Émile Bernard romancierDe la réécriture à la rédemption

Si l’œuvre de jeunesse d’Émile Bernard a été passée au peigne fin pour son rôle majeur dans la révolution picturale qu’il insuffla avec Paul Gauguin à Pont-Aven en 1888, le reste de sa production demeure en revanche beaucoup plus confidentielle. La facette la moins connue du peintre est sans doute celle de l’écrivain. En effet, Émile Bernard a pratiqué toute sa vie assidûment l’écriture en parallèle de la peinture et des arts graphiques ; son œuvre littéraire est probablement aussi importante que son œuvre graphique. Toujours prompt à explorer de nouveaux modes d’expression, l’artiste s’est essayé à tous les genres littéraires : poésie d’abord, puis roman, théâtre, critique et théorie de l’art, mémoires, etc. Entre autres documents, l’Institut national d’histoire de l’art conserve l’autobiographie du peintre, L’Aventure de ma vie (BCMN Ms 374/1/4) ainsi que deux romans : La Tour, roman breton (BCMN Ms 374/6/7 et Ms 861) et La Gloire (BCMN Ms 374/1/5).

Victor-Joseph Roux-Champion, Portrait d’Émile Bernard, n. d., eau-forte et roue, 17,5 x 12,1 cm (coup de planche) 32 x 22,5 cm (feuille). Paris, bibliothèque de l'INHA, EM ROUX-CHAMPION 1.
Victor-Joseph Roux-Champion, Portrait d’Émile Bernard, n. d., eau-forte et roue, 17,5 x 12,1 cm (coup de planche) 32 x 22,5 cm (feuille). Paris, bibliothèque de l’INHA, EM ROUX-CHAMPION 1.

Le roman : une fiction rédemptrice

Se révéler

Le goût de l’artiste pour l’autobiographie est prononcé ; il rejoint sa pratique régulière de l’autoportrait, exercice auquel il s’adonne une quarantaine de fois tout au long de sa vie. Le roman La Gloire fonctionne comme une tentative de réhabilitation d’une période de sa vie qui lui fut particulièrement pénible. Il fait office de plaidoyer pour tenter d’obtenir la grâce du public, et se justifier d’une situation qui lui fut défavorable.

Émile Bernard utilise régulièrement l’espace de la fiction pour évoquer les aspects les plus intimes de sa personnalité. Alors que la plupart de ses écrits lui servent avant tout à engager des polémiques, à développer ses idées en art, à se heurter à ses contradicteurs, voire à les provoquer, l’espace romanesque occupe une place à part dans sa production littéraire : c’est l’espace de la mise en scène de soi, et du récit intime. Il livre dans ses romans des considérations personnelles qui semblent ne s’exprimer dans aucun autre de ses écrits. La fiction sert alors de filtre protecteur à cette révélation.

Dans La Danseuse persane (Calmann-Lévy, 1928), il évoque l’amour porté à la comédienne Armen Ohanian, et les tourments causés par leur séparation. La Gloire, qu’il écrit entre avril et octobre 1930, fait quant à lui directement référence à la période de son retour à Paris, dans les années 1905-1910, alors qu’il lance sa revue La Rénovation esthétique.

Après un exil d’une dizaine d’années en Orient, dû notamment à ses désaccords avec Paul Gauguin, Émile Bernard se décide à rentrer en France, en 1904. Durant ces années, il a totalement repensé sa manière de peindre, et opéré un retour vers un classicisme et un catholicisme fervents, qui ne lui ont pas valu un accueil chaleureux des critiques, dans une Europe alors en pleine effervescence artistique. Il vit difficilement cette mise à l’écart et la précarité matérielle dans laquelle elle plonge sa famille. À plusieurs endroits du roman, il fait montre d’une grande lucidité sur sa position d’alors, notamment en ce qui concerne la publication de sa revue (renommée pour l’occasion La Renaissance) : « L’œuvre de rénovation que j’ai entreprise et qui me coûte vingt mille francs et bien des soucis, me laisse pour récompense un nombre considérable d’ennemis parmi les peintres. Quant aux autres, les gens que je combattais, ils se sont contentés de répandre le bruit que je suis un homme fini, ayant sombré dans l’imitation du passé. » « Un homme fini », l’expression est violente et apparaît également dans les pages de son autobiographie.

