Un photographe amateur sur les bords du Nil

S’il n’est pas le premier photographe en Égypte, Frith est le premier à s’éloigner des bords du Nil, à découvrir le nord de l’Éthiopie et à traverser le désert du Sinaï.

Cette nouvelle mise en ligne est l’occasion de (re)découvrir le travail d’un photographe passionné et prolifique dont les photographies ont fait l’objet de multiples publications dès 1857 et ont participé à l’engouement pour l’Égypte au XIXe siècle.

Un amateur prometteur

En 1856, Francis Frith est un jeune et riche retraité. Il n’a pas encore 35 ans et vient de vendre sa prospère entreprise commerciale de Liverpool. Il se consacre pleinement à sa passion : la photographie. Il participe à la fondation de la Liverpool Photographic Society (1853) et voyage à travers la Grande-Bretagne. Il utilise déjà plusieurs appareils de formats différents et se perfectionne au procédé du négatif sur verre au collodion. Le verre est très lourd à transporter et le collodion, substance chimique visqueuse, très sensible à la chaleur. Cependant, le procédé offre une grande netteté d’image et une plus grande rapidité de prise de vue, deux avantages non négligeables pour Frith. En effet, bien qu’amateur, il décèle déjà l’intérêt commercial de sa passion. Il identifie ses photographies en indiquant sur les négatifs son nom, complété d’une date et/ou d’un numéro, et en fera de même lors de ses autres voyages. Il expose plusieurs photographies à Liverpool et à la London Photographic Society, en publie et en vend quelques-unes.

Mais les châteaux et abbayes en ruines ne suffisent plus à Frith. Très croyant, issu d’une famille de quakers et tourné vers la religion suite à une longue dépression, il désire découvrir les terres bibliques, «commencer au commencement de l’histoire de l’humanité»* : ce sera l’Égypte et la Terre Sainte.

Francis Frith, Pharaoh's bed, island of Philae, photographie, bibliothèque de l'INHA, Fol Est 787 (1), f. 60. Cliché INHA
Francis Frith, Pharaoh’s bed, island of Philae, photographie, bibliothèque de l’INHA, Fol Est 787 (1), f. 60. Cliché INHA

Francis Frith, Rock-tombs and Belzoni's pyramid, Gizeh, 1857, photographie, bibliothèque de l'INHA, Fol Est 787 (1), f. 23. Cliché INHA
Francis Frith, Rock-tombs and Belzoni’s pyramid, Gizeh, 1857, photographie, bibliothèque de l’INHA, Fol Est 787 (1), f. 23. Cliché INHA

1856-1857 : sur les bords du Nil

Septembre 1856, Frith embarque à Liverpool pour Alexandrie. Il est notamment accompagné de Francis Herbert Wenham (1824-1908) présent au cours des trois voyages. Ingénieur dans la marine, Wenham travailla aussi sur l’optique et la photographie. Dans ses bagages, outre ses lourdes plaques de verre, Frith emporte trois appareils de différents formats : mammoth-plate (env. 40,6 x 50,8 cm), whole-plate (env. 16,5 x 21,6 cm) et stéréoscopique (env. 6 x 13 cm). Au Caire, Frith embarque sur une dahabieh, petite embarcation traditionnelle qui lui servira très souvent de chambre noire, et remonte le Nil jusqu’à la deuxième cataracte. C’est au temple d’Abou Simbel qu’il débutera «photographiquement» son premier voyage.

Francis Frith, The court of Shishak, Karnac, 1857, photographie, bibliothèque de l'INHA, Fol Est 787 (1), f. 50. Cliché INHA
Francis Frith, The court of Shishak, Karnac, 1857, photographie, bibliothèque de l’INHA, Fol Est 787 (1), f. 50. Cliché INHA

Plusieurs sources nous permettent de connaître les itinéraires de Frith. En effet, comme tout bon voyageur Frith a soigneusement préparé ses trajets et prévu son budget. Il dispose de nombreux guides et cartes touristiques : par exemple, John Gardner Wilkinson, Hand-book for Travellers in Egypt (…), 1847. Mais surtout, il reprend son système de nommage en indiquant son nom suivi de la date et/ou d’un numéro et/ou d’une lettre : E pour Égypte et P pour Palestine. Ces informations ne se trouvent cependant pas sur toutes les photographies, peut-être un oubli, un manque de temps ou des tirages ultérieurs, certaines vues seront recoupées à la publication. Par la suite, il rédigera les textes explicatifs accompagnant ses photographies ainsi que son autobiographie non publiée.

