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La marquise Arconati Visconti
Républicaine, dreyfusarde, collectionneuse et mécène
Née sous la royauté en 1840, fille d’Alphonse Peyrat, journaliste républicain pauvre devenu après 1870 député puis sénateur, Marie-Louise-Jeanne Peyrat, jeune fille libre que campent à diverses reprises les Goncourt, devient par mariage en 1873 marquise Arconati Visconti, à 32 ans. Son mari, le jeune Gianmartino, fils d’une des plus grandes familles italiennes, partisane du Risorgimento, exilée et possédant de multiples propriétés dans toute l’Europe, meurt trois ans plus tard sans héritier, laissant la nouvelle marquise à la tête d’une immense fortune. Elle va en user pour entretenir ses demeures, devenir une collectionneuse avertie, mais surtout pour soutenir la jeune République qui arrive au pouvoir en France en 1870 dans deux domaines : l’art et les savoirs. Vouant une vénération à son père, elle est très misogyne : « Je n’ai de femme que le costume », écrit-elle.
Passionnée d’histoire et de politique, dreyfusarde, Marie Arconati Visconti convie à sa table les principaux acteurs de la Troisième République, députés, ministres, hauts cadres de l’État et des savants, professeurs au Collège de France, à l’École des chartes ou à l’École des hautes études. Liée jeune à Gambetta, elle devient amie avec Joseph Reinach, Henri Brisson, Jean Jaurès, Émile Combes, et tant d’autres, qui débattent le jeudi midi avec les professeurs Abel Lefranc, Joseph Bédier ou Gabriel Monod. Les « jeudistes » sont dreyfusards et Alfred Dreyfus sera des leurs.
D’autres déjeuners dédiés au culte de l’art rassemblent des conservateurs de musées. Collectionneuse, la marquise multiplie les dons, enrichit les plus grands musées français d’œuvres issues de ses collections et aura une salle à son nom au Louvre. Plus encore, elle soutient les établissements d’enseignement supérieur, aide ses amis savants républicains à accéder aux plus hauts postes de la reconnaissance intellectuelle.
Portrait de Marie Peyrat, marquise Arconati Visconti, tirage photographique n. d., Château de Gaasbeek, Belgique.
Faisant de l’amitié une vertu suprême, elle échange une très abondante correspondance avec ses amis, plus de 12 000 feuillets de lettres, conservées notamment à la bibliothèque de la Sorbonne et numérisées. Elle meurt à 82 ans en 1923, en ayant traversé l’Empire, la République, deux guerres, dont une mondiale. Très liée au recteur Louis Liard et au professeur Gustave Lanson, elle décide avant la première guerre mondiale de léguer toute sa fortune à l’Université de Paris, non sans avoir auparavant financé la construction de l’Institut de géographie et initié celle de l’Institut d’art.
Le financement de la construction de l’Institut d’art et d’archéologie par la marquise
Louis Liard estimait impérieux que l’université dispose d’un Institut d’art, offrant « des salles de cours, des salles de conférences avec appareils à projections, une bibliothèque spéciale, un cabinet de travail pour chaque professeur, un musée de moulages, des collections d’estampes, des collections de photographies (…) En l’absence des originaux, comment, sans reproductions, analyser une statue ou un tableau ? Comment aussi procéder à ces rapprochements d’où sortent parfois des découvertes ? ». Il estime la Sorbonne « avec deux petites salles basses, quelques moulages, une collection de photos limitée, etc. moins bien dotée que les universités de Bordeaux, Nancy, Lyon, Montpellier et Lille », « le plus complet de tous et le plus remarquable est celui de l’Université de Strasbourg », alors sous domination allemande. Et d’ajouter : « Avec l’étranger, plus pénible encore est la comparaison. Hors de France, la plupart des universités de quelque importance ont leur institut d’art » (Louis Liard, « Les bienfaiteurs de l’Université de Paris », dans La Revue de Paris, 1er mars 1913).
En juin 1913, il évoque son projet auprès de son amie : « Je rumine aussi le parti général de l’Institut d’histoire de l’art que votre inépuisable bonté a voulu me donner la joie de savoir certain à la fin de ma vie. Puissions-nous l’inaugurer ensemble dans trois ou quatre ans » (Louis Liard à la marquise, BIS MSVC 281, 28 juin 1913, fo 4511). Liard imagine d’abord l’implanter sur la montagne Sainte-Geneviève, où de l’espace est encore disponible. Mais Il faudra quinze ans pour que l’Institut soit construit.
