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André Joubin directeur de la Bibliothèque d'art et d'archéologie (1918-1937)
Après le portrait de Clotilde Brière-Misme, éminence grise et bienfaitrice de la Bibliothèque d’art et d’archéologie dans l’Entre-deux-guerres, voici celui de Jean Sineux, qui en fut le gardien pendant près de quarante ans, de 1906 à 1941, et en quelque sorte le catalogue vivant.
Laissons d’abord la parole à Clotilde Brière-Misme, racontant sa nomination en 1918 : « Elle n’avait d’autre aide qu’un garçon qui de plongeur avait atteint ce poste important. En effet, il avait une mémoire étonnante : il y logeait les livres demandés par tel ou tel lecteur ; ainsi si l’un d’eux étudiait Fragonard, il en connaissait la bibliographie et pouvait indiquer à qui demanderait un renseignement, dans quel ouvrage il pourrait le trouver. Il était aussi très malin : si un livre ne répondait pas à sa cote et qu’on l’eût cherché pendant huit jours dans son secteur, Jean arrivait triomphant, l’ouvrage en main, car seul, il savait qu’il l’avait déclassé. Si une boîte de fiches était en désordre, Jean s’en trouvait enchanté, lui seul s’y reconnaissait. Il bouda Melle Misme pendant six mois parce qu’elle avait rangé le fichier des livres concernant le dessin. Il était fort vulgaire, incapable de nettoyage, mais ses qualités dites intellectuelles faisaient l’admiration de Joubin. Mme Jean était concierge de la bibliothèque dans un pavillon agréable près l’entrée de la grande cour. »
Ancien catalogue matières de la Bibliothèque d’art et d’archéologie, années 1909-1940, « fichier des livres concernant le dessin », bibliothèque de l’INHA. Cliché INHA
« Sachant tout juste lire et écrire », ajoute Marie Dormoy, « Monsieur Jean » eut une révélation quand, à la création de la bibliothèque, les livres nouvellement acquis par Jacques Doucet vinrent à s’entasser jusqu’aux mansardes de l’hôtel de son maître, rue Spontini. Il proposa alors de les accueillir dans sa chambre. « Quand la chambre de Jean fut, à son tour, encombrée, il rangea ces objets étranges sur des rayons placés en hâte, puis les regarda plus attentivement, les feuilleta et finit par les lire. Ce qui donna à Jacques Doucet l’idée de lui confier la garde de la nouvelle bibliothèque. C’était assez dans sa manière de faire des miracles ». Sineux confirma plus tard, non sans fierté, avoir « commencé la bibliothèque par le premier livre en 1906 avec le secrétaire de M. Doucet qui était le seul et moi ».
Sineux devait ce statut singulier à sa mémoire proverbiale, et à vrai dire « presque pathologique », selon un contemporain. Sans rien connaître de l’histoire de l’art, il pouvait « satisfaire chacun, pour donner le renseignement précis, l’indication nécessaire aux recherches ». On disait qu’il connaissait mieux les collections de la bibliothèque que ses bibliothécaires. Il avait de quoi plaire à Doucet : ce n’était pas un universitaire, ni un bibliothécaire ; comme son maître, qui de couturier s’était fait patron des arts, cet homme simple avait su se rendre indispensable à un milieu supérieur qui n’était pas le sien. Même un grand savant comme Salomon Reinach gratifiait l’ancien plongeur du titre de « concierge-bibliothécaire » ; et le critique Claude Roger-Marx saluait en 1930 « l’extraordinaire ‘organisation’ du fidèle Jean dont la tête est un véritable répertoire ».
Constamment présent à la bibliothèque, contrairement à André Joubin et à Clotilde Brière, Jean Sineux frappait les visiteurs par sa figure pittoresque. « There are two first editions of Chaucer in existence », écrivait un journaliste à l’humour très britannique, « but only one librarian like Monsieur Jean ». Signe social, nous n’avons pas de portrait photographique de Jean Sineux. Il faut s’en remettre au portrait littéraire qu’en dresse un lecteur du début des années 1920 : « M. Jean, l’ancien valet de chambre de M. Doucet, nous conduisait dans les appartements, à l’une ou l’autre des salles que nous devions occuper. Un homme petit, corpulent, au visage rond, sanguin, aux grosses moustaches blondes, à la tête puissante, dont une couronne de cheveux auréole la calvitie à la façon d’un moine, son regard est direct, d’expression franche et bonne. On dit qu’il porte toute la bibliothèque dans sa tête. C’est vrai. Nous lui demandions : ‘M. Jean, qu’avez-vous sur tel artiste ?’ Les livres parus sur cet artiste, il nous en donnait la bibliographie complète, sachant la place des livres sur chaque rayon, et connaissant la valeur d’information de chacun d’eux ». Les antécédents domestiques de Monsieur Jean prolongeaient dans la bibliothèque l’atmosphère d’un cabinet privé : « Quand il a reçu du fidèle Jean », note un autre contemporain, « qui porte toute la bibliothèque dans sa tête, les livres désirés, chaque lecteur a l’impression d’être chez soi ».
Catalogue d’effets précieux, en pendules, girandoles, feux, bras, bronzes, secrétaires, bureaux […], [vente à Paris, 25 février 1777], p. 20-21. Le recueil des Oyseaux de la Chine d’Oudry constitue le lot n° 150 de ce catalogue. Bibliothèque de l’INHA. Cliché INHA
Au-delà du pittoresque, Sineux fut l’artisan des deux transferts de la bibliothèque de 1923 et 1935, qu’il mena avec un soin qu’on soupçonne maniaque. « Le transport s’est effectué en 22 jours livres et meubles », disait-il du second transfert ; « j’ai moi-même procédé au placement de tous ces volumes sur les rayons ». Outre le gardiennage, le renseignement et la communication, Jean Sineux s’occupait de collationner les catalogues de ventes. C’est lui qui, en 1930, trouva la mention du recueil de dessins d’Oudry , donné à la bibliothèque par David-Weill en 1929, dans un catalogue de ventes de 1777. Il continua de veiller sur la bibliothèque jusqu’à sa retraite, à près de quatre-vingts ans, en avril 1941.
Jérôme Delatour, service du patrimoine