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Édition limitée, Vollard, Petiet et l’estampe de maîtres
Mis à jour le 14 avril 2021
Les trésors de l'INHA
Auteur : Nathalie Muller
Seconde partie
La seconde partie de ce billet est plus particulièrement consacrée à la figure d’Henri Marie Petiet (1894-1980), successeur d’Ambroise Vollard dans le domaine de l’édition et du commerce de l’estampe. Nous nous appuyons principalement sur l’excellente biographie que Christine Oddo lui a consacrée en 2017.
Lorsque Ambroise Vollard trouve accidentellement la mort, en 1939, vingt-six ouvrages sont en cours de fabrication, certains presque aboutis. La publication de plusieurs d’entre eux est interrompue ou retardée par la guerre et les problèmes de sa succession. Certains ne voient jamais le jour, comme La Normandie d’Édouard Herriot et Raoul Dufy, ou La Bacchante et le Centaure de Maurice de Guérin et Ker-Xavier Roussel. D’autres sont repris par une nouvelle génération d’éditeurs, notamment les eaux-fortes de Pablo Picasso pour un Buffon, publiées par Martin Fabiani en 1942, le Miserere de Georges Rouault, publié en 1948 par la société d’édition L’Étoile filante, Les Âmes mortes, les Fables et la Bible de Marc Chagallpubliés par Tériade respectivement en 1948, 1952 et 1956, et la Théogonie de Georges Braque, reprise par Aimé Maeght en 1955.
Anonyme, Henri Marie Petiet assistant à une vente, vers 1955-1960, photographie. Collection particulière
De l’amateur bibliophile au connaisseur d’estampes
« Tout en lui rappelait Proust », écrit Hubert Prouté dans l’avant-propos de la biographie de Christine Oddo. De fait, lorsque Proust disparaît le 8 novembre 1922, Petiet perd son écrivain préféré. D’une grande culture littéraire et musicale, marchand d’estampes de 1924 à sa mort, Petiet vient à la gravure par l’intermédiaire du livre illustré, qui l’intéresse dès sa jeunesse. À dix-neuf ans, il fréquente les cercles de bibliophiles et se réfère aux préceptes d’un orfèvre en la matière, Henri Béraldi, qui prône des ouvrages parfaits sur beaux papiers. L’amateur est ainsi infiniment flatté de la visite que l’historien et critique d’art Noël Clément-Janin rend à sa bibliothèque, et des termes élogieux dans lesquels il la mentionne peu après dans la Gazette des beaux-arts de janvier 1919. Cependant, après un voyage en Italie fin 1919, suite à une convalescence, Petiet commence à privilégier l’estampe ; il se forme auprès de marchands qui font autorité dans ce domaine : Maurice Le Garrec, Marcel Guiot, Paul Prouté. Il s’inscrit aussi à la Société de la gravure sur bois originale.
Félix Bracquemond, Une Allée du parc de Saint-Cloud en hiver, 1894, eau-forte, cachet de la collection Petiet, bibliothèque de l’INHA, EM BRACQUEMOND, Félix 8. Cliché INHA
Au début de 1924, il fait ses premières acquisitions chez Ambroise Vollard, marchand auréolé de gloire et qui devient son modèle. Il achète alors l’album Amour de Maurice Denis, une suite de quatorze épreuves de Pablo Picasso et les douze lithographies de l’Apocalypse de saint Jean d’Odilon Redon. En 1927, pour pouvoir satisfaire ses nouveaux intérêts dans le domaine de l’estampe, il revend sa bibliothèque personnelle.
Maurice Denis, album Amour, éd. Vollard 1911, couverture, lithographie en couleurs, bibliothèque de l’INHA, EM DENIS, Maurice 41. Cliché INHA
Odilon Redon, Apocalypse de saint Jean, éd. Vollard, 1899, pl. 8 (Après cela je vis descendre du ciel un ange…), bibliothèque de l’INHA, Fol Est 55 (8). Cliché INHA
Des ateliers d’artistes au marchand d’estampes
Au début de 1925, Petiet s’installe au 11, rue d’Assas, dans le 6e arrondissement. Très vite, il fait la connaissance d’un artiste essentiel dans la profession, Jean-Émile Laboureur. En plus d’une œuvre personnelle prolifique, Laboureur a formé à l’estampe toute une génération de peintres – Marie Laurencin, André Dunoyer de Segonzac, Édouard Goerg. C’est un travailleur infatigable qui grave et illustre maints ouvrages, et reçoit de très nombreuses commandes. Petiet sera un ardent promoteur et éditeur de son art qu’il apprécie particulièrement.
Jean Emile Laboureur, L’Amateur d’estampes, 1925, eau-forte et burin. Petiet est représenté à gauche. Cliché BnF (Gallica)
En décembre 1925, il se rapproche d’un maître incontesté, Henri Matisse, qui vient de produire une suite de lithographies, Les Odalisques. Il lui achète directement des épreuves, toujours par l’intermédiaire de sa fille Marguerite qui protège son père des sollicitations des marchands, galeristes ou collectionneurs, et qui fixe les prix.
