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Huysmans illustré
Mis à jour le 4 février 2020
Les trésors de l'INHA
Auteur : Rémi Cariel
La Bièvre, les Gobelins, Saint-Séverin
Le catalogue de l’exposition que le musée d’Orsay consacre à Joris-Karl Huysmans (1848-1907) met en rapport l’illustration d’ouvrages de l’écrivain et critique d’art et la montée en puissance de l’image. Ce billet attire l’attention sur l’aspect bibliophilique de son œuvre, plus particulièrement sur deux ensembles iconographiques suscités par des textes dont la richesse descriptive a stimulé des illustrateurs férus de pittoresque, de topographie et de vieilles pierres. C’est aussi l’occasion de souligner la richesse du fonds de livres rares et illustrés de la bibliothèque de l’INHA.
La Bièvre fut d’abord publié dans La République des lettres en février 1877. À l’instar de tant d’écrivains du XIXe siècle et jusqu’à la Première Guerre, Huysmans y ressuscitait les restes de « l’admirable Paris d’antan », comme le firent aussi tant de dessinateurs et graveurs témoins des profondes transformations urbaines advenues dès l’Empire. Ainsi, la Bièvre, que Huysmans décrivait déjà partiellement couverte dans son parcours parisien – « l’ancienne campagnarde étouffe dans des tunnels, sortant juste pour respirer, de terre, au milieu des pâtés de maisons qui l’écrasent » – le fut entièrement en 1912.
En 1901, la Société de propagation des arts fit éditer La Bièvre, les Gobelins, Saint-Séverin illustrés par l’éminent artiste-graveur Auguste Lepère (1848-1918). La bibliothèque de l’INHA en possède un exemplaire probablement unique pour sa reliure au plat décoré d’une plaque en étain repoussé d’après un bois de Lepère, et rare pour les douze eaux-fortes réalisées sur la thématique de l’ouvrage, en sus des trente planches éditées avec le texte.
J.-K. Huysmans et A. Lepère, La Bièvre, les Gobelins, Saint-Séverin, Paris, 1901. Couverture et eau-forte hors édition : 3. Aux fortif : Blanchisserie, Parcheminerie. Paris, bibliothèque de l’INHA, 4 Res 559. Cliché INHA
Les trois premières planches hors de l’édition courante sont consacrées par Lepère non pas à la source mais aux proches environs de Paris : « La Bièvre, Gentilly, la Plaine de Montrouge, est ce que je trouve de plus pittoresque, de plus beau au monde […] J’y ai fait mes premiers dessins devant la nature » (préface au supplément des douze eaux-fortes). La banlieue avait déjà suscité l’intérêt conjoint de l’écrivain et de l’illustrateur en 1865 (Autour des fortifications) et cet intérêt pour un territoire de pauvreté et de labeur, où la nature conservait une partie de ses droits, n’était pas rare ; Pierre-Eugène Vibert donnera plus tard dix gravures sur bois sur Les environs de Paris.
Pour être intégrées à l’ouvrage, toutes les planches sont de format vertical, en rupture avec un rendu topographique : Lepère rend d’abord compte d’une géographie humaine et insiste sur l’image d’un vieux Paris aux rues encaissées et densément bâties. La rivière y apparaît d’autant plus confinée.
J.-K. Huysmans et A. Lepère, La Bièvre, les Gobelins, Saint-Séverin, Paris, 1901. Hors édition : 6. [Les Gobelins] L’atelier de teinture, 10. [Le quartier Saint-Séverin] Silhouette des maisons de la rue Galande, pendant le percement de la rue Lagrange. Paris, bibliothèque de l’INHA, 4 Res 559. Cliché INHA
Les douze eaux-fortes ajoutées à l’édition d’origine – et réalisées selon les cas avant ou après elle – ont un caractère descriptif et mettent l’accent sur les activités laborieuses liées à la Bièvre, telles Blanchisserie, Parcheminerie ou L’Atelier de teinture (« Gobelin, tapissier de Reims, installa son industrie sur les bords de la Bièvre parce que l’eau de cette rivière était propice aux teintures […] »). Les effets de vapeur s’y conjuguent avec l’irruption de la lumière naturelle dans un intérieur ; cet effet surnaturel appelle le souvenir du Philosophe de Rembrandt et se conjugue avec un sujet prosaïque.
Les xylographies qui accompagnent les textes de Huysmans sont plus incisives et plus expressives, portées par les passages « acides » du texte. Les jeux d’ombre et de lumière sur les maisons de la rue Galande et le flammé des travaux de percement donnent une dimension sur-réelle au paysage urbain, qui peut répondre à l’audace lexicale de certaines descriptions de Huysmans : « Les murs s’exostosent et se couvrent d’eschares de salpêtre et de fleurs de dartres […] ».
