Édouard Manet, L’Infante Marguerite, cuivre gravé à l’eau-forte, 23,2 x 19,2 cm, 1861, don d’Alfred Strölin à Jacques Doucet, novembre 1913. Paris, bibliothèque de l’INHA, EM MANET 22. Cliché INHA

Considérons une étonnante plaque de cuivre gravée mesurant 23,2 x 19,2 cm, consultable sur rendez-vous dans l’espace Jacques Doucet et récemment rendue accessible en ligne sur la bibliothèque numérique de l’INHA. Difficile à photographier en raison de sa surface brillante, elle figure une copie réalisée à l’eau-forte par Manet d’après une peinture du musée du Louvre. Il s’agit de L’Infante Marguerite, autrefois pleinement donnée à Diego Velázquez mais depuis attribuée au maître et à son atelier. L’huile sur toile originale, qui remonte à l’année 1654, fit l’objet d’intentions croisées de Manet et Degas au plein cœur du XIXe siècle. L’œuvre fut même, selon les légendes colportées par l’historiographie et dont le degré d’exactitude demeure difficile à évaluer, liée au moment précis de la rencontre entre les deux personnages.

Tape sur l’épaule

À gauche : Edgar Degas, L’Infante Marguerite, eau-forte et pointe sèche, 27×17,7 cm (feuille), 16×11,7 cm (sujet), 1er état, 1862-1864 ; Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la photographie, RESERVE DC-327 (DH,2)-BOITE ECU. Cliché BnF. À droite : Édouard Manet, L’Infante Marguerite, eau-forte (et pointe sèche ?), 23×19 cm (feuille), 16,3×14,8 cm (sujet), 1862-1864 ?, dans Manet. Trente eaux-fortes originales, Paris, A. Strölin, 1905 ; Paris, bibliothèque de l’INHA, Fol Est 323. Cliché INHA

Manet aurait effectivement fait la connaissance de son cadet dans les galeries du Louvre alors que ce dernier gravait, face à l’œuvre du maître espagnol et – détail d’importance – directement sur une plaque de cuivre, son interprétation de la toile figurant la jeune Marguerite Thérèse d’Espagne à l’âge de quatre ans. C’est Loÿs Delteil, qualifié d’« historien minutieux » dans l’indispensable catalogue d’exposition Manet/Velázquez. La manière espagnole au XIXe siècle (2003, NY VELA7.A3 2002), qui stabilisa le premier le récit de cet épisode déterminant : « Cette petite planche, gravée directement sur le cuivre devant le tableau appartenant au musée du Louvre, fut le point de départ des relations de Degas avec Manet ; celui-ci qui ne connaissait pas Degas, le voyant travailler, lui tapa sur l’épaule en accompagnant son geste de cette exclamation : “ Vous avez de l’audace de graver ainsi, sans aucun dessin préalable, je n’oserais en faire autant. ” » (Loÿs Delteil, « Edgar Degas », dans Le Peintre graveur illustré, t. 9, Paris, 1919, no 12)

Étienne Moreau-Nélaton perpétua l’anecdote en citant pour sa part une source (en réalité, Degas en personne) dans son ouvrage en deux tomes, Manet raconté par lui-même (1926, NY MANE9.A1 1926). Le passage comprend là encore des propos rapportés, faisant écho à ceux propagés par Delteil dont ils confirment la teneur : « Penché sur la barre d’appui, [Degas] copiait d’emblée le modèle choisi par son application. “Quel toupet ! s’écriait la voix goguenarde d’un passant. Mon gaillard, vous aurez de la chance si vous vous en tirez comme cela.” Degas ne s’en tirait point, et se gardait d’oublier (c’est de lui-même que je le tiens) la leçon donnée par Manet le même jour que sa durable amitié. » (Étienne Moreau-Nélaton, Manet raconté par lui-même, t. 1, 1926, p. 36)

Degas s’étant inscrit au registre des copistes du musée du Louvre en septembre 1861 et en janvier 1862, c’est à cette période qu’il est possible de faire remonter cette rencontre décisive. Elle coïncide d’une part avec l’intense intérêt pour l’école espagnole qui se continuait à se propager parmi les jeunes artistes cherchant une alternative à l’idéalisme romain, de l’autre avec la formation d’une Société des aquafortistes signant l’attrait renouvelé de cette génération pour la pratique de l’eau-forte. Manet en fut d’ailleurs l’un des membres fondateurs.

