Je vous invite à regarder cette lithographie de Toulouse Lautrec, peintre français de la seconde moitié du XIXe siècle, réalisée en 1896. Une lithographie est un dessin réalisé sur une pierre avec des produits chimiques qui permettent l’impression en plusieurs exemplaires.

Est ici figurée une scène d’intérieur au centre de laquelle une femme vêtue d’une simple robe noire s’est ployée pour remplir une bassine. L’artiste l’a intitulée Elles : Femme au tub.

Henri de Toulouse-Lautrec, Elles : Femme au tub, lithogrpahie en couleur, 40,2 × 52,4 cm (feuille), 1896. Paris, bibliothèque de l'INHA, EM TOULOUSE-LAUTREC 215. Cliché INHA.
Henri de Toulouse-Lautrec, Elles : Femme au tub, lithographie en couleur, 40,2 × 52,4 cm (feuille), 1896. Paris, bibliothèque de l’INHA, EM TOULOUSE-LAUTREC 215. Cliché INHA.

Le trait est rapide, énergique. Toulouse-Lautrec va à l’essentiel, dans le style comme dans la composition. Il représente une scène banale du quotidien, presque triviale. La femme est représentée de manière sobre, comme une grande fleure noire. Le reste de la pièce est lui aussi esquissé : un sol rouge avec une cheminée et un buste. À droite de la pièce se trouve un lit blanc. En arrière-plan se trouve un éventail rouge, ainsi qu’un meuble qui ressemble à un paravent.

Mais est-ce vraiment un paravent ? En vérité non, il s’agit d’un miroir qui reflète le lit, défait, et des oreillers épais et moelleux. Dans la peinture occidentale, le miroir est un moyen malicieux pour les peintres de nous inviter à voir ce qu’on ne pourrait pas voir. Toulouse-Lautrec veut nous montrer l’envers du décor. Mais de quoi s’agit-il ? La femme s’affaire, au centre. Son visage, tout absorbée qu’elle est à sa tâche, n’est même pas visible. Qui est donc cette femme, cachée derrière cette chevelure blonde, dont le chignon se défait ? Pour la série des onze lithographies dans laquelle s’insère cette estampe, Toulouse-Lautrec a représenté l’un de ses sujets favoris : la vie des prostituées de la bohème parisienne de la fin du XIXe siècle. L’artiste voyait en ces modèles les sujets les plus spontanés qu’il puisse exister.

Cette femme est donc une prostituée, qui, après avoir reçu un client – le lit défait vu dans le miroir nous l’indique –, s’adonne à sa toilette. De la vie de prostituée, ce qui intéresse l’artiste n’est en réalité pas son métier, mais son intimité. Sans le lit, sans le contexte, il peint une femme, tout simplement. Rien ou presque ne la distingue d’une autre, et je pense que c’est cela qu’il veut nous dire. Je trouve intéressant la manière dont l’artiste s’éloigne des canons artistiques et de la représentation habituelle des courtisanes. En effet, il s’éloigne de l’imaginaire érotique des maisons closes. Elle ne nous regarde pas et elle ne semble pas préoccupée d’être observée, ce qui donne l’impression que le spectateur fait partie de la scène. Aucune séduction, ici, malgré la gracilité de ce corps tout en fluidité. Ce que j’apprécie c’est l’atmosphère mystérieuse due au fait que l’on ne voit pas le visage de cette femme. Ses beaux cheveux blond roux renvoient autant à la pureté dans la tradition occidentale, qu’à la séduction. Ils ont été noués en chignon – les femmes respectables doivent se coiffer –, mais le chignon est en bataille, défait par les ébats qui viennent d’avoir lieu. Ou peut-être est-ce le matin et est-t-elle simplement en train de se lever.

Maintenant je vous invite à regarder la bassine. Cette femme effectue une activité quotidienne et cela s’inscrit dans le thème du tub. Il s’agit de la représentation d’une femme dans un intérieur en train de se laver avec une bassine d’eau. Jusqu’au XIXe siècle, c’est Vénus que l’on représente accomplissant sa toilette, ou encore les nymphes. Parfois Suzanne ou Bethsabée dans la tradition chrétienne. C’est toujours une occasion licite pour le spectateur de regarder de beaux corps nus. Les peintres orientalistes élargissent le thème aux odalisques d’Afrique du nord. Ce n’est qu’au milieu du XIXe siècle que les peintres réalistes, Degas, Manet, Courbet, commencent à représenter des femmes de manière plus naturelle. Pierre Bonnard, contemporain de Toulouse Lautrec, fait lui aussi de la femme au tub l’un de ses sujets de prédilection.

Ce que je trouve intéressant ici est que, contrairement aux autres, Toulouse-Lautrec ne représente pas la femme nue. Il habille sa courtisane. Peut-être est-ce pour la ramener du côté de la société qui, depuis toujours, l’exclut.