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Le Japon à la rencontre de la France
Mis à jour le 2 juin 2021
Auteur : Estelle Bauer
Les collections japonaises du château de Fontainebleau
À l’occasion du Festival de l’histoire de l’art qui se tient à Fontainebleau du 4 au 6 juin 2021 et qui met cette année les thèmes du plaisir et du Japon à l’honneur, sera inaugurée l’exposition « Collections japonaises du château de Fontainebleau. Art et diplomatie (1860-1864) ». Présentation par sa commissaire scientifique, Estelle Bauer.
En janvier 1862, une ambassade japonaise forte de 36 personnes embarque pour l’Europe. Elle emporte avec elle « des centaines de boîtes de riz blanc comme provision de route et, pour les nuits à passer dans les auberges (…), des dizaines de “lanternes métalliques” (…) pour éclairer dans les couloirs, plus tout un assortiment de lanternes portatives, candélabres, lanternes sur pied et chandelles. » Fukuzawa Yukichi (fig. 1), l’auteur de ce texte, ajoute ironiquement : « ce que l’on entassa sur le navire correspondait sans nul doute, dans les intentions, à ce dont avait besoin un daimyô [un grand seigneur] et son escorte dans les auberges d’un relais du Tôkaidô. » À leur arrivée à Paris, les membres de l’ambassade restent « pantois » devant l’abondance et la modernité qui s’offre à leurs yeux : le gigantesque hôtel où ils descendent pourrait accueillir « dix ou vingt compagnies » comme la leur ; la profusion de lumière répandue par les lampes à gaz masque l’arrivée de la nuit ; « dans la salle à manger, tous les produits des monts et des mers [s’offrent à leur] appétit ». Prenant conscience du décalage entre ce qu’ils sont en train de vivre et leur représentation d’un long voyage (la route du Tôkaidô qui relie la capitale impériale au siège du gouvernement à Edo), ils cherchent alors à se débarrasser de tout l’attirail qu’ils ont apporté avec eux, à commencer par leur dérisoire provision de riz blanc.
Fig. 1 Fukuzawa Yukichi (1835-1901) à Paris en 1862 Par Philippe-Jacques Potteau (1807-1876) (C) musée du quai Branly – Jacques Chirac, Dist. RMN-Grand Palais / image musée du quai Branly – Jacques Chirac
Le voyage entre le Japon et l’Europe a duré près de trois mois. Il est suivi d’un séjour d’un peu plus de cinq mois au cours duquel la délégation sillonne successivement six capitales : Paris, Londres, La Haye, Berlin, Saint-Pétersbourg et Lisbonne (fig. 2). Le gouvernement japonais lui a donné deux objectifs principaux : renégocier certaines clauses des traités d’amitié et de commerce conclus avec les puissances européennes et commencer à rassembler des informations de première main sur l’industrie, les techniques, l’économie, les institutions politiques. L’aquarelle illustrant le journal de voyage du premier médecin de l’ambassade témoigne ainsi d’une visite à l’administration centrale des télégraphes à Paris, au cours de laquelle les membres de la mission expérimentent — oh ! prodige ! — la communication par télégraphie électrique (fig. 3).
Fig. 2 Itinéraire du voyage de l’ambassade japonaise en Europe en 1862. La ligne rouge tracée en épaisseur décrit l’aller et la fine ligne rouge, le retour. Journal de voyage de Takashima Yûkei (1832-1881), premier médecin de l’ambassade. © Bibliothèque de la Diète, Tokyo
Fig. 3 La communication par télégraphe en France Journal de voyage de Takashima Yûkei (1832-1881), premier médecin de l’ambassade. © Bibliothèque de la Diète, Tokyo
Cette ambassade, la première à visiter officiellement l’Europe, constitue, avec celle qui s’est rendue aux États-Unis deux années plus tôt, une étape importante dans l’établissement des relations entre le Japon et l’Occident et dans le processus de modernisation de l’archipel. Bien étudiée et bien connue dans son pays d’origine, elle n’a pas trouvé de place distincte dans la mémoire en France — à la différence, par exemple, de l’ambassade du Siam de 1861—, son souvenir se mêlant par la suite au grand mouvement de curiosité pour le Japon connu sous le nom de japonisme. C’est ainsi que les présents qu’elle avait apportés avec elle ont été complètement oubliés. L’exposition intitulée Œuvres japonaises du château de Fontainebleau. Art et diplomatie, qui se tient au château de Fontainebleau du 5 juin au 19 septembre 2021, présente ces objets remarquables ainsi que d’autres offerts dans la foulée, en 1864, en guise de remerciement pour l’accueil que les Européens avaient réservé à la délégation.
