L’homme et son entreprise

Henry Penon, [Décor de salon], graphite sur papier, [1860-1897]. Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques-Doucet, OA 811 (15). Cliché J. Lécuyer

Henry Penon est qualifié par ses contemporains de tapissier « artiste », « poète », « romantique », ou encore de « grand architecte d’appartement – comme on dit aujourd’hui des grands tapissiers-décorateurs ». Pourtant, rien ne le prédestine à devenir tapissier, son père est à sa naissance clerc de notaire et sa mère fille d’un maréchal des logis de la gendarmerie royale. Sa formation reste inconnue, mais nous savons toutefois qu’il a étudié le dessin, la peinture et le modelage. Son activité commerciale démarre modestement. En 1856, il s’associe avec son frère aîné Armand sous le nom de « Penon frères », en vue d’exploiter leur « commerce de tapissiers, marchands de meubles et office d’indication d’appartements » situé au 11 rue du faubourg Saint-Honoré, à Paris. Pour faire face au développement de leurs affaires, les frères Penon s’associent en 1861 avec un commanditaire, dont le nom n’est malheureusement pas mentionné dans les actes de la société. Leur activité commerciale associe dès 1863 la fabrication d’objets d’ameublement à l’activité de tapissier marchand de meubles. À cette époque, les acteurs de la décoration intérieure se structurent en entreprises d’ameublement qui exercent sous l’appellation « ameublement complet », défini comme l’ensemble des objets mobiliers qui, dans l’habitation, servent à la décoration ou à l’usage, des luminaires en passant par les bronzes, les bibelots, les meubles, les sièges et les garnitures textiles. En 1869, Henry Penon poursuit seul l’activité de la maison.

Les ateliers et la boutique déménagent en 1871 au 32 rue Abbatucci (aujourd’hui rue de la Boétie) et restent à cette adresse jusqu’à la fin de l’activité. Penon est l’un des rares tapissiers de l’époque à être propriétaire de l’hôtel où il exerce, acquis en 1883. Ces locaux comprennent un atelier des tapissiers, un atelier d’application, un atelier des brodeuses, et un atelier des dessinateurs, dont est issue la riche documentation conservée à l’INHA. Son activité de tapissier-décorateur comprend également la peinture décorative, la sculpture et l’ébénisterie. Il emploie 150 ouvriers dans ses ateliers et autant au-dehors. Il réalise ainsi des ameublements complets pour des intérieurs de châteaux, d’hôtels et d’appartements. Penon compte une riche clientèle variée et internationale, de l’impératrice Eugénie à la courtisane Liane de Pougy en passant par le Vice-Roi d’Égypte ou Auguste Poussineau, grand couturier. Il compte également parmi ses clients l’impératrice Victoria d’Allemagne, le prince Napoléon, le prince de Sagan ou le duc de Nassau. Henry Penon collabore également avec plusieurs architectes tels que Gabriel Davioud, René Demimuid, Hector Lefuel ou encore Émile Trélat.

Henry Penon, [Décor d’un petit salon pour le duc de Nassau], graphite, encre et lavis sur papier, [1870-1897]. Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques-Doucet, OA 811 (16). Cliché J. Lécuyer

Henry Penon, [Décor d’un petit salon pour le duc de Nassau], graphite, encre et lavis sur papier, [1870-1897]. Paris, bibliothèque de l’INHA, collections Jacques-Doucet, OA 811 (16). Cliché J. Lécuyer

Penon est aussi collectionneur. À la fin de sa carrière, il se défait d’une partie de sa collection d’objets d’art et de tableaux anciens, qu’il met en vente à l’Hôtel Drouot, les 14 et 15 mai 1891. Sa collection se compose de tableaux anciens, principalement de l’école française du XVIIIe siècle, des écoles flamande et hollandaise, d’aquarelles, de dessins et pastels, ainsi que d’objets d’art des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Il se sépare notamment d’un remarquable canapé estampillé provenant de l’ancien mobilier royal de la marquise de Pompadour. Au-delà de leur valeur esthétique, ces ensembles prennent le caractère de sources pour le tapissier, qui certainement s’en inspire pour sa production.

Henry Penon se retire des affaires en 1897, mais sa maison de décoration n’est pas reprise par son fils Émile, artiste peintre. Penon quitte alors Paris pour s’installer dans sa villa « le Cèdre », à Chatou, où il meurt après une longue maladie.

L’évolution de sa production du Second Empire aux réformes hygiénistes

Henry Penon, [Lit de repos], graphite et aquarelle sur papier, [1870-1880]. Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques-Doucet, OA 811 (60). Cliché J. Lécuyer

Grand décorateur parisien de la seconde moitié du XIXe siècle, Henry Penon conçoit la décoration intérieure de ses clients et en assure la maîtrise d’œuvre. En accord avec le goût de l’époque, il consacre une place centrale au textile dans ses installations, mais il est aussi capable de faire évoluer sa production à l’aube du XXe siècle et des changements esthétiques. Il est en particulier renommé pour être un lanceur de tendances mais aussi un créateur d’étoffes pour ses décors. Il est à l’initiative de la relance de la broderie et des applications sur les étoffes d’ameublement. Il dépose également un brevet pour un genre de tapisserie mixte, obtenu par « la combinaison de différents points de tapisserie haute et basse lisse et de tapisserie au métier avec des appliqués, broderies, points variés de tapisserie ». Il réunit ainsi tapisserie, broderie et application à la main ou à la mécanique afin de créer un nouveau genre de tapisserie. Il se rend plus particulièrement célèbre par ses jeux de cablés et de drapés de peluche ainsi que pour ses recherches de peinture sur tissus, qu’il présente lors des Expositions universelles de 1867 et de 1878. En 1867, il obtient d’ailleurs une médaille d’or pour son pavillon destiné à l’Impératrice Eugénie, puis la Croix de chevalier de l’ordre de François-Joseph d’Autriche lors de l’Exposition universelle de Vienne de 1873. En 1878, il remporte à nouveau une médaille d’or pour la décoration et l’ameublement d’un salon d’une dame du monde et il est nommé chevalier de la Légion d’honneur la même année.