Émile Bernard, L’Aventure de ma vie, manuscrit, encre sur papier, [v. 1938]. Paris, bibliothèque de l'INHA, BCMN Ms 374/1/4, f. 218.
Émile Bernard, L’Aventure de ma vie, manuscrit, encre sur papier, [v. 1938]. Paris, bibliothèque de l’INHA, BCMN Ms 374/1/4, f. 218.

Le prénom n’a pas été modifié

Cependant, le caractère autobiographique du roman est à peine voilé : l’onomastique est à ce titre révélatrice. Seul le nom du personnage principal, Jacques Lysolay, diffère réellement de celui qu’il désigne – Émile Bernard lui-même. Tous les autres personnages conservent des noms extrêmement proches de ceux qu’ils représentent dans la vie réelle : Élemir Bourges devient Élezar Bourges, Louis Anquetin se voit renommé Louis Quantin, Ignace Loga est Ignacio Zuolaga ; et Léonce Bénédicte (alors directeur du Musée du Luxembourg) conserve lui son nom sans aucun travestissement.

Dans ce contexte, le patronyme Lysolay (l’isolait) est porteur d’un sens très fort, puisqu’il renvoie à la solitude et à l’abandon du personnage par ses pairs dans le milieu artistique. Il tente cependant de valoriser cette indépendance comme un trait caractéristique de sa personnalité, et se dit « enchanté de se sentir plus seul qu’en province » lors de son installation dans la capitale. Le roman fait écho au chapitre « Ma vie à Tonnerre, Paris me requiert » de son autobiographie, mais il en dévoile les dessous malheureux, le sentiment d’abandon et de rejet, que, par fierté sans doute, il n’évoque pas dans l’autobiographie.

Émile Bernard, La Gloire. Roman contemporain, manuscrit, encre sur papier, 1930. Paris, bibliothèque de l'INHA, BCMN Ms 374/1/5, f. 1.
Émile Bernard, La Gloire. Roman contemporain, manuscrit, encre sur papier, 1930. Paris, bibliothèque de l’INHA, BCMN Ms 374/1/5, f. 1.

Sous couvert de fiction, Émile Bernard fait le récit de faits qui le montrent sous un jour paradoxalement peu glorieux, et qu’il peut difficilement exposer autrement que dans la fiction. Habitué à se mettre en scène, il utilise ici les ressorts du roman pour évoquer des épisodes tourmentés de sa vie d’artiste, et exprimer une intimité et des émotions qu’il ne livre nulle part ailleurs. Il y fait part de regrets, d’une certaine mélancolie et reconnaît aussi quelques erreurs.

Pour reprendre la pensée d’Émile Bernard, largement influencée par le catholicisme, l’espace du roman est avant tout un espace de confession et de rédemption, dans lequel l’artiste recherche à la fois l’absolution par le lecteur et son pardon. Le roman La Tour fait en revanche figure d’exception, car il est la seule de ses œuvres romanesques qui ne fasse pas lieu de confession.

La Tour, un retour à Pont-Aven

Une réécriture de chant populaire

En 1939, cinquante ans après sa rencontre avec Gauguin, Émile Bernard retourne à Pont-Aven. Il y rédige en quelques semaines un roman singulier, La Tour, qui prend appui sur l’un des chants du Barzaz Breiz de Théodore Hersart de La Villemarqué. Publié en 1839, soit exactement cent ans auparavant, le Barzaz Breiz est le premier recueil de chants populaires bretons. Après maintes attaques sur la rigueur scientifique de la méthode de La Villemarqué, le recueil s’impose toutefois comme le monument de l’histoire littéraire bretonne. Au début du XXe siècle, il devient l’œuvre littéraire emblématique des mouvements nationalistes bretons. Émile Bernard y puise l’inspiration d’une intrigue rigoureusement calquée sur l’un des chants du recueil : Jenovefa de Rustéphan. Le chant relate l’amour impossible d’une jeune châtelaine, Jenovefa, et de Iannick, un jeune homme destiné à entrer dans les ordres. De désespoir, la jeune fille meurt lors de la première messe célébrée par Iannick.Le chant agit à un double niveau du récit : il lui sert de trame narrative, mais il est également un élément structurant de la diégèse puisque les deux amants le connaissent et le chantent. Il s’agit donc d’une double mise en abyme : le récit inclut le chant dont il est lui-même issu.