L’exposition se divise en deux parties. La première est consacrée aux peintures. Parmi les cadeaux offerts par cette première ambassade, figurent en effet 10 kakémonos (rouleaux verticaux). Très éloignés des préoccupations des membres de la délégation, ils sont ancrés dans un univers qui mêle, consciemment ou non, plusieurs imaginaires pouvant être regroupés, avec toutes les précautions qui s’imposent, sous la rubrique d’un Japon héritier de la cour de Kyôto, ou bien sous celle d’un Japon héritier de la Chine impériale. Les auteurs des peintures servent le gouvernement shogunal. Leur principale aptitude est la polyvalence : ils sont à même de répondre à toutes sortes de commandes et maîtrisent ainsi tous les sujets et tous les styles, peinture à l’encre monochrome comme celle aux couleurs chatoyantes. À Fontainebleau, les paysages japonais délicatement colorés (fig. 4) côtoient les austères paysages chinois et des oiseaux voletant avec grâce parmi des fleurs.
Fig. 4 Kanô Eitoku Tachinobu (1814-1891) Mont Fuji au printemps Présent de l’ambassade de 1862. Fontainebleau, musée national du château, F 1744 C.9 Peinture sur soie, H. 131,5 ; L. 56,5 cm (sans encadrement) © RMN-Grand Palais (Château de Fontainebleau) / Gérard Blot
Les œuvres officielles des XVIIIe et XIXe siècles, longtemps taxées d’académisme, font l’objet depuis quelques années d’un renouveau d’intérêt de la part des chercheurs qui s’interrogent sur le sens à leur donner. Dans le catalogue de l’exposition de Fontainebleau, Takagishi Akira, spécialiste de la peinture médiévale, montre ainsi que certains sujets et motifs s’inscrivent dans une longue généalogie dominée par la présence de la cour de Chine. Passereaux et fleurs d’automne, par Kanô Moritsune, est une variation typique sur le thème des fleurs et oiseaux. Le peintre a joué sur le contraste entre la minutie avec laquelle sont rendus plumages et pétales, et la liberté de la touche pour traduire à l’encre, la rugosité des rochers (fig. 5). Mais surtout, il a modelé le bouquet d’hibiscus sur un diptyque du peintre de cour chinois Li Di (actif c. 1163-1197), daté de 1197 et importé au Japon au courant du XVe siècle (fig. 6).
Fig. 5 Kanô Tangen Moritsune (1829-1866) Passereaux et fleurs d’automne Présent de l’ambassade de 1862. Fontainebleau, musée national du château, F 1744 C.6 Peinture sur soie, H. 131,5 ; L. 56,5 cm (sans encadrement) ©RMN-Grand Palais (Château de Fontainebleau) / Gérard Blot
Fig. 6 Li Di, Hibiscus roses, dynastie des Song du Sud, 1197 Musée national de Tokyo Source : ColBase (https://colbase.nich.go.jp/)
On retrouve chez Kanô Moritsune les mêmes fleurs aux différentes étapes de leur vie — en bouton, à demi éclose ou en pleine floraison —, les tonalités subtiles où le blanc nacré est diversement modulé de rose, la souplesse des pétales, minces et finement découpées, et les feuilles d’un vert intense sur le dessus et laiteux au revers (les variations de tonalité résultent du broyage de la malachite, extrêmement fin dans le second cas), mais l’expression est, en générale, plus stylisée.
