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La tristesse, c’est les autres
Van Gogh gravant Gachet
L’exposition Van Gogh à Auvers-sur-Oise. Les derniers mois, présentée en 2023 au musée Van Gogh d’Amsterdam, est désormais visible au musée d’Orsay jusqu’au 4 février 2024. Cet événement exceptionnel permet de remettre à l’honneur les estampes produites en nombre limité par l’artiste et dont plusieurs tirages, parfois rares, sont conservés à la bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art. En écho au thème de l’exposition, qui revient sur la dernière et intense phase de l’existence de Van Gogh, il sera ici plus particulièrement question de L’Homme à la pipe figurant le docteur Paul Gachet – la seule et unique gravure à l’eau-forte du Néerlandais.
Dans un bel article intitulé « “Une affaire de charité, non de librairie” Van Gogh et le don des images », Emmanuel Pernoud revient en détail sur le rapport de Van Gogh à l’image multiple, lui qui collectionnait les reproductions et autres illustrations de presse, afin de composer « une espèce de bible » dans laquelle il aimait venir puiser l’inspiration. Tout autant de « tableaux à punaiser », comme l’analyse l’auteur, qui répondaient par leurs qualités propres aux intentions sociales qui animèrent la production de Van Gogh – plus particulièrement dans le cadre de sa pratique de l’estampe. Cette dernière ne fut qu’occasionnelle, le catalogue de son œuvre gravé ne comptant que dix entrées. L’artiste réalisa principalement des lithographies illustrant le petit peuple et le monde du travail, souvent sous la forme de personnages individuels se détachant sur fond neutre et formant tout autant de types sociaux : un Homme bêchant, un Pensionnaire de l’hospice, ou encore la scène de Paysans brûlant des herbes, une représentation agricole inspirée d’un artiste qu’il affectionnait particulièrement, Jean-François Millet. Au seuil de l’éternité [At Eternity’s Gate], dont un tirage est également présent dans les collections de l’INHA, reprend le poignant motif d’un vétéran désespéré, auquel l’artiste consacra auparavant un dessin, puis une huile sur toile lors de sa période saint-rémoise. Déjà, en 1882, il formulait dans une lettre à son frère Theo le souhait de s’adonner à une telle démarche sérielle, particulièrement adaptée aux procédés de l’estampe :
« Une telle entreprise, c’est-à-dire composer une série de trente dessins et en faire des reproductions, croquer par exemple des types d’ouvriers, un semeur, un bêcheur, un bûcheron, un laboureur, une lavandière, et aussi un berceau, et un vieillard de l’hospice – tout l’immense champ de travail est libre, il y a abondance de sujets – peut-on ou ne peut-on pas la risquer ? Le problème est même plus complexe : est-ce un devoir ou un droit, ou bien est-ce une erreur ? » (lettre à Theo Van Gogh du 1er décembre 1882)
« Une vraie eau-forte de peintre »
Consultable sur rendez-vous dans l’espace Doucet de la salle Labrouste, l’unique gravure à l’eau-forte réalisée par l’artiste remonte à la mi-juin 1890. Elle représente une figure en buste dont le portraituré stabilisa lui-même le titre, L’Homme à la pipe. Il s’agit d’un portrait du docteur Paul Gachet, entré dans les collections de la bibliothèque d’Art et d’archéologie en 1920 à la suite de son don par le fils du modèle. Historiennes et historiens ont longtemps débattu sur la date inscrite en haut à gauche la plaque de cuivre, entrée par la même voie au musée du Louvre en 1951 et conservée depuis son ouverture au musée d’Orsay. Maladroitement gravée, probablement par une autre main que celle de Van Gogh, elle indique selon les interprétations la date du « 15 » ou du « 25 mai [18]90 ». Or, le peintre n’arriva à Auvers-sur-Oise que plus tard. Si cette incohérence a pu faire douter de l’authenticité de la plaque et des tirages qui lui sont associés, il est aujourd’hui généralement admis que la date est erronée et qu’elle fut incisée a posteriori par Gachet lui-même. Le motif aurait bien été gravé autour du 15 juin 1890, coïncidant avec la mention de l’œuvre dans plusieurs échanges épistolaires de l’artiste. Dans une lettre du 17 juin 1890 de l’ami ombrageux Paul Gauguin, par exemple, qui obtint le tirage de Van Gogh lui-même six semaines avant son suicide. Mais c’est une autre missive, reçue de Theo auquel son frère avait également fait parvenir une épreuve, qui évoque au mieux les conditions d’émergence de L’Homme à la pipe :
« Et maintenant il faut que je te dise quelque chose sur ton eau forte. C’est une vraie eau forte de peintre. Pas de raffinement de procédé, mais un dessin fait sur métal. J’aime beaucoup ce dessin. Bock [le peintre Eugène Boch] aussi l’aimait. C’est amusant que Dr Gachait [sic] ait cette presse, les peintres aquafortistes se plaignent toujours qu’ils sont forcés d’aller chez l’imprimeur pour les essais. » (lettre de Theo van Gogh à Van Gogh du 23 juin 1890)
Le docteur Gachet, médecin, homéopathe, collectionneur, amateur d’estampes et lui-même peintre-graveur intégré au réseau bibliophile de son temps, aurait en effet confié à Van Gogh peu après son arrivée à Auvers-sur-Oise une plaque de cuivre et tous les outils nécessaires à la réalisation d’eaux-fortes. Il disposait chez lui d’une presse dont il offrait l’usage aux créateurs de passage – des conditions confortables qui incitèrent même le Néerlandais à envisager de réinterpréter à travers ce médium certains de ses récents tableaux provençaux (« j’espère bien faire quelques eaux fortes de motifs du midi mettons 6 puisque je peux sans frais les imprimer chez M. Gachet qui veut bien les tirer pour rien si je les fais », lettre à Theo van Gogh du 17 juin 1890). Pris par les pinceaux et en raison de son ultime voyage dans les champs de blé, le peintre ne put mettre ce projet à exécution. Gachet réalisa par ailleurs un portrait émouvant de Vincent sur son lit de mort, dont un tirage est également conservé dans les collections patrimoniales de l’INHA.
