Les cartes réalisées par Opicino de Canistris, scribe à la cour du pape Jean XXII à Avignon, constituent l’un des plus étonnants phénomènes d’art visuel de la fin du Moyen Âge. Plusieurs ouvrages récents offrent de nouvelles perspectives sur ces œuvres fascinantes.

Il s’agit de formes géométriques, géographiques et humaines – confondues les unes avec les autres, interposées ou opposées les unes aux autres – qui attirent l’attention du spectateur. Ces cartes fascinent d’autant plus si l’on prend conscience que la composition de cartes si fidèles à la réalité n’avait rien d’évident à une époque où la technique de la cartographie vivait ses tout débuts.

Deux manuscrits, le « Palatinus » et le « Vaticanus », conservés à la Bibliothèque apostolique vaticane constituent la seule source de connaissance de la vie et de l’œuvre d’Opicino de Canistris. Le « Palatinus », redécouvert en 1913,  est composé de longs parchemins remplis de diagrammes, de figures géométriques et de notices explicatives. Le second, identifié quelques années plus tard, forme son journal personnel augmenté de dessins où la présence de corps est prédominante.

Opicino de Canistris, né en 1296, est un prêtre italien de la région de Pavie en Lombardie. À l’époque du conflit qui déchire les villes italiennes en opposant les guelfes (partisans de la papauté) aux gibelins (partisans du pouvoir séculier), Opicino s’emploie à exercer différents métiers : enlumineur de livres, instituteur, douanier. En 1318, il devient chapelain à Pavie qu’il quitte en 1329 – probablement pour des raisons politiques – pour s’installer pour de bon à la cour pontificale à Avignon. En 1334, il tombe malade et subit une sorte de crise psychotique accompagnée d’une perte temporaire de faculté d’un de ses bras. C’est à cette époque que remontent ses expériences visionnaires à l’origine de ses étranges cartes humanoïdes de l’Europe et de l’Afrique.

Étonnamment fidèles à la réalité, enchâssées dans des grilles connues des portulans (plans utilisés par les navigateurs du XIIIe et XIVe siècle répertoriant des ports et des villages côtiers de la Méditerranée), ces cartes minutieusement exécutées et augmentées de légendes, textes bibliques ou commentaires personnels, sont imbriquées les unes dans les autres. Les jeux entre les plans, les emboîtements des continents et des mers, les réflexions exactes ou différées de figures représentées, surprennent et désorientent la perception du spectateur. En s’y accoutumant, celui-ci commence toutefois à reconnaître dans ces cartes les corps humains, dans les corps les cartes, et – dans cette espèce de va-et-vient permanent – il arrive à identifier des détails jusqu’aux plus obscènes.

Le folio 84 du « Vaticanus » sous trois angles différents


Opicinus de Canistris, Vaticanus, Fol. 84, Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. lat. 6435 [Angle 1]. Source : Wikimedia Commons, domaine public.


Opicinus de Canistris, Vaticanus, Fol. 84, Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. lat. 6435 [Angle 2]. Source : Wikimedia Commons, domaine public.

Opicinus de Canistris, Vaticanus, Fol. 84, Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. lat. 6435 [Angle 3]. Source : Wikimedia Commons, domaine public.

Le personnage occupant le nord de l’Afrique semble souffler quelque chose à l’oreille de l’Europe dont la tête coïncide avec la péninsule Ibérique, son ventre avec la France, ses bras longeant l’Allemagne et ses jambes la péninsule italienne et le Péloponnèse. Une bête féroce occupant sur la carte l’espace maritime proche de l’Angleterre ronge le bras de l’Europe. Lucifer, barbu, identifié avec la Méditerranée séparant les deux continents est doté de deux organes sexuels : l’un au niveau de l’entrejambe de l’Europe et l’autre au niveau de sa gorge.

Comme le souligne Karl Whittington, chercheur américain spécialisé en art et architecture médiévale européenne, les images d’Opicino sont des allégories en ce que leur signification semble différer de leur contenu explicite. Les oppositions entre les continents et la mer, entre les côtés positif et négatif de la carte, entre l’intérieur et l’extérieur, représentent probablement une allégorie de la lutte entre éléments contraires – le divin et le démoniaque. Mais dans cette lutte, les oppositions apparaissent si inextricablement liées qu’il est impossible d’apercevoir l’une sans supposer l’autre. La simplicité binaire de la lutte n’est donc qu’apparente. Les dessins d’Opicino donnent à voir à quel point elle est complexe.

En savoir plus

  • Karl Whittington, Body-Words. Opicinus de Canistris and the Medieval Cartographic Imagination, Toronto, Pontifical Institute of mediaeval studies, cop. 2014. Cette publication est une tentative visant à comprendre l’univers visuel d’Opicino à partir d’une étude des inventions relevant de la cartographie et de l’optique médiévales. Contrairement à l’idée admise par de nombreux chercheurs, tels Ernst Kris, Guy Roux ou Muriel Laharie, selon laquelle les dessins d’Opicino restent incompréhensibles et sont une manifestation de sa maladie mentale, l’auteur considère le projet du prêtre italien comme intentionnel et gouverné par une logique inspirée par les inventions techniques et conceptuelles de son époque.
  • Retrouvez une sélection de cartes incarnées d’Opicino de Canistris sur Wikimedia Commons.

Monika Marczuk, service du Développement des collections