Depuis 1921, année où il est lauréat du Prix de l’Indochine, le peintre Victor Tardieu est installé à Hanoï. Si son séjour devait initialement durer six mois, et avait pour objet l’exposition de ses tableaux puis le don d’une œuvre à un établissement public local, il fait le choix de rester afin de se consacrer à la décoration du grand amphithéâtre de l’université. Rapidement bien intégré aussi bien dans les milieux officiels coloniaux que dans la société artistique vietnamienne, il fait la rencontre de Nguyen Van Tho, dit Nam Son, un jeune artiste qui rapidement travaille à ses côtés. Comme le relate sa petite-fille Alix Turolla-Tardieu, dans un précédent billet paru dans Sous les coupoles au printemps dernier, Tardieu entreprend alors avec Nam Son, sous l’impulsion de ses nouveaux amis, la création d’une école des beaux-arts réservée aux étudiants vietnamiens. C’est ainsi qu’en octobre 1924, il voit l’aboutissement de son projet, par la signature de l’arrêté de création de l’école (aujourd’hui, école des beaux-arts du Viêt Nam).

Portrait de Victor Tardieu, tirage photographique sur papier, s. d. Paris, bibliothèque de l'INHA, Archives 125/9. Cliché INHA.
Portrait de Victor Tardieu, tirage photographique sur papier, s. d. Paris, bibliothèque de l’INHA, Archives 125/9. Cliché INHA.

« Différents différends » : la correspondance entre Tardieu et le directeur de l’instruction publique en Indochine

Le fonds d’archives de Victor Tardieu (cote : Archives 125), conservé à la bibliothèque de l’INHA, contient notamment des papiers personnels du peintre, des documents relatifs à son œuvre artistique, de la correspondance, et une importante série consacrée à l’école des beaux-arts d’Indochine. Un sous-ensemble intitulé « Différents différends » (Archives 125/6/1), lui-même compris dans un ensemble dédié aux « Conflits » (Archives 125/6), comprend une étonnante correspondance : il s’agit de l’affaire des dindons. Cette lecture particulièrement loufoque permet une plongée fascinante dans le fonctionnement de l’école, ainsi que dans la personnalité fantasque de son directeur.

Le 13 mai 1927, Victor Tardieu adresse un courrier à Amédée Thalamas, alors recteur d’académie et directeur de l’instruction publique en Indochine, pour l’informer qu’il a procédé à l’achat d’un couple de dindons le 4 octobre 1926, pour la somme de 5 piastres. Ces dindons étaient destinés à servir de modèle aux élève de l’école : différentes études, une sculpture entre autres ainsi qu’une gravure sur bois ont été réalisées d’après ces modèles vivants.

Desmoulins, « Le Dindon faisant la roue », dans Douze Cahiers d'animaux dessinés par Bouchardon, Desmoulins, Huet et Oudry [recueil factice], Paris, L. M. Bonnet, [1772-1778], 6e cahier. Paris, bibliothèque de l’INHA, 4 Est 318. Cliché INHA.
Desmoulins, « Le Dindon faisant la roue », dans Douze Cahiers d’animaux dessinés par Bouchardon, Desmoulins, Huet et Oudry [recueil factice], Paris, L. M. Bonnet, [1772-1778], 6e cahier. Paris, bibliothèque de l’INHA, 4 Est 318. Cliché INHA.

« Cependant l’intérêt que présente l’étude de ces animaux est maintenant épuisé, aussi bien ne pouvons nous conserver ces animaux indéfiniment qui nécessitent des frais de nourriture. J’ai donc décidé de les prendre pour mon usage personnel et j’ai employé les 5 piastres qu’ils ont coûté à l’achat de différents instruments de travail dont l’école a besoin actuellement et qui pourront être passés à l’inventaire », écrit-il. Suit une liste de matériel de peinture ainsi que les coûts afférents, complété pour atteindre la somme d’outils de jardinage, dont Tardieu indique tenir les factures à la disposition de son administration.

La réponse ne se fait pas attendre, et le 27 mai 1927, le recteur d’académie, directeur général de l’instruction publique en Indochine fait savoir que : « Cette façon de procéder m’a causé la plus vive surprise et en vous manifestant mon étonnement, j’appelle votre attention sur les errements que vous avez suivis en la circonstance. Je vous rappelle que toutes les acquisitions faites pour les besoins de l’École appartiennent à l’Administration et que vous ne pouvez en disposer, personnellement, en aucun cas et sous aucun prétexte. », s’insurge Thalamas.

Amédée Thalamas, portrait photographique par Henri Manuel, publié dans Le Miroir, 29 mars 1914. Source : Gallica
Amédée Thalamas, portrait photographique par Henri Manuel, publié dans Le Miroir, 29 mars 1914. Source : Gallica

De l'usage personnel des dindons

Voilà donc Tardieu explicitement accusé d’avoir détourné les deux dindons à son profit. Et Thalamas, faisant appel au règlement, de le sommer de retourner les bêtes : « Je vous serai donc obligé de réintégrer à l’École les dindons qui seront (…) remis au service des domaines  pour la vente au profit du Budget général, ou à l’École Vétérinaire pour les besoins de l’enseignement distribué dans cet établissement. »