Marie Arconati Visconti soutient tout de suite ce projet qui rencontre pleinement ses intérêts. Son ami Franz Cumont, épigraphiste et archéologue belge, la félicite : « Vous aurez bientôt la joie de réaliser un projet qui vous est cher et l’Université pourra s’enorgueillir d’un grand institut de plus (…) Votre générosité va assurer la primauté de la montagne Sainte-Geneviève sur toutes les fourmilières estudiantines du monde » (Franz Cumont à la marquise, BIS MSVC 270, dimanche 7, s. d. [avant-guerre], fo 2082). Pendant la guerre, il plaisante, admiratif : « Vous allez offrir coup sur coup 2 M à l’université et 3 M à la Belgique [avec le don du château de Gaasbeek situé dans la banlieue de Bruxelles]. Rockefeller finira par être jaloux de vous » (Franz Cumont à la marquise, BIS MSVC 270, dimanche 7, s. d. [avant-guerre], fo 2082).
La décision de la marquise est pour Louis Liard « la récompense de toute [sa] vie ». Sa femme écrit à Marie qu’il est rentré chez lui comme « ivre de l’émotion que lui a causé sa communication avec vous [elle] ». Et lui-même la remerciera continûment : « Vous êtes une femme admirable, qui ajoute à l’or de ses largesses, l’or de son cœur » (Louis Liard à la marquise, BIS MSVC 281, fo 4501, 19 décembre 1912).
L’intégration délicate de la Bibliothèque d’art donnée par Jacques Doucet à l’Université
Parallèlement, le couturier et mécène Jacques Doucet offre à Louis Liard de léguer sa très riche Bibliothèque d’art et d’archéologie à l’université, et ce dernier veille à satisfaire ses deux donateurs : il demande à la mi-1913 à la marquise de voir Doucet pour « le tranquilliser », ce qu’elle fait, sans que les courriers ne nous permettent de préciser à quel propos : « J’ai reçu une lettre de M. Doucet ; j’aurai vendredi un entretien avec lui. Tout va bien. Votre intervention a certainement été bienfaisante » (Louis Liard à la marquise, BIS MSVC 281, 18 juin 1913, f° 4508 bis, et 10 septembre 1913, fo 4519). La guerre survient. Lucien Poincaré succède à Liard, mort en septembre 1917. Jacques Doucet transforme en décembre 1917 son legs en don, effectif au 1er janvier 1918, et crée en parallèle une autre bibliothèque, la Bibliothèque littéraire, conseillé par André Suarès, puis André Breton et Louis Aragon, puis achète en 1924 les Demoiselles d’Avignon de Picasso. Il faut trouver dans l’urgence un nouvel abri pour cette bibliothèque, qui ne peut rester dans les six appartements de la rue Spontini que Doucet lui avait consacrés. L’Institut n’étant pas encore construit, elle rejoint pour plusieurs années l’hôtel de Salomon de Rothschild rue Berryer, légué à l’État à la mort de ce dernier en 1922 par sa veuve Adèle.
Ce n’est que fin 1919 que le projet d’Institut d’art refait surface et que le concours pour sa construction est lancé. L’architecte Paul Bigot croit utile d’écrire à la vieille dame que nul autre mécène ne concurrencera son don : « Il semble aujourd’hui avéré que la Bibliothèque Doucet va être installée ailleurs. Le nom de Doucet éliminé – et ne vaut-il pas mieux qu’aucun nom, soit maintenant soit dans l’avenir, ne soit associé au vôtre – la création se trouve ramenée à son point de départ, un édifice consacré à un pieux souvenir par une femme de cœur » (Paul Bigot à la marquise, BIS MSVC 233, 7 janvier 1922, fo 184). Entretemps, l’inflation due à la guerre a fait perdre au franc sa valeur, Paul Bigot estime le coût de la construction, non plus sur la montagne Sainte-Geneviève mais au sud du Luxembourg, rue Michelet, à 5,5 millions de francs et non 2. Il flatte abondamment la marquise afin qu’elle accroisse le montant de son don. Elle vend sa villa de Balbianello sur le lac de Côme et donne un million supplémentaire, à prendre sur son legs après sa mort par montants annuels de 250 000 francs.
La marquise apprécie le projet d’architecture néo-mauresque de Paul Bigot, qui, avant même la construction, reçoit un prix. Elle dédie cet édifice à son compagnon, son pygmalion en matière de goûts artistiques : « L’Institut de l’histoire de l’art a été fondé par la Marquise Arconati Visconti en souvenir de Raoul Duseigneur ». Dans son testament, elle donne tout pouvoir au décorateur Pierre-Henri Rémon, professeur à l’École des arts décoratifs, pour diriger avec Bigot les travaux et être responsable de la décoration intérieure et de l’ameublement. Le projet subit encore nombre de fluctuations, mais la Bibliothèque d’art de Jacques Doucet est finalement intégrée à l’Institut en 1935, sur l’insistance d’Henri Focillon qui préside alors aux destinées de l’Institut (Dominique Morelon, « La Bibliothèque Doucet, une installation difficile », dans L’Institut d’art et d’archéologie. Paris, 1932, Simon Texier dir., Picard, 2005).
Martine Poulain
Ancienne directrice de la bibliothèque de l’INHA de 2002 à 2013, Martine Poulain est l’autrice de l’ouvrage Marie Arconati Visconti. La passion de la République, qui vient de sortir aux PUF (2023).