Manet et Degas, à la pointe

Graphiquement puissante, affirmée et renforcée par des accents à la pointe sèche, la feuille de Degas d’après L’Infante se révèle beaucoup plus consciencieuse, fidèle et détaillée que celle de son aîné. Les feuilles conservées sont le signe de deux états successifs de la plaque : un tirage du premier est aujourd’hui conservé au département voisin des Estampes et de la photographie de la BnF ; tandis qu’une épreuve (l’unique connue) du second se trouve au Metropolitan Museum de New York. Consolidant l’hypothèse d’un travail direct face à l’œuvre, le motif du tableau est inversé chez Degas, contrairement à celui présenté sur la planche de Manet. Souvent jugée de piètre qualité par l’historiographie, la matrice de ce dernier, réalisée entre 1862 et 1864, ne connut qu’un seul état et quatre tirages selon Juliet Wilson-Bareau, qui se lançait, à la suite de plusieurs entreprises catalographiques existantes, dans un nouvel état des lieux de l’œuvre graphique de Manet à la fin des années 1970.

Si le trait indécis d’un artiste qui entretenait avec ce médium un rapport ambigu est souvent mis en avant, Wilson-Bareau voit dans sa version de L’Infante une œuvre « remarquable par la qualité de sa structure linéaire presque abstraite, bien plus hardie dans sa déformation volontaire de l’original que la planche de Degas », avant de poursuivre : « Elle évoque la franchise, la brutalité même de certaines gravures de Goya d’après Velázquez, notamment la représentation du nain Sébastien de Morra » (Juliet Wilson-Bareau, Manet. Dessins, aquarelles, eaux-fortes, lithographies, correspondance, Paris, 1978, 4 H 1482). Très porté vers l’école ibérique et son plus digne représentant, Manet réalisa à cette même période une transposition d’un portrait de Philippe IV ainsi que des célèbres Petits cavaliers, œuvre aujourd’hui généralement redonnée à Juan Bautista Martínez del Mazo. L’INHA conserve également la matrice des Petits cavaliers, qui figurait parmi les compositions gravées dont Manet était le plus fier, aux côtés de celle du Torero mort, un motif issu de la reprise d’une de ses propres toiles découpées. Ces trois plaques intégrèrent les collections grâce à un don du marchand allemand Alfred Strölin à la bibliothèque de Jacques Doucet en 1913. Dernier éditeur de ces matrices en 1905, il les oblitéra de deux trous afin d’empêcher tout tirage ultérieur.

Si les carnets de Degas comportent un dessin, très probablement antérieur, d’après L’Infante, les albums de Fernand Lochard, familiers des spécialistes de Manet et qui compilent une série de reproductions photographiques de ses œuvres, confirment l’existence d’une aquarelle préparatoire vraisemblablement réalisée au même moment – peut-être en vue de cette gravure. Sans conteste, le peintre d’Olympia fait ici preuve de moins d’assurance que son cadet. Pour Manet, l’exercice de l’eau-forte fut ponctuée de moment de satisfaction, mais aussi de doutes, à en croire une lettre adressée à la toute fin de sa carrière à Henri Guérard dans laquelle il se montrait particulièrement mécontent de sa Jeanne, son ultime production gravée : « Décidément l’eau-forte n’est plus mon affaire. Labourez-moi cette planche d’un bon coup de burin et amitiés. » Dans l’art de l’estampe, Degas se montre en réalité plus hardi et exploratoire que Manet, qui semblait généralement en faire usage pour la diffusion de ses tableaux – même si sa pratique de la gravure fut, elle aussi, générative et que cette affirmation mérite d’être nuancée.