À partir de 1885, une période de transition s’amorce dans l’ameublement, qui ouvre la voie à des aménagements intérieurs plus tempérés. La chasse aux microbes et la quête d’air et de lumière obligent les tapissiers à faire évoluer leurs décors et à faire une utilisation plus mesurée du textile. La tendance à la simplicité des lignes ne se limite pas au décor de fenêtres et se retrouve aussi dans les compositions de meubles. Penon dessine notamment un coin de bureau qui associe un canapé et une bibliothèque d’angle, conçus et adaptés à l’architecture de la pièce. Aux côtés des grands décors drapés, Penon crée aussi des décors épurés, composés à partir de coupes droites.

Henry Penon, [Coin de salon], graphite et aquarelle sur papier, [1880-1897]. Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques-Doucet, OA 811 (18). Cliché J. Lécuyer

Henry Penon, [Coin de salon], graphite et aquarelle sur papier, [1880-1897]. Paris, bibliothèque de l’INHA, collections Jacques-Doucet, OA 811(18). Cliché J. Lécuyer

Une infinie diversité

Le fonds issu de l’atelier des dessinateurs de la maison Penon est en grande partie conservé à l’INHA (OA 811, consultable sur rendez-vous). Son entrée dans les collections début 1954 serait issue d’un don de la famille Fabius, sans que nous ayons pu retrouver plus d’informations pour le moment. Le fonds se compose de 50 boîtes numérotées de façon discontinue de 1 à 70. L’ensemble comprend un peu plus de 3 300 dessins (aquarelles, dessins au crayon…,) certains signés par Henry Penon lui-même. Quelques rares mentions de lieux et de commanditaires sont présentes mais la plupart sont partiellement effacées : ont-elles été enlevées par l’atelier de dessin ou après leur vente ? Le mystère demeure. Toutefois, leur disparition change le statut de ces œuvres de dessins techniques d’atelier en dessins artistiques. L’ensemble met en lumière la grande variété des réalisations de la maison Penon depuis les sièges, les décors textiles de fenêtres, de lits, et de tentures, le mobilier (bibliothèques, écrans, armoires, buffets, dressoirs, bureaux, commodes, toilettes, tables), mais aussi le décor fixe comme les boiseries ou les plafonds. Conformément au goût de l’époque, les décors et les meubles sont représentatifs de l’historicisme, de l’attrait pour l’Orient et l’Asie, et de la fantaisie, apport esthétique des tapissiers de la seconde moitié du XIXe siècle. En complément de ce fonds, le musée des Arts décoratifs de Paris conserve également 88 dessins de la maison Penon.

Investissement au sein de la communauté des tapissiers

Bien que membre de la Chambre syndicale des tapissiers de Paris dès 1855 et pendant toute la durée de son activité, Penon n’est pas particulièrement actif en son sein, ni dans celui du Patronage des apprentis tapissiers. Dans le cadre de la commission d’enquête menée par Antonin Proust, il déclare en 1882 que : « cette école ne [lui] offre aucun intérêt parce qu’[il] ne comprends pas l’école dans les conditions où elle a été organisée, toujours avec les mêmes traditions, la même routine ». Penon déplore le manque d’influence de la chambre syndicale pour obtenir l’appui de la municipalité afin de développer un projet d’envergure. Selon lui, c’est le goût et non la copie de modèles qu’il faut enseigner aux apprentis.

En revanche, il est l’un des promoteurs de la Société du progrès de l’art industriel et en devient son vice-président en 1862. En 1864, il crée avec Émile Reiber la première exposition d’art rétrospectif. Ces expositions sont organisées dans l’intention de stimuler le travail des artistes industriels en offrant de nouvelles sources d’inspiration puisées dans les siècles passés. Henry Penon considère qu’elles doivent « aider à l’instruction générale des producteurs modernes ». C’est dans la continuité de cette pensée qu’il publie, à l’occasion de l’exposition d’art rétrospectif de 1882, un ouvrage intitulé Le mobilier des siècles passés, étude du mobilier à l’exposition de l’Union Centrale des arts décoratifs. Il consacre son étude aux galeries du Mobilier national. Ses commentaires portent principalement sur la composition, l’équilibre, la proportion des meubles et leur capacité à servir de modèles. Il insiste sur la capacité que doit avoir le tapissier à analyser les meubles anciens, à travers les critères de forme et d’harmonie, afin de développer son propre potentiel créatif. À travers ce texte, nous pouvons apercevoir sa vision de l’enseignement et du métier de tapissier.

Justine Lécuyer

Justine Lécuyer est docteure en histoire de l’art, diplômée de Sorbonne Université. Sa thèse, récemment récompensée par le prix de jeune chercheur en arts appliqués du Zentralinstitut für Kunstgeschichte, est dédiée aux tapissiers-décorateurs de 1848 à 1914. Ses travaux portent sur les savoir-faire des métiers de l’ameublement, l’histoire des textiles, et la circulation des modèles.

Bibliographie