Frith descend le Nil, s’arrête, visite et photographie l’île de Philae, Assouan, Louxor, Karnak… et termine par les grandes pyramides de Gizeh. En remontant vers le nord, les photographies sont rares, les excursions moins fréquentes. L’été et la chaleur ont raison de Frith : il rentre en Angleterre en juillet 1857. Un premier voyage s’achève…

Francis Frith, Portion of the great temple (the government corn stores), Luxor, 1857, photographie, bibliothèque de l'INHA, Fol Est 787 (1), f. 45. Cliché INHA
Francis Frith, Portion of the great temple (the government corn stores), Luxor, 1857, photographie, bibliothèque de l’INHA, Fol Est 787 (1), f. 45. Cliché INHA

Francis Frith, Osiride pillars and great fallen colossus, the Memnonium, Thebes, 1857, photographie, bibliothèque de l'INHA, Fol Est 787 (1), f. 36. Cliché INHA
Francis Frith, Osiride pillars and great fallen colossus, the Memnonium, Thebes, 1857, photographie, bibliothèque de l’INHA, Fol Est 787 (1), f. 36. Cliché INHA

*«I would begin at the beginning of human history (…)», Francis Frith, A True Story of my Life : A Biographical, Metaphysical, and Religious History by Francis Frith (1884)

Un photographe passionné dans le désert

Photographe amateur, Francis Frith (1822-1898) accomplit trois voyages au Proche-Orient entre 1856 et 1860. Après un premier voyage sur les bords du Nil, Frith revient en Égypte en novembre 1857. Une autre destination l’attend : la Terre Sainte.

1857-1858 : du Caire au Liban

Frith débute son deuxième voyage au Caire. Il s’éloigne volontairement de l’Égypte pharaonique et prend des vues des ruelles, mosquées et tombes. Ces photographies marquent la fin de la première série sur l’Égypte, la lettre E n’est plus apposée par la suite.

Francis Frith, Cairo from the citadel, with the mosque of the Sultan Hásan, photographie, bibliothèque de l'INHA, Pl E 6, f. 11. Cliché INHA
Francis Frith, Cairo from the citadel, with the mosque of the Sultan Hásan, photographie, bibliothèque de l’INHA, Pl E 6, f. 11. Cliché INHA

Au début de l’année 1858, Frith quitte Le Caire pour Jaffa en Palestine. Il débute la série P à Ramla. Il choisit essentiellement les sites en fonction de leur importance biblique ou historique : Bethléem, Hébron, la cité d’Abraham, ou encore Béthanie où se trouve la tombe de Lazare. A Jérusalem, il prend de nombreuses vues de la vieille ville et de ses ruelles avant de partir pour le nord. Entre Jérusalem et la Syrie, la forte chaleur rend très instable le collodion et Frith photographie peu. Il clôture la série P et son deuxième voyage vers mai par le Liban en photographiant notamment un cèdre présumé le plus vieux de la région.

Francis Frith, Absalom's Tomb, Jerusalem, photographie, bibliothèque de l'INHA, Fol Est 787 (2), f.26. Cliché INHA
Francis Frith, Absalom’s Tomb, Jerusalem, photographie, bibliothèque de l’INHA, Fol Est 787 (2), f.26. Cliché INHA

Francis Frith, Hebron with mosque covering the Cave of Macpelah, photographie, bibliothèque de l'INHA, Fol Est 739, f. 8. Cliché INHA
Francis Frith, Hebron with mosque covering the Cave of Macpelah, photographie, bibliothèque de l’INHA, Fol Est 739, f. 8. Cliché INHA

Au fil de ses voyages, le style de Frith évolue. Sur ses premières photographies, un Européen est présent, sorte de gentleman réalisant son Grand tour. Entouré de locaux ou seul, il est aussi là pour montrer l’échelle des monuments. Par la suite, il disparaît au profit des locaux posant parmi monuments et ruines, manière peut-être pour Frith de suggérer qu’il est le premier à faire découvrir des zones non encore explorées et non encore touristiques.