Les très propres, claires et descriptives illustrations de Brouet (1924) ou Boizot/Lebègue (1914) évitent soigneusement les rugosités du texte, qu’il s’agisse de l’évocation des taudis qui bordent la rivière : « Il ne reste plus jusqu’à l’avenue des Gobelins, qu’un amas de bouges dont la vicieuse indigence effraie » ou de l’exploitation économique qui la pollue au dernier degré : « […] la Bièvre coule, scarifiée par les acides. Globulée de crachats, épaissie de craie, délayée de suie, elle roule des amas de feuilles mortes et d’indescriptibles résidus qui la glacent, ainsi qu’un plomb qui bout, de pellicules. » À l’inverse, l’œuvre au noir de Lepère – contrastes accusés, matières sensibles – dramatise la ville en proportion des descriptions littérairement engagées de l’écrivain. Même dans les planches hors édition, Lepère conserve une logique propre au trait, tel le traitement du sol et du rebord en pierre à gauche de Blanchisserie : sa poésie graphique répond à la franchise de la prose de l’écrivain.
J.-K. Huysmans et A. Lepère, La Bièvre, les Gobelins, Saint-Séverin, Paris, 1901, p. 16-17 et 13 : L’atelier des Gobelins vu du boulevard Saint-Marcel, Ateliers des mégissiers, passage Moret. Paris, bibliothèque de l’INHA, 4 Res 559. Cliché INHA
Ce n’est pas cette liberté du trait que le critique Noël Clément-Janin, ouvert à la « vision artiste », reprocha à Lepère, mais le fait d’avoir « choisi dans le texte de Huysmans ce qui convenait à son tempérament, épris de pittoresque, et laissé le reste de côté. En outre, il a arrangé quelque peu les coins de Paris où il a promené sa verve ; il n’a pas craint d’incurver la Bièvre là où elle est droite, ni d’accoter deux maisons distantes dans la réalité. […] il ne faudra pas plus chercher le document qu’il n’y faut voir une illustration au sens propre du mot. Ce sont des tableaux » (L’Almanach du bibliophile de 1901, p. 230). Ce faisant, le critique pointait la souplesse croissante, allant jusqu’à une forme d’indépendance, entre l’auteur et « l’illustrateur », qui ne se soumettait plus entièrement au texte (ni, par ailleurs, à la réalité visible).
« La Bièvre représente aujourd’hui le plus parfait symbole de la misère féminine exploitée par une grande ville » : ce début forme un écho au premier roman de Huysmans, Marthe, histoire d’une jeune fille, publié l’année précédente. Alors que la veine naturaliste dominait l’œuvre et le goût de Huysmans dans ces années 1870, cette promenade ne laissait pas moins poindre dans sa conclusion une dimension plus symbolique, qui devait s’épanouir dans La Cathédrale. Ce n’étaient plus seulement les noirceurs rencontrées sur le parcours qui retenaient Huysmans mais le cheminement tortueux de la rivière qui conduisait sa pensée vers une réflexion plus générale :
« Symbole de la misérable condition des femmes attirées dans le guet-apens des villes, la Bièvre n’est-elle pas aussi l’emblématique image de ces races abbatiales, de ces vieilles familles, de ces castes de dignitaires qui sont peu à peu tombées et qui ont fini, de chutes en chutes, par s’interner dans l’inavouable boue d’un fructueux commerce ? »
La personnification de la Bièvre était le moyen symbolique d’évoquer la décadence d’un monde perdu par le règne de l’économie.
La Cathédrale
En pendant à l’exposition que le musée d’Orsay consacre à l’écrivain Joris-Karl Huysmans (1848-1907), ce billet rend compte de l’édition illustrée de deux de ses œuvres. Après un premier volet consacré à La Bièvre illustré par Auguste Lepère, les lignes qui suivent attirent l’attention sur un corpus iconographique qui se trouve dans le riche fonds d’estampes et de livres illustrés de la bibliothèque de l’INHA.
Les dessins que Charles Jouas (1866-1942), dessinateur-graveur de Paris, a consacrés à Notre-Dame furent remarqués et l’artiste fut choisi en 1905 par la collection de l’Académie Goncourt pour illustrer Le Quartier Notre-Dame de J.-K. Huysmans. Visiblement satisfait, l’écrivain demanda à l’illustrateur de participer à une publication illustrée de La Cathédrale chez les éditeurs d’art A. Blaizot et R. Kieffer ; elle parut en 1909. C’était cette fois la cathédrale de Chartres qui était au centre de ce roman, achevé en 1898.
Charles Jouas, projet de frontispice pour La Cathédrale de J.-K. Huysmans, Paris, 1909. Paris, bibliothèque de l’INHA, Fol Res 867, f. 1
La bibliothèque de l’INHA possède un portefeuille de 40 estampes à l’eau-forte, pointe sèche et aquatinte, préparatoires à l’édition de 1909 (à ne pas confondre avec celle, très différente, de 1919). Plusieurs planches comportent trois motifs : une illustration principale (en-tête de chapitre) où l’architecture est souvent première, une grande vignette ou une lettrine richement ornée, et un motif adventice, souvent un élément sculpté. D’autres planches ont été gravées en vue d’être publiées en pleine page ou au contraire, associées au corps du texte.
