livres entre la Bibliothèque d’art et d’archéologie et l’institut néerlandais de Paris. Elle a donné ses papiers à l’institut d’histoire de l’art de La Haye (RKD) et ceux de son mari, concernant les musées, à la Bibliothèque centrale des musées nationaux (aujourd’hui Inha, Ms Bcmn 316). La bibliothèque de l’Inha conserve encore d’autres souvenirs des Brière : un fonds d’archives (Archives 25), issu d’une série de dons et legs échelonnés de 1921 à 2006, et une suite de manuscrits donnés à la Bibliothèque centrale des musées nationaux par M. et Mme Piot, neveux des Brière, en 1993, dont les mémoires dactylographiés sus-cités (Ms Bcmn 498).
Pour finir, Clotilde Brière a légué à l’université de Paris un immeuble de rapport que son père avait construit 17, rue de l’Annonciation à Paris, afin que ses revenus nets servent à enrichir les collections de la bibliothèque. Aujourd’hui encore, ce legs constitue une source majeure de financement pour les acquisitions de la bibliothèque.
Jérôme Delatour, service du patrimoine
En savoir plus
- Archives administratives de la Bibliothèque d’art et d’archéologie (Archives nationales, AJ16 8387)
- Clotilde Brière-Misme, correspondance (Inha, Ms Bcmn 498 (8, 1))
- Clotilde Brière-Misme, Brierana (Inha, Ms Bcmn 498 (9,1))
- Clotilde Brière-Misme, Une Grande amie de Francisque Sarcey, Mme Jane Misme (Inha, Ms Bcmn 498 (10))
- Clotilde Brière-Misme, recueils d’articles publiés (Inha, Archives 25, 10.2.1 et Ms Bcmn 498 (18))
- Clotilde Brière-Misme, autobiographie (Inha, Ms Bcmn 498 (18), f. 196-234)
- Clotilde Brière-Misme, Rapport sur le département des estampes et photographies d’octobre 1935 à octobre 1937 (Inha, archives de la bibliothèque)
- Claude Roger-Marx, « La Bibliothèque d’art et d’archéologie », dans L’Information universitaire, 17 octobre 1921 (Inha, Archives 97, 8, 217-3)
- Esther Welmoet Wijnaendts Francken-Dyserinck, « Voor Vrouwen – Van ‘n modekoning en ‘n werkende vrouw », dans Groene Amsterdammer, 23 juillet 1927 (Archives nationales, AJ16 8406)
- Clotilde Brière-Misme, « Le département des photographies à la bibliothèque d’art et d’archéologie », dans Société des amis de la bibliothèque d’art et d’archéologie de l’université de Paris, 3 (1930)
- Marie Dormoy, « La Bibliothèque d’art et d’archéologie fondation Jacques Doucet », dans Bulletin du bibliophile, 1930
- Suzanne Damiron, « La Bibliothèque d’art et d’archéologie (1934-1946) », dans Société des amis de la bibliothèque d’art et d’archéologie de l’université de Paris, 8 (1949)
- Rose Adler, Journal, 2014
- Charlotte Foucher Zarmanian, « Historiennes de l’art : Gabrielle Rosenthal (1881-1941), Clotilde Brière-Misme (1889-1970) et Agnès Humbert (1894-1963) », dans L’Historiographie française de l’art (1890-1950), Michela Passini et Neil McWilliam (dir.), Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg (à paraître)