D’une certaine manière, les deux feuilles d’après L’Infante montrent à la fois ce qui rapproche et sépare traditionnellement les intentions de Manet et de Degas. Même à travers un tel médium, le premier s’y révèle plus spontané, intuitif, joueur et économe ; le second plus calculateur et plus réfléchi, sinon davantage fidèle à la ligne et au dessin. Les deux se rejoignent toutefois dans leur désir d’une tradition réincarnée, et dans leur réflexion commune sur l’héritage des maîtres anciens. Leur relation est faite de ces moments de connivence et de déchirements (au sens propre comme figuré), mais demeure toutefois marquée par une forme de rivalité, l’un et l’autre cherchant à tracer leur voie propre dans le complexe malléable de la modernité. La considération de leurs versions de L’Infante est un amusant vis-à-vis illustrant ce compagnonnage défiant, tandis que le portrait de Manet par Degas– qui figure avec ses déclinaisons parmi les joyaux des collections d’estampes de l’INHA, semble un témoignage vibrant de leur amitié. Sur les strates multiples à envisager dans le parcours croisé des deux personnages, il faut bien sûr s’en remettre à l’exposition en cours et à son foisonnant catalogue. Ashley Dunn y signe d’ailleurs un article beaucoup plus détaillé revenant sur l’épisode de la rencontre entre les deux peintres et leur rapport respectif aux arts graphiquesEdgar Degas, Manet assis, tourné à droite, eau-forte, 31,7×22,3 cm, 17,6×11,4 cm (sujet), 1er état, 1864. Paris, bibliothèque de l’INHA, EM DEGAS 20a. Cliché INHA.

Edgar Degas, Manet assis, tourné à droite, eau-forte, 31,7×22,3 cm, 17,6×11,4 cm (sujet), 1er état, 1864. Paris, bibliothèque de l’INHA, EM DEGAS 20a. Cliché INHA.

 

Note : sur la provenance des trois cuivres de Manet qui se trouvent à l’INHA grâce à un don d’Alfred Strölin à Jacques Doucet de 1913, on s’en remettra à l’article publié ici même par Johanna Daniel. Une étude plus détaillée de cette provenance, co-signée avec Eléa Sicre, est parue dans une livraison spéciale des Nouvelles de l’estampe consacrée aux matrices.

Victor Claass, département des Études et de la recherche

Pour aller plus loin

Juliet Wilson-Bareau (éd.), Manet: dessins, aquarelles, eaux-fortes, lithographies, correspondance, Paris, Huguette Berès, Paris, 1978.

Michel Melot, « Manet et l’estampe », dans Manet (1832-1883), cat. exp. (Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 22 avril-1er août 1983 ; New York, Metropolitan Museum of art, 10 septembre-27 novembre 1983), Paris, RMN, 1983.

Manet/Velázquez : la manière espagnole au XIXe siècle, cat. exp. (Paris, musée d’Orsay, 16 septembre 2002-5 janvier 2003 ; New York, The Metropolitan Museum of Art, 24 février-8 juin 2003), Paris, RMN, 2003.

Manet/Degas, cat. exp. (Paris, musée d’Orsay, 28 mars-23 juillet 2023 ; New York, The Metropolitan Museum of Art, 24 septembre 2023-7 janvier 2024), Paris, Gallimard, 2023.

Ashley Dunn, « Rencontre autour de l’eau-forte », dans Manet/Degas, Paris, Gallimard, 2023, p. 198-207.

Victor Claass et Eléa Sicre, « Autour de trois matrices d’Édouard Manet conservées à la bibliothèque de l’INHA », Nouvelles de l’estampe [en ligne], 269 | 2023, mis en ligne le 15 avril 2023, consulté le 17 avril 2023. URL : http://journals.openedition.org/estampe/3829 ; DOI : https://doi.org/10.4000/estampe.3829