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Dans le tram avec Max Beckmann
La bibliothèque de l’INHA a récemment fait l’acquisition d’une pointe sèche de Max Beckmann (1884-1950), In der Trambahn, éditée par les soins de son ami Reinhard Piper en 1922. Elle rejoint le Portrait de Madame H. M. (Naila), une gravure sur bois de la même période qui demeurait à ce jour l’unique estampe de l’artiste allemand dans les collections patrimoniales de notre institution. Son arrivée aux côtés d’une gravure sur bois d’Ernst Ludwig Kirchner fait écho aux acquisitions d’œuvres germaniques réalisées aux premiers temps de la bibliothèque d’Art et d’archéologie de Jacques Doucet, mais dans lesquelles la jeune tendance expressionniste n’avait pas trouvé sa place. Dans cette planche désormais consultable sur la bibliothèque numérique et sur rendez-vous pour voir l’originale, Beckmann se révèle comme l’artiste étonnant qu’il fut dans l’instable République de Weimar : un maître dans la représentation d’un monde urbain aliénant et désarticulé, marqué par les troubles politiques et sociaux de l’après-guerre.
En transit
Dans un format paysage, Dans le tram fige la procession latérale de trois personnages assis côte à côte, tandis qu’un quatrième, pipe au bec, se glisse dans la voiture à l’arrêt par une porte latérale. Les inscriptions « Links absteigen » (descente à gauche) et « Ostbahn 18 » ancrent la scène à Berlin, et jouent du principe même de l’estampe et de ses procédés d’inversion, en apparaissant à l’envers sur la porte vitrée pour la première, à l’endroit pour la seconde. On distingue à l’arrière-plan plusieurs saynètes de rue, dont une figurant deux passants en pleine altercation sous le regard d’un chien cabré. Les attitudes et attributs des trois personnages principaux éveillent l’indiscrétion du regardeur, projeté par son positionnement dans la rame, au cœur d’une odyssée urbaine. La femme sur le côté gauche, qui repose ses deux mains osseuses sur son sac, semble comme anesthésiée par son quotidien. Du côté opposé, les yeux mi-clos, un homme en costume s’appuie sur le rebord de la fenêtre de l’omnibus en se mordillant l’ongle du pouce, dans un geste rappelant l’une des Femmes à la terrasse d’un café le soird’Edgar Degas. Au centre, le regard perçant d’un voyageur se synchronise frontalement avec celui du spectateur. Sa veste entrouverte laisse apparaître une chemise verticalement rayée, qui répond au vêtement de la femme située à sa droite et aux lattes de bois perpendiculaires de l’assise. La bordure de son homburg projette une ligne ombrée sur ses yeux, tandis qu’un bandage traverse obliquement son visage, donnant au gaillard bien campé les airs d’un brigand. Son état alerte contraste avec la mollesse et l’assoupissement végétatif de ses compagnons de route.
La carrière de Beckmann, un randonneur chevronné, fut grandement marquée par les notions de mouvement, de transit et de transport – jusqu’à l’exil, qui guidera l’artiste (jugé « dégénéré » par le parti nazi) de l’Allemagne infectée des années 1930 vers la Hollande, puis les États-Unis. Ses œuvres peintes comme sa production graphique évoquent fréquemment le trafic moderne et ses infrastructures. On y parcourt des halls de gare, des zones portuaires et des aéroports ; on y embarque sur des trains, des bateaux et autres carioles ; on s’y noie dans les foules des foires ou des lobbys d’hôtels, envisagés comme tout autant de non-lieux transitoires. Le départ, le voyage et l’arrivée sont des moments de condensation émotionnelle qui donnent à certaines de ses œuvres les plus célèbres – tel que le triptyque Abfahrt – toute leur force symbolique, comme le rappelle l’excellent catalogue Max Beckmann. Departure de 2022. C’est d’ailleurs en flâneur urbain que Beckmann succombe des suites d’une attaque cardiaque survenue à New York le 27 décembre 1950, au coin de la 69e rue et de Central Park West.
Tigre en cage
Dans le tram fait partie d’un plus vaste corpus de scènes et autres paysages de ville qui représente l’une des grandes orientations la carrière de Beckmann autour de 1920. Il y aborde le quotidien prosaïque en lui insufflant une dimension métaphorique, aux significations volontairement ouvertes. C’est à cette période que la Marées-Gesellschaft, une maison d’édition menée par Piper et le critique d’art Julius Meier-Graefe, publie Gesichter (1919) et Jahrmarkt (1922), deux importants portfolios qui dissèquent avec acidité les tumultes de la vie métropolitaine et la physionomie de ses protagonistes. Représentant d’un expressionnisme singulier, Beckmann réinterprète le théâtre de l’existence, infusant une dimension comique, parfois même grotesque aux situations visuelles les plus ordinaires. Une fois acceptée la rudesse anguleuse et quasi enfantine du Trambahn, les poses et attitudes qui s’y trouvent représentées sembleront familières à toute personne faisant l’expérience quotidienne des flux urbains.
Loin de se poster en seul observateur (il aimait, paraît-il, s’asseoir dans la gare centrale de Francfort pour éprouver les comportements et les humeurs de la foule), Beckmann se figure lui-même en élément de ce microcosme en transit, prisonnier d’une cage où la promiscuité n’incite pas à la communication. Le personnage central, comme les spécialistes du peintre l’ont parfois souligné, partage en effet bien des traits avec l’artiste – en premier lieu à travers ses yeux « tigresques », tels qu’ils furent qualifiés par son épouse, l’artiste Mathilde « Quappi » von Kaulbach. Beckmann s’identifie également, par le mystérieux bandage traversant son visage, à la pègre des grandes villes, tout en démontrant une capacité de vision supérieure, augmentée par la privation de l’ouïe et de l’odorat. Les sens du toucher et du goût peuvent d’ailleurs être associées au personnage de droite et à sa gestuelle, tandis que la femme semble vivre aveuglée par sa propre aliénation. Cette œuvre évoque ainsi un artiste en état d’éveil sensoriel et de détermination, évoluant au sein d’un monde aux modes de communication viciés – voire anéantis. En voiture, donc, à travers l’univers trouble et carnavalesque de Beckmann.
Victor Claass, département des Études et de la recherche
Pour aller plus loin
Beckmann, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, 2002. Libre accès INHA : NZ BECK17.A3 2002
Max Beckmann und Berlin, cat. exp., Berlin, Berlinische Galerie, 2015. Libre accès INHA : NZ BECK17.A3 2015
Oliver Kase, Sarah Louisa Henn, Christiane Zeiller, Max Beckmann, Departure, cat. exp., Berlin, Hatje Cantz, 2022. Libre accès INHA : NZ BECK17.A3 2022