S’ensuivent deux pages de rappel à l’ordre concernant les obligations comptables de Tardieu dans le cadre de la bonne gestion de l’école, mais aussi une insinuation : qu’est-il véritablement advenu des dindons, s’interroge Thalamas ? Un doute terrible pointe : « Dans le cas où ces animaux auraient disparu, vous me préciserez alors l’assertion contenue dans votre lettre : « J’ai donc décidé de les prendre pour mon usage personnel. »

Le 1er juin 1927, Tardieu répond à son administration : « (…) j’ai l’honneur de vous rendre compte que le couple de dindons qui avait été acheté pour servir de modèle aux élèves en octobre 1926 est à votre disposition. » L’on peut être rassuré pour le sort des deux volatiles : « Je dois vous dire que j’en étais fort embarrassé, étant depuis de longs mois soumis à un régime végétarien. (…) Je pensais bien faire et agir dans l’intérêt de mon école en achetant ces instruments pour le prix que ces dindons avaient coûté. On m’avait bien conseillé de simplement déclarer qu’ils étaient morts, un procès-verbal de perte en aurait fait justice ; mais j’ai trouvé ce procédé encore plus irrégulier que celui que j’ai employé, et en outre indélicat. »

Georges Pissaro, « Le Dindon de la farce », dans L’Estampe originale, deuxième année, septième livraison, juillet – septembre 1894. Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet, VI P 19. Cliché INHA.
Georges Pissaro, « Le Dindon de la farce », dans L’Estampe originale, 2e année, 7e livraison, juillet – septembre 1894. Paris, bibliothèque de l’INHA, collections Jacques Doucet, VI P 19. Cliché INHA.

 

Tardieu explique les raisons de ses choix de gestion, et notamment le fait que les achats de matériel destiné à l’étude sont parfois plus avantageux lorsqu’ils sont réalisés directement par les élèves auprès des artisans locaux que lorsque l’administration s’en mêle. Se dresse alors entre les lignes un tableau du fonctionnement de l’école dans le contexte colonial : « (…) nous avons un intérêt évident à procéder ainsi pour certains achats. (…) Vous n’ignorez pas que les commerçants ici ont deux prix, un pour l’Administration, un autre pour les particuliers. »

Rapidement, une conclusion s’impose : il lui faut désormais restituer les dindons à l’administration. Les échanges se font dès lors de plus en plus laconiques et ubuesques. Le 9 juin, Tardieu renchérit : « J’ai l’honneur de vous faire savoir que les dindons (…) n’ont plus de paddy depuis hier. En conséquence, vous voudrez bien, conformément à vos désirs exprimés dans la lettre no I644-C du 27 Mai 1927, de M. le Recteur d’Académie, Directeur Général de l’Instruction Publique, – les faire prendre au plus tôt par les services compétents. Je considère qu’il est inutile dans ces conditions de renouveler notre provision de paddy ». L’heure est grave : sans nourriture, comment garantir la survie des volatiles ? Dès le lendemain, un billet signé par le Chef du 3e bureau est transmis à Tardieu : « Veuillez livrer au porteur de la présente les dindons qui ont fait l’objet de vos lettres nos 270-D et 282-D des 23 Mai et 9 Juin. »

C’en est fini des dindons de l’école des beaux-arts de Hanoï, mais ainsi seront-ils saufs. Si le fond paraît futile, ridicule en est d’autant plus le ton administratif de ces courriers, où l’on comprend sans peine que l’affaire des dindons ne fait que cristalliser les différends qui illustrent les relations entretenues par Tardieu avec son administration. Porté par des convictions politiques et humanistes, celui-ci tient à garder son indépendance dans la gestion de son établissement et s’accommode parfois mal des impératifs de l’administration coloniale.

« Les dindons de Thalamas » dans le Charivari

Le quotidien satirique illustré Le Charivari  relate en février 1928 l’affaire des dindons. L’histoire semble n’être qu’un prétexte à charge contre Thalamas, s’inscrivant dans la défiance dont il est l’objet depuis la dite « Affaire Thalamas ».

« Les Dindons de Thalamas ». Le Charivari, n° 85. 11 février 1928. Archives 125/9/1/4/2. Cliché INHA.
« Les Dindons de Thalamas », Le Charivari, no 85, 11 février 1928. Archives 125/9/1/4/2. Cliché INHA.

 

La relation de l’incident dans l’article apparaît quelque peu faussée et dépeint l’affaire avec une exagération comique. « [Thalamas] voulut traduire le directeur de l’École, qui a le tort de ne pas être franc-maçon, devant un Conseil de discipline, sous l’inculpation de malversation ! ». Quant aux dindons, le Charivari contribue au mythe selon lequel ils auraient subi un funeste sort : « [Monsieur Tardieu] en mangea un et fit don de l’autre à un parent ».

Au-delà de l’histoire amusante, c’est bien tout le système des écoles d’art dans les colonies qui est illustré par ce qui n’est finalement qu’un fait divers dont l’absurdité est poussée à son paroxysme par ses protagonistes : l’administration coloniale et la transposition des règles de droit dans un milieu qui pourrait avoir la tentation de s’en dispenser, et la tension qui en résulte entre les réalités locales et les impératifs administratifs.

En dépit de son tempérament sans concession et des relations parfois houleuses entretenues avec sa tutelle et l’administration coloniale, Tardieu dirigera l’école des beaux-arts de Hanoï jusqu’en 1936, avant de s’éteindre l’année suivante.

Marie Garambois, service des Services aux publics