Léo Larguier (1878-1950)
L’Après-midi chez l’antiquaire, vers 1921
Manuscrit autographe illustré par Chas Laborde, truffé de dessins et de toiles peintes, plats de laque incrusté de nacre
23 ✕ 18 cm
INHA, Ms 860
Achat en vente publique, Binoche & Giquello (Paris), 12 mars 2021

Certains manuscrits, en feuilles, s’étalent aisément au sein d’une vitrine pour être offerts aux regards des amateurs ; à défaut de pouvoir s’en saisir, l’on demeure avec le plaisir d’y promener ses yeux. D’autres textes ont de plus facétieux écrins. Quand chaque page ouvre sur un monde, mais que ce monde clos ne saurait se déplier, que reste-t-il à déployer ? Une partie qui dise un peu du tout, pour autant que cela soit possible ; un lieu pour déjouer ces limites faites à la vue.

Tel est L’Après-midi chez l’antiquaire de Léo Larguier sous les coupoles de la salle Labrouste. Épais et divers, fascinant et paradoxalement peu bavard. Un gros volume qui s’annonce sous des atours curieux. Deux plats de reliure bricolés, sortes de couvertures d’albums photographiques que l’on croirait hybridées avec les panneaux d’un meuble en laque, peintes d’un paysage de lac et de montagnes, de châteaux féeriques et de promeneurs solitaires. Un dos souple et las, vieux morceau de passementerie à l’éclat fané mais aux blancs encore vifs. Une bonne centaine de pages inégales, empilées, aux bords déchirés, façon grimoire. Qu’est-ce là ? Un livre, en puissance : mots, phrases, textes, titres et ratures. Une boutique incertaine : celle de l’antiquaire, sans doute, chez qui l’on croirait rentrer et ne rien voir, pour commencer. Un bric-à-brac confus, pour emprunter à Baudelaire : car de page en page, comme on feuilletterait un portefeuille d’estampes, comme l’on passerait entre toiles et bibelots entassés, des images apparaissent. Elles ont été coupées, collées, encadrées d’un filet d’or ou d’un trait de plume, délestées de leur châssis, priées de rentrer de face, de profil ou de travers, un peu violentées aussi – et c’est troublant – mais avec soin. Ce qu’elles représentent, ce qu’elles sont – titre auteur date technique lieu de conservation, sans respiration –, on se gardera bien de le demander : on ne vous le dirait sans doute pas. Le saurait-on même que cela n’importerait guère : couleurs, matières, peintures usées ou trop vernies, gravures coloriées d’un pinceau parfois chancelant, tout cela vit un peu d’être coincé là, et à qui tourne les pages de ce drôle d’objet, les mots de Léo Larguier donnent quelques bribes d’un sens diffracté. Entre « Puces et pouilleries », « Vitrines », « Hôtel » et « Paradis », c’est lui que l’on suit de chapitre en chapitre, dissertant des faux Courbet et des vraies Nini, des bonnes tables et du ballet des styles, des petits jeunes hommes fascinés par les devantures des antiquaires et des bonheurs de la curiosité. Une sorte de piéton d’un Paris qui ne serait que celui de la brocante et des salles des ventes, « l’amateur pauvre » dont Larguier fait un mythe bohème et nostalgique, face aux « pauvres images » qu’il agrège, en viatique, pour l’accompagner.

Ce livre a existé, digne et presque sérieux : textes de Léo Larguier, bientôt de l’Académie Goncourt, illustrations de Chas Laborde, l’homme des élégances parisiennes de 1925, croquées d’un trait de plume vif et délicatement maniéré. Ce qu’il en demeure dans le manuscrit récemment acquis par la bibliothèque de l’INHA n’a pas la rigueur – tout relative – du livre imprimé : on y trouve, au contraire, la saveur d’un assemblage à la fois confus et savamment organisé, intime et aujourd’hui dévoilé. Les pratiques de la chine dont Léo Larguier se fait le chroniqueur y affleurent à la surface des pages qu’il a composées, et parce qu’on voudrait avec lui toucher, retourner, porter à la lumière d’une lampe ces feuilles et ces images étonnamment associées dont il ne reste rien dans l’ouvrage achevé, on est là en prise avec les gestes d’images auxquels le séminaire que j’organise est dédié.

À la bibliothèque de l’INHA, espace Doucet, ces gestes d’images deviennent réalité. Face au manuscrit de Larguier comme devant tant de documents, d’œuvres et d’images que recèlent les collections de l’institution, ce sont les nôtres que l’on confronte à ceux du passé.

Marine Kisiel, département des Études et de la recherche