1859-1860 : du Nil au Sinaï, un dernier voyage

Plus d’un an passe avant que Frith ne retourne en Égypte, en juillet 1859. Entre-temps, il a publié et exposé avec succès plusieurs de ses photographies. Il séjourne au Caire, continue sa série sur la ville moderne et reprend celle sur les pyramides débutée au cours de son premier voyage. A la demande de la London Photographic Society, il rédige un rapport sur l’utilisation du collodion dans des conditions d’extrême chaleur : il fait alors entre 40 et 45 degrés.

Après Le Caire, Frith remonte à nouveau le Nil jusqu’en Nubie puis s’éloigne quelques semaines du fleuve. A dos de dromadaire, il découvre le nord de l’Éthiopie, zone encore très difficile d’accès de nos jours. En remontant et en redescendant le Nil, Frith photographie des sites qu’il a déjà visités, mais sous des angles différents, ainsi que des sites récemment découverts ou dégagés. A cette époque, il ne numérote plus ses clichés.

De retour au Caire, Frith loue chevaux et chameaux pour traverser et découvrir le désert du Sinaï. Il s’arrête au monastère Sainte-Catherine ou encore au pied du mont Sinaï, où Moïse aurait reçu les Dix Commandements. Il termine son périple à Jérusalem, photographie une dernière fois quelques sites avant d’embarquer pour l’Angleterre et de faire définitivement ses adieux à cette Terre Sainte qu’il rêvait tant de découvrir.

Francis Frith, The summit of Gebel Moosà, Sinai, photographie, bibliothèque de l'INHA, Fol Est 787 (2), f. 5. Cliché INHA
Francis Frith, The summit of Gebel Moosà, Sinai, photographie, bibliothèque de l’INHA, Fol Est 787 (2), f. 5. Cliché INHA

Francis Frith, The convent of Sinai and plain of Er-Ráhà, photographie, bibliothèque de l'INHA, Fol Est 787 (2), f. 3. Cliché INHA
Francis Frith, The convent of Sinai and plain of Er-Ráhà, photographie, bibliothèque de l’INHA, Fol Est 787 (2), f. 3. Cliché INHA

Un photographe exposé, publié et salué par ses pairs

Photographe amateur et passionné, Francis Frith (1822-1898) s’intéresse aux différents formats, appareils ainsi qu’aux nouvelles techniques notamment le procédé de négatif sur verre au collodion, technique lui assurant une grande qualité d’image. Très vite, la vague d’égyptomanie aidant, il décèle l’intérêt économique de ses photographies prises lors de ses voyages au Proche-Orient et décide de les publier et de les commercialiser.

1857 : première publication, premier succès

Au printemps 1857, alors qu’il accomplit son premier voyage en Égypte, Frith fait parvenir plusieurs négatifs à la société Negretti and Zambra, société avec laquelle il a déjà collaboré. La société, spécialisée dans la fabrication et le commerce d’instruments d’optique, fut fondée en 1850 par Enrico Angelo Ludovico Negretti dit Henry Negretti (1818-1879) et Joseph Warren Zambra (1822-1879). Les deux hommes sont également imprimeurs et éditeurs de vues stéréoscopiques, format alors très populaire par sa taille (env. 6 x 13 cm) et son moindre coût. Les photographies de Frith, sur papier albuminé et accompagnées de textes explicatifs, sont regroupées dans un album intitulé Egypt and Nubia : Descriptive Catalogue of One Hundred Stereoscopic Views of the Pyramids, the Nile, Karnak, Thebes, Aboo-Simbel, and All the Most Interesting Objects of Egypt and Nubia. Le succès est immédiat au point que Frith est considéré pendant un temps comme un employé envoyé en Égypte par la société.

Francis Frith, Cotton spinning at Kolbe, Ethiopia, photographie, bibliothèque de l'INHA, 8 Ac 134, f. 92. Cliché INHA
Francis Frith, Cotton spinning at Kolbe, Ethiopia, photographie, bibliothèque de l’INHA, 8 Ac 134, f. 92. Cliché INHA

Egypt and Palestine et autres publications

Au début de l’année 1858, Frith est en Palestine, l’éditeur James N. Virtue lance la publication par abonnement de Egypt and Palestine Photographed and Described by Francis Frith, soit 76 photographies de plus grand format (env. 16,5 x 21,6 cm) réparties en 25 fascicules, un par mois. Chaque tirage est accompagné d’un texte rédigé par Frith, détails géographiques, historiques mais aussi ses sentiments face à ce qu’il voit et contemple. Les fascicules sont tirés à 2 000 exemplaires et par la suite regroupés en album. Universités, sociétés et particuliers s’abonnent, un nouveau succès pour Frith.

