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Henri Regnault (1843-1871)
Peinture, orientalisme et destin tragique
Les formules les plus pathétiques regrettant un génie perdu par élan patriotique ont été utilisées pour qualifier le peintre Henri Regnault, jeune prix de Rome mort au combat à 28 ans, en 1871. Un petit ensemble de documents témoignant de la fin de la vie de cet artiste voyageur, de sa courte carrière et de ses relations familiales et amicales, est entré à l’INHA en 2019. Disparu au moment d’une gloire montante, entouré d’amis fidèles et attentifs à sa mémoire, Henri Regnault, dont plusieurs œuvres seront achetées par les musées nationaux juste après son décès, a fait l’objet d’un nombre impressionnant de textes commémoratifs.
Les papiers en question (Archives 171) nous viennent de Georges Clairin (1843-1919), peintre lui aussi et ami très proche de Henri Regnault. Nés la même année, les deux jeunes artistes voyagent ensemble après avoir fait l’École des beaux-arts, au milieu d’un cercle d’amis peintres, littérateurs (Cazalis, Mallarmé) et musiciens (Gounod, Saint-Saëns, Augusta Holmès). Leurs deux familles nouent des liens étroits et c’est souvent Georges Clairin qui répond aux lettres du père d’Henri – le chimiste, photographe et directeur de la Manufacture de Sèvres Victor Regnault – plus que le propre fils de celui-ci, qui semble y renâcler dans la période concernée par les lettres de l’INHA. A contrario, Regnault multiplie les apostilles sur les lettres que Clairin écrit à sa famille (à son père, Jules, et sa sœur, Marguerite) ; plusieurs lettres sont écrites à deux mains. Les deux pères échangent également à plusieurs reprises sur le devenir et les aventures de leurs fils respectifs. Victor Regnault fournit notamment les deux jeunes artistes en plaques photographiques pour leurs voyages.
La correspondance de l’INHA semble inédite – les lettres ne figurent pas dans le volume publié par Arthur Duparc en 1872. Elle commence en 1866, alors que Regnault vient de perdre sa mère, deuil dont une lettre de Charles Gounod essaye de le consoler. Dans un état d’esprit sombre, Regnault regrette la Bretagne où il vient de passer quelques temps très appréciés avec des amis, dont Clairin et Saint-Saëns. Les échanges nous permettent ensuite de suivre le premier envoi de Rome et ses péripéties, puis la perspective du premier voyage en Espagne.
L’artiste voyageur
Si Regnault réside en Italie à la suite de son prix de Rome de 1866, le Grand Tour des années 1860 ne se limite plus depuis longtemps à cette péninsule, comme en témoigne un passeport du peintre, daté entre 1866 et 1869, attestant de ses trajets durant cette période (Archives 171/3/2). Il obtient d’abord l’autorisation de quitter la Villa Médicis et part en Espagne en compagnie de Clairin. Il y assiste aux guerres carlistes, ce qui va profondément le marquer, et fréquente la sculptrice Marcello, duchesse Colonna, et avec laquelle les deux peintres vont partager un atelier – Regnault la voit également à Rome et la représente sur deux croquis (ill.).
Lors d’un second séjour ibérique en compagnie d’Auguste Laguillermie, les deux jeunes hommes visitent Grenade et l’Alhambra (voir la photographie en Archives 171/4/2). De là, Regnault et Clairin continuent jusqu’au Maroc en décembre 1869 – grâce, écrira Clairin, à la vente par Regnault de sa Salomé au marchand de tableaux Brame, venu les retrouver à Cordoue ! Les deux artistes achètent une maison à Tanger et comptent y aménager un grand atelier. Regnault pense à s’installer fermement et demande des conseils de construction au père de Clairin, qui est entrepreneur de travaux publics (lettre à Jules Clairin de juin [1870], Archives 171/1/1). De ce voyage sortira notamment l’impressionnante toile Exécution sans jugement sous les rois maures de Grenade, fleuron orientaliste de cruauté fantasmée sur fond d’Alhambra, très admiré par Théophile Gautier et aujourd’hui conservé au musée d’Orsay. Le bon du retour en France, toujours en passant par l’Espagne, est daté entre le 28 mars et le 16 août 1870 (Archives 171/3/3).
Cet ensemble de papiers témoigne autant des voyages que du travail et de la carrière de peintre de Regnault. Son séjour à l’Académie de Rome paraît agité par le destin d’un envoi (une copie des Lances de Velázquez) et son père, comme celui de Clairin, cherchent dans leurs lettres à calmer des ardeurs rebelles et démissionnaires. Outre les mentions répétées de ces envois (de Rome mais surtout d’ailleurs, en l’occurrence), ses lettres, celles de son père ou de Clairin permettent de se faire une idée des complications pratiques que rencontre un peintre qui voyage et travaille loin de Paris voire loin de France, tout en exposant au Salon et en traitant avec des marchands comme Brame ou Durand-Ruel.