Petiet poursuit sa visite des ateliers d’artistes. Il se met en rapport avec Aristide Maillol. À l’automne 1926, il entre en contact avec une autre figure de l’époque, André Derain, qui peint, dessine, grave et sculpte. Ils demeureront proches jusqu’à la disparition de l’artiste en 1954. De ce moment, le marchand n’a de cesse d’augmenter le cénacle des artistes dont il édite les œuvres gravés ou lithographiés. En 1927, et dans la droite ligne de Vollard, il se lance dans l’aventure du beau livre qui, depuis la Grande Guerre, connaît un véritable engouement. Son choix s’arrête sur un texte raffiné, Les Contrerimes du Béarnais Paul-Jean Toulet, dont il confie l’illustration à Laboureur. Elles paraissent le 5 décembre 1930 sous la direction artistique du peintre, graveur et éditeur Jean-Gabriel Daragnès.
Paul-Jean Toulet, Les Contrerimes, avec des gravures au burin de J.-E. Laboureur, éd. Petiet, 1930. Source : www.bibliorare.com
Les artistes avec lesquels il fut en relation – et dont il édita certains – furent très nombreux. Parmi eux, citons Bonnard, Boussingault, Cassatt, Denis, Derain, Dufy, Dufresne, Dunoyer de Segonzac, Goerg, Gromaire, Laboureur, La Fresnaye, Laurencin, Maillol, Mare, Matisse, Montfreid, Moreau, Pascin, Picasso, Lucien Pissarro, Rouault, Roussel, Signac, Villon, Vlaminck, Vuillard.
Aristide Maillol, Héro et Léandre, éd. Petiet, vers 1895, gravure sur bois au burin, bibliothèque de l’INHA, VI K II (37B). Cliché INHA
À la conquête du marché international
À cette date, Petiet s’est déjà lancé à la conquête du marché international, ce qui fait sa force et sa spécificité. Il commence par l’Angleterre, en fournissant le département des Estampes et des dessins du British Museum, puis les galeries londoniennes, avant d’élargir son cercle d’influence aux galeristes hollandais, suisses, belges et allemands. Enfin, en octobre 1927, il part à la conquête de la côte Est des États-Unis. Sa première négociation se fait avec la Weyhe Gallery, à New York. Jamais Petiet ne lâchera l’Amérique, même au plus fort de la crise de 1929, en dépit des difficultés rencontrées. Il est et demeure le seul parmi ses confrères à faire ce pari audacieux, ce qui le prémunira d’ailleurs de la déconfiture financière lorsque la récession se propagera en France.
Petiet occupe désormais une place incontestable sur le marché de l’art tant français qu’international. À Paris, il ouvre en décembre 1933 son magasin À la Belle Épreuve, au rez-de-chaussée d’un bel immeuble au 8, rue de Tournon. Aux États-Unis, cela fait un an qu’il a envoyé un agent pour développer son réseau et étendre son commerce. Grâce à l’action de celui-ci, les collections privées s’ouvrent à l’estampe et les musées étoffent leurs départements spécialisés. De Bonnard à Picasso en passant par Gauguin, Matisse ou Toulouse-Lautrec, les estampes font une entrée massive dans l’immense collection de Lessing J. Rosenwald, au Brooklyn Museum, au Museum of Fine Arts de Boston ou encore à l’Art Institute de Chicago. Même Howard Putzel, qui deviendra le conseiller artistique de Peggy Guggenheim, fait appel à Petiet pour présenter des gravures à l’ouverture de sa galerie de Los Angeles. À Hollywood, certaines galeries se voient proposer des gravures de Dalí et de Miró en provenance directe d’Henri M. Petiet.
Lorsque Ambroise Vollard décède d’un accident de la route, le 22 juillet 1939, des deux côtés de l’Atlantique on s’inquiète sur le devenir de son stock de peintures, de livres illustrés, de gravures et de sculptures. Petiet rachète en deux fois aux héritiers Vollard le fonds d’estampes ainsi que, probablement, des fusains d’Odilon Redon et l’énorme stock de l’Américaine Mary Cassatt (épreuves, contre-épreuves, dessins), constitué au fil du temps par Ambroise Vollard, et acheté entre 1908 et 1913 directement auprès de l’artiste qu’il considérait comme l’une des toutes premières du XXe siècle.
Mary Cassatt, Jeune mère dans un parc devant un bassin, vers 1896-1898, eau-forte, pointe sèche et aquatinte en couleurs, bibliothèque de l’INHA, EM CASSATT, Mary 10. Cliché INHA
Petiet achète aussi le chef-d’œuvre gravé de Picasso, la Suite Vollard, soit cent planches dont l’impression avait été confiée à l’atelier de Roger Lacourière. La transaction s’est peut-être déroulée avec Lucien Vollard, frère d’Ambroise, et son associé Martin Fabiani. Ce fut l’acquisition de sa vie, puisque ce trésor comprenait l’intégralité de la Suite Vollard, soit 31 000 épreuves, non encore publiées, sur trois supports différents, parchemin, petit papier Montval et grand papier Montval.
Au lendemain de la guerre, une mutation s’opère dans le monde de l’art : Paris cède peu à peu la place à New York. Petiet participe à ce basculement. Depuis de nombreuses années, il travaille avec New York, Boston et Chicago ; il reçoit étudiants et chercheurs venus du monde entier profiter de son savoir pour alimenter ou corriger leurs thèses et nourrir les catalogues. Ses amis peintres qu’il reçoit à la campagne s’appellent Goerg, Gromaire, Dubreuil ou encore Villon.
Il demandera à Daragnès l’autorisation d’utiliser sa marque « Le cœur fleuri » en y insérant ses initiales HMP.
Timbre sec d’Henri Marie Petiet. Source : www.marquesdecollections.fr
Nathalie Muller, service du Patrimoine