Francis Frith, The fallen obelisk and hall of columns, Karnac, photographie, bibliothèque de l'INHA, Pl E 6, f. 8. Cliché INHA
Francis Frith, The fallen obelisk and hall of columns, Karnac, photographie, bibliothèque de l’INHA, Pl E 6, f. 8. Cliché INHA

Face à cette popularité, publications et expositions se succèdent, plusieurs éditions de la Bible paraissent illustrées de clichés de Frith, et pour répondre à la demande Frith fonde avec l’imprimeur Hayward l’atelier de tirages photographiques Frith and Hayward. En 1862, il en est l’unique responsable et le rebaptise F. Frith and Company. En parallèle de la gestion de ses propres photographiques, la compagnie imprime et vend des photographies prises en Grande-Bretagne. Frith envoie des photographes dans tout le pays saisir des instants de la vie quotidienne, des évènements mais aussi des paysages, des monuments… Le projet s’étendra par la suite au monde entier faisant de la compagnie de Frith l’une des pionnières dans le domaine.

Les publications se poursuivent notamment suite au retour définitif de Frith en 1860. Faute de temps, il vient de se marier et aura huit enfants, les textes descriptifs ne sont pas tous de sa main. Par exemple, pour Egypt Sinai and Jerusalem : a Series of Twenty Photographic Views, 1860, les textes sont rédigés par Reginald Stuart Poole (1832-1895) et sa mère Sophia Poole (1804-1891), deux orientalistes qui vécurent au Caire. Reginald Poole fut également conservateur au British Museum. En collaboration avec l’éditeur William MacKenzie, Frith publie en 1862 Egypt, Palestine and Nubia, un ouvrage en quatre volumes, sorte de compilation de tirages précédemment publiés, parfois recadrés, ou encore inédits de ses trois voyages. Les tirages sont classés par zone géographique. Les deux premiers volumes, Sinai and Palestine et Lower Egypt, Thebes, and the Pyramids sont consultables sur la bibliothèque numérique.

Le mystère du Fol Est 787

L’album Egypt and Palestine reste le plus important de Frith par son mode de publication inédit et l’implication du photographe, ceci dès l’introduction et l’autoportrait en costume traditionnel. Cependant, en parcourant l’ouvrage, on remarque qu’il ne contient pas 76 mais 121 photographies : 75 dans le premier volume et 46 dans le second. La table des matières en contient pourtant bien 76. En comparant avec l’exemplaire numérisé de la Bibliothèque nationale de France, on constate que les tirages qui devraient correspondre à l’album ne sont pas toujours les mêmes. En effet, le cadrage, voire le négatif, est différent, ce qu’on repère grâce aux indications apposées par Frith au cours de ses voyages. L’album semble être un album factice, une compilation très enrichie des trois voyages de Frith et non seulement des deux premiers accomplis entre 1856 et 1858. Les photographies sont réparties par zone géographique : Le Caire, le Nil, la Nubie, la région du Sinaï et la Terre Sainte.

Les deux volumes portent l’estampille du comte de Paris, très certainement Louis-Philippe-Albert d’Orléans, dit Philippe d’Orléans (1838-1894). Cet album serait-il l’œuvre d’un bibliothécaire du comte ou d’un bibliothécaire plus tardif, soucieux de rassembler en un même ouvrage toute une collection de tirages de Frith? L’initiative, en tout cas, nous offre encore plus d’occasions de voyager quelques instants aux côtés de Francis Frith.

Francis Frith, Portico of the temple of Gerf Hossayn, Nubia, 1857, photographie, bibliothèque de l'INHA, Fol Est 787 (1), f. 73. Cliché INHA
Francis Frith, Portico of the temple of Gerf Hossayn, Nubia, 1857, photographie, bibliothèque de l’INHA, Fol Est 787 (1), f. 73. Cliché INHA

Notwithstanding all that I had read and imagined, I was not in the least prepared for the extraordinary and brilliant novelty of the scene that burst upon my eye… Francis Frith, A True Story of my Life : A Biographical Metaphysical, and Religious History by Francis Frith (autobiographie, 1884)

Floriane Cellier, service de l’informatique documentaire

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Références bibliographiques