Les élites sont pétries de culture chinoise et vouent une vénération à certaines œuvres qui sont passées par les collections des shoguns Ashikaga entre le XIVe et le XVIe siècle. Cette omniprésence qui pourrait paraître curieuse à nos yeux — pourquoi envoyer comme cadeaux diplomatiques des images renvoyant à la « Chine » plus qu’au « Japon » ? — s’explique aisément si l’on considère qu’il s’agit avant tout d’une représentation de soi en tant que pays lettré, un marqueur d’appartenance à la sphère des pays civilisés, de même qu’en Europe, il était naturel de connaître le latin ou le grec pour un homme de lettres et de faire un voyage en Italie pour un artiste.
La deuxième partie de l’exposition présente des objets et des meubles, pour l’essentiel en laque. Fabriqués eux aussi dans les ateliers shogunaux, mais pour être expédiés en France après le retour de l’ambassade de 1862, ils témoignent également de l’étendue des savoir-faire et de la culture des artisans officiels. Parmi eux se trouve un cabinet orné de médaillons illustrant des scènes du Dit du Genji. Ce roman du XIe siècle, composé par une dame de la cour, fait partie des chefs-d’œuvre de la littérature japonaise et a servi de source d’inspiration continue pour les peintres. À chaque période ses préférences et sa manière d’interpréter le roman. Les médaillons qui ornent le cabinet suivent un principe de composition courant dans les objets en laque : les figures humaines ont été supprimées et seuls ont été gardés les bâtiments, la végétation et quelques accessoires (fig. 7, 8 et 9). Plusieurs d’entre eux trouvent leur source dans une nébuleuse d’images liées à des jeux de société plus ou moins raffinés (jeux de cartes, jeux de l’oie, jeux de l’encens) structurés autour du nombre 54, soit le nombre de chapitres du roman : ses jeux se composent de 54 cartes, de 54 cases ou de 52 (donc presque 54) combinaisons de parfums. Les quelques motifs sur les images illustrent souvent de façon littérale les mots des titres de chaque chapitre, ce qui suffit pour les joueurs à se les remémorer. Il est intéressant de constater que Hokusai a probablement lui aussi puisé dans cette culture ludique pour composer la double page de sa Manga, dédiée au Dit du Genji. Et, en retour, le cabinet de Fontainebleau, ainsi que cette nébuleuse d’images, nous aide à en identifier les scènes (fig. 10).
Fig. 7, 8 et 9 : Cabinet avec scènes du Dit du Genji Présent offert en remerciement en 1864. Fontainebleau, musée national du château, F 1796 C.1 Détails de trois médaillons illustrant trois chapitres : « Jeune grémil » (en haut à gauche), « La fête aux feuilles d’automne » (en haut à droite), « Les mauves » (en bas). © RMN-Grand Palais (Château de Fontainebleau) / Adrien Didierjean
Fig. 10 Katsushika Hokusai (1760-1849), Hokusai Manga. Tomes 1 à 5, p. 86. Paris, bibliothèque de l’INHA, 8 EST 172 (1). Cliché INHA
La redécouverte de ces objets, au-delà de leur portée esthétique, ouvre un champ d’interrogation et d’étude peu exploré, celui de la recherche sur les cadeaux diplomatiques japonais aux pays occidentaux, que d’autres collections hébergent, en France, au Royaume-Uni ou encore aux États-Unis.
Estelle Bauer
Références bibliographiques
- Toutes les citations proviennent de : « La mission japonaise de 1862 », textes présenté et traduits par René Sieffert, dans R. Sieffert éd., Le Japon et la France. Images d’une découverte, Publications Orientalistes de France, Paris, 1974, p. 44-46.
- Fukuzawa Yukichi, Plaidoyer pour la modernité. Introduction aux œuvres complètes, texte traduit, présenté et annoté par Marion Saucier, CNRS éditions, Paris, 2008.