Émile Bernard, La Tour. Roman breton, 1939. À gauche, version manuscrite, bibliothèque de l'INHA, Ms 861, f. 1 ; à droite : version dactylographiée, bibliothèque de l'INHA, BCMN Ms 374/6/7, fol. 37.
Émile Bernard, La Tour. Roman breton, 1939. À gauche, version manuscrite, bibliothèque de l’INHA, Ms 861, f. 1 ; à droite : version dactylographiée, bibliothèque de l’INHA, BCMN Ms 374/6/7, fol. 37.

Incarner des valeurs conservatrices

Dans le roman, les deux personnages – dont les noms sont francisés en Geneviève et Yan – défendent les valeurs traditionnelles de la Bretagne : la foi, les costumes, les fêtes, etc. Tous ces éléments sont cristallisés dans la fameuse tour de Rustéphan, qui menace d’effondrement et que Yan tente à tout prix de sauver. Mais celui-ci est envoyé au régiment à Paris et s’éloigne des valeurs qui le rattachent à la Bretagne ; il est notamment séduit par Ginette, jeune Parisienne fantasque aux mœurs libérées. Sa fiancée Geneviève dépérit de cette trahison et finit par mourir de l’infidélité de Yan, malgré son repentir tardif.

Ce roman, encore inédit, permet à Émile Bernard de matérialiser l’opposition topique monde ancien/monde nouveau, le personnage de Yan servant de pivot à l’articulation des deux pôles. D’un côté, l’image d’une Bretagne encore « vierge » de progrès, et de l’autre, l’image d’une capitale décadente. En prônant la supériorité des valeurs traditionnelles, il touche du doigt des problématiques étonnamment contemporaines de notre époque, en particulier la sauvegarde des côtes bretonnes, convoitées par les promoteurs immobiliers parisiens, et qui dénaturent le paysage, autant que la faune et la flore.

La version complète du roman est conservée sous forme tapuscrite à l’INHA. Le manuscrit présente quant à lui une version incomplète de l’œuvre. Plusieurs chapitres sont manquants, dont le chapitre 4, consacré au devin Furic (le sage, en breton), et qui constitue une insertion presque autonome du reste du récit. Cette particularité lui permet de marquer une pause dans l’avancée du récit mais également de servir la diégèse en avertissant le jeune Yan sur les conséquences de ses actes. Ce chapitre particulier est également pour Émile Bernard l’occasion de défendre ses idées réactionnaires, comme il le fait dans nombre de ses écrits. Le personnage du devin intervient alors comme porteur de la parole sage et prédictive. L’artiste n’hésite donc pas à placer dans la bouche du personnage ses propres arguments contre le progrès en général.

Le roman constitue une réécriture d’un chant populaire breton, autant qu’une mise en perspective des enjeux contemporains, par l’opposition de valeurs traditionnelles, supposées être demeurées intactes en Bretagne, et de mœurs modernes dévoyées de la capitale. Au soir de sa vie, Émile Bernard y insère plusieurs motifs qu’il explore tout au long de sa vie, dont la question de la rédemption. Il demeure cependant singulier dans son œuvre car il est l’un de ses rares romans – sinon le seul – à ne pas trouver son origine sur un épisode de sa propre vie.

Émile Bernard, Les Bretonneries (page de titre) : Trois femmes et une vache dans un pré, zincographie, aquarelle et gouache, 31,3 x 24,5 cm (sujet), 1889. Paris, bibliothèque de l'INHA, EM BERNARD 56. Cliché INHA.
Émile Bernard, Les Bretonneries (page de titre) : Trois femmes et une vache dans un pré, zincographie, aquarelle et gouache, 31,3 x 24,5 cm (sujet), 1889. Paris, bibliothèque de l’INHA, EM BERNARD 56. Cliché INHA.

Clarisse Bailleul

 

Bibliographie

  • Clarisse Bailleul, Les peintres de la Bretagne au défi de l’écriture (1870-1939) : panorama des pratiques littéraires : enjeux, apports, intérêts artistiques & culturels. Littératures. Université Rennes 2, 2021, thèse de doctorat consultable en ligne
  • Émile Bernard 1868-1941 [exposition, Paris, musée de l’Orangerie, 16 septembre 2014 – 5 janvier 2015], Paris, Flammarion-Musée d’Orsay, 2014.
  • Fred Leeman, Émile Bernard, 1868-1941, Paris, Citadelles et Mazenod, 2013.
  • Neil McWilliam, Émile Bernard, au delà de Pont-Aven, Paris, Institut national de l’histoire de l’art, 2012, disponible en ligne.

Publié par Sophie DERROT le 3 mai 2023 à 16:45