Le dessin s’approche du texte lorsque celui-ci se fait concret, lors de la description d’un portail (p. 175) ou du vent qui ouvre le roman (ci-dessous). Jouas ne tente pas de suivre Huysmans lorsque celui-ci s’attache aux dispositions intérieures et à l’itinéraire de l’âme de son personnage Durtal. Le graveur prête sa pointe à la représentation matérielle de l’édifice, support des méditations de l’auteur. Cette figuration n’en est pas moins pertinente eu égard à la forte dimension didactique du propos de Huysmans, qui souhaitait réhabiliter le « livre de pierre » qu’était en son fond la cathédrale.
Charles Jouas, illustration pour La Cathédrale, 1909. En-tête : Portail occidental, Lettre ornée : L’angelot. À gauche : épreuve préparatoire. Paris, bibliothèque de l’INHA, Fol Rés 867, f. 37 ; à droite : version publiée
Les gravures de Jouas se distinguent par leur cadrage, et c’est peut-être la touche moderne de ce graveur-dessinateur. Ainsi, dans son portrait de Huysmans surplombant la cathédrale qui s’élève sur la plaine de la Beauce (voir vignette d’entrée), l’inscription dans une ouverture trilobée est-elle particulièrement suggestive d’une correspondance intime, d’une participation de l’auteur à son sujet. Dans la Vue de Chartres depuis le clocher neuf (ci-dessous), le toit et la gargouille servent d’enceinte protectrice à la ville dans laquelle le protagoniste vient s’installer. Les vues da sotto in sù et depuis l’est (ci-dessous) dénotent une recherche des différents modes d’apparition de l’édifice, dont l’auteur par moments s’éloigne. Le dessinateur le quitte peu, comme si l’univers extérieur et intérieur de Durtal était en permanence habité par la cathédrale, véritable sujet du livre.
J.-K. Huysmans, La Cathédrale, illustré de 64 eaux-fortes originales de Charles Jouas, Paris, 1909. En-tête : Vue de Chartres depuis le clocher neuf, Lettre ornée : Sainte Anne et la Vierge (vitrail du transept nord) ; 4e état. À droite : La cathédrale vue du dessous et depuis l’est ; 2e état. Paris, bibliothèque de l’INHA, Fol Res 867, f. 4 et 24.
Depuis celle de Victor Hugo, la cathédrale est aussi une demeure. En réponse aux accents mystiques de Huysmans, Jouas recrée l’atmosphère en fort clair-obscur de la crypte où viennent prier les religieuses, ainsi qu’une messe où une lumière surnaturelle vient rompre l’obscurité (ci-dessous). Le graveur exploite la métaphore romantique de la cathédrale gothique comme forêt : les « vivants piliers » évoqués par Baudelaire dans Correspondances se prolongent ici par des arcs/branches s’entremêlant sur la voûte. La métaphore végétale est aussi à l’œuvre dans plusieurs points de vue sur les arcs-boutants, à l’évidente séduction plastique (ci-dessous). Selon les cas, Jouas en donne une vision plutôt technique ou davantage poétique. S’appuyant sur de savants auteurs, Huysmans se focalise sur la symbolique : « Quant aux contreforts, ils feignent la force morale qui nous soutient contre la tentation et ils sont l’espérance qui ranime l’âme et qui la réconforte » (p. 88).
J.-K. Huysmans, La Cathédrale, illustré de 64 eaux-fortes originales de Charles Jouas, Paris, 1909. À gauche : Intérieur de la cathédrale. À droite : Arcs-boutants et contreforts ; 2e état. Paris, bibliothèque de l’INHA, Fol Res 867, f. 36, 29
Resté à l’école de l’illustration au sens classique du terme (adéquation directe entre texte et image) et peu enclin à l’imagination, Jouas ne suivait pas la lettre du texte lorsque celui-ci se faisait plus abstrait. Mais il rejoignait le connaisseur et l’amoureux de l’art roman et gothique qu’était Huysmans quand celui-ci écrivait : « Notre-Dame de Chartres est le répertoire le plus colossal qui soit du ciel et de la terre, de Dieu et de l’homme. » De l’ensemble réalisé par l’illustrateur se dégage en effet l’idée d’une cathédrale comme microcosme : un monde fait de colonnes, de voûtes, d’arcs, de porches et de vitraux, peuplé d’êtres vivants et sculptés.
Rémi Cariel
Références bibliographiques
- Graveurs de Paris : Charles Jouas in Société d’iconographie parisienne, 1910, p. 75.
- J.-K. Huysmans, La Cathédrale, édition présentée, établie et annotée par Dominique Millet-Gérard, Paris, 2017.