« L’expression navrée de notre temps »
Particulièrement expressive, la gravure de L’Homme à la pipe figure le docteur en buste, portant un veston sombre vigoureusement hachuré, accoudé dans son jardin, mollement penché vers la gauche. Sa main baguée aux traits sinueux porte sa pipe à sa bouche, tandis que des volutes de fumées s’élèvent devant un treillis et quelques arbustes à l’arrière-plan. Il se dégage de l’expression du visage et de la posture générale une forte impression de mélancolie, retravaillée à peine plus tard dans les deux célèbres portraits peints consacrés à la figure de Gachet (musée d’Orsay , collection particulière). On y voit le médecin tenant par la tige une branche de digitale, une plante d’usage médicinal servant à produire la digitaline, utilisée notamment pour soigner certaines affections cardiaques. Expert de ce que l’on appelait alors la « mélancolie » et auteur d’une thèse sur la question, Gachet est ici représenté tout à la fois comme médecin et malade, portant avec lui « l’expression navrée de notre temps », ainsi que l’écrivait Van Gogh à Gauguin le 17 juin 1890. Comme il a souvent été souligné, le peintre fut au départ méfiant envers le soignant auquel il avait été confié à la suite de ses crises provençales, et multiplia les remarques sur son aptitude incertaine à pouvoir l’aider à surmonter ses troubles. À Theo et Jo, il écrivit le 20 mai 1890 :
« J’ai vu M. le Dr Gachet qui a fait sur moi l’impression d’être assez excentrique mais son expérience de docteur doit le tenir lui-même en équilibre en combattant le mal nerveux duquel certes il me parait attaqué au moins aussi gravement que moi. »
Et quatre jours plus tard, aux deux mêmes :
« Je crois qu’il ne faut aucunement compter sur le Dr Gachet. D’abord il est plus malade que moi à ce qu’il m’a paru, ou mettons juste autant, voilà. Or lorsqu’un aveugle mènera un autre aveugle, ne tomberont ils pas tous deux dans le fossé. »
Van Gogh allait finalement changer d’avis et vécut ses dernières semaines en partageant avec Gachet et ses proches une certaine complicité. Le peintre respectait sa générosité et reconnaissait chez lui un sincère amour de l’art, teinté d’une sensibilité dont le docteur avait voué sa carrière à analyser les dérèglements. D’une certaine manière, c’est un peu de lui-même et de son rapport aux arts qui se retrouvent, en condensé, dans les différents portraits qu’il lui consacra.
Avec l’aide de Gachet lui-même, Van Gogh réalisa quatorze impressions de L’Homme à la pipe dont la plupart sont aujourd’hui conservées au Van Gogh Museum d’Amsterdam. L’œuvre connut ensuite plusieurs tirages posthumes. La feuille conservée à l’INHA est l’une des soixante connues à ce jour. Elle fait partie d’une série de retirages réalisés d’après la plaque originale au début du XXe siècle par Paul Gachet fils avec l’aide d’Eugène Delâtre, qui cherchaient par ce biais à entretenir la mémoire de l’artiste.
Victor Claass, département des Études et de la recherche
Pour aller plus loin
Sjraar van Heugten, Fieke Pabst (dir.), The Graphic Work of Vincent van Gogh, Zwolle, Waanders Publishers, 1995. Libre accès INHA : NY VANGO5.A35 1995
Cat. exp., Van Gogh à Auvers-sur-Oise. Les derniers mois, Paris, Hazan/musée d’Orsay, 2023. Libre accès INHA : actuellement sur le présentoir des nouveautés de la salle Labrouste.
Leo Jansen, Hans Luijten et Nienke Bakker (éd.), Vincent van Gogh. The Letters, disponible en ligne à l’adresse : https://vangoghletters.org/ (consulté le 26 septembre 2023)
Emmanuel Pernoud, « “Une affaire de charité, non de librairie.” Van Gogh et le don des images », dans Nouvelles de l’estampe, no 230, 2010, mis en ligne le 15 octobre 2019, consulté le 15 septembre 2023. DOI : https://doi.org/10.4000/estampe.1324