Plusieurs documents ont trait à son portrait du général Prim, présenté avec succès au Salon de 1870, acquis par l’État en 1872 et aujourd’hui conservé au musée d’Orsay. Le puissant meneur de la révolution de 1868 en Espagne refuse le tableau et laisse le peintre le garder ; dans une lettre du 6 mars 1869, il prie le peintre de l’excuser de l’attitude d’une « franchise toute militaire » qu’il a pu avoir lors de la présentation du portrait – mais ne revient pas sur son avis, très tranché et tout à fait négatif. On trouve dans les archives des portraits-cartes du général Prim mais également du général Milans del Bosc, dont Regnault fait aussi le portrait. Les lettres mentionnent une autre rencontre aboutissant à un tableau apprécié, avec le comte et la comtesse de Barck, par l’intermédiaire de la duchesse Colonna.
Par ailleurs, quatre petits ensembles présentent des feuillets, qui devaient fonctionner comme pense-bêtes sur le thème précisé sur les enveloppes qui les contenaient : « Un paysage – Aqueduc – Une piéta », « Une vengeance » (ill.), « Tableau indien – Variantes pour la Judith » (Judith est le second envoi de Rome, en 1868). Les arguments des toiles sont développés dans des notes et accompagnés de croquis, donnant une idée de la manière dont Regnault fonctionnait pour élaborer ses compositions. Il ne semble pas que ces œuvres aient été réalisées.
Alexandre Dumas, qui écrit au peintre vouloir posséder la Salomé (désir déçu), attend avec impatience une toile « d’ici un an », promettant au peintre « la plus belle carrière et la plus heureuse destinée » (lettre du 9 juin 1870, Archives 171/1/2/3).
La mort patriotique
En 1870, Henri Regnault s’engage dans cette armée sans formation qui fait alors le gros des troupes françaises, malgré l’exemption que lui donne son prix de Rome et l’opposition de son père – au même moment, Frédéric Bazille, autre jeune peintre qui va connaître un destin similaire, suit la même voie. Dans un feuillet, Regnault tient un discours plein d’élan républicain et patriotique, assez désenchanté sur les années précédentes. Passé chez les francs-tireurs et décidé à l’action par l’ennui, il prend une balle lors la bataille de Buzenval et meurt le 19 janvier 1871. Une lettre à valeur testamentaire, datée du 27 septembre 1870 et copiée par Georges Clairin, figure dans les papiers de l’INHA, où il mentionne son besoin de « mouvement », mais aussi les tractations en cours avec son marchand, Durand-Ruel. Il précise ce qu’il devrait advenir de ses possessions s’il ne revenait pas, tout en assurant son correspondant du peu de chances que cela arrive…
À la suite de ce décès, plusieurs articles publiés dans les journaux saluent le disparu (à la fois son génie artistique et son patriotisme, alliance bienvenue dans le ton de l’époque), par Théophile Gautier, Charles Blanc et d’autres (Archives 171/5/1). Cette mort va frapper l’imagination des artistes du moment et inspirer plusieurs œuvres, depuis la Marche héroïque que lui dédie Camille Saint-Saëns et dont la partition compte parmi les archives, jusqu’au portrait de son cadavre par Carolus-Duran, en passant par des vers déclamés à la Comédie-Française. Une exposition rétrospective se tient à l’École des beaux-arts en 1872, avec une notice de catalogue quasi hagiographique rédigée par Théophile Gautier ; un monument à sa mémoire se trouve toujours installé dans l’École. La vente après décès de l’atelier de l’artiste se déroule au même moment. Les critiques continueront à écrire à son sujet, même si les inédits se tarissent bien vite, et si quelques-uns soulignent qu’il est difficile de savoir ce que son art serait devenu – à la fin des années 1890 le manuscrit de Roger Portalis , dont Regnault avait fait le portrait, ou bien, plus tard, Louis Vauxcelles, qui lui consacre une émission de radio dans les années 1930.
Henri Regnault laisse une fiancée, Geneviève Bréton, rencontrée en Italie en 1867. Des éléments concernant le peintre figurent dans le journal de la jeune femme et dans son fonds conservé à la BnF. Les papiers de l’INHA comportent quant à eux plusieurs lettres de la jeune femme à la sœur de Georges Clairin, Marie. Geneviève Bréton épousera l’architecte Alfred Vaudoyer en 1880.
Georges Clairin va gérer l’héritage de Regnault, notamment à Tanger, et sera le témoin principal à son propos. Il continuera une carrière de peintre orientaliste et mondain, portraiturera Sarah Bernhardt à plusieurs reprises et publiera d’assez passéistes mémoires, où il relate abondamment ses souvenirs d’Henri Regnault, de leurs aventures en Espagne et de la guerre de 1870.
Sophie Derrot
En savoir plus
Henri Regnault (1843-1871) [exposition, Musée municipal de Saint-Cloud, 16 octobre 1991-5 janvier 1992], Saint-Cloud, Le Musée, 1991, 120 p., ill. Libre accès INHA : NY RGN5.A2 1991
Marc Gottlieb, The Deaths of Henri Regnault, Chicago-Londres, University of Chicago Press, 2016, XIV-298 p., ill. Libre accès INHA : NY REGN5.A3 2016
Œuvres de Henri Regnault exposées à l’École des beaux-arts, notice par Théophile Gautier, Paris, J. Claye, [1872]. Disponible en ligne.
Correspondance de Henri Regnault annotée et recueillie par Arthur Duparc, suivie du catalogue complet de l’œuvre de H. Regnault et ornée d’un portrait gravé à l’eau-forte par M. Laguillermie d’après une photographie de M. Berthaud, Paris, Charpentier, 1872. Disponible en ligne.