Les estampes d’Alice Bailly

On déplore parfois le manque de visibilité des femmes artistes dans les collections publiques.

Celles-ci furent pourtant bien représentées dans le cabinet d’estampes modernes constitué par Jacques Doucet pour sa Bibliothèque d’art et d’archéologie. En particulier, la bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art conserve aujourd’hui 21 estampes et un dessin d’Alice Bailly (1872-1938), artiste suisse à laquelle le grand couturier et mécène avait apporté son soutien juste avant la Première Guerre mondiale.

Désormais numérisées, ces estampes sont à découvrir sur notre bibliothèque numérique.

Alice Bailly : biographie

Née Alice « Bally » en 1872 à Genève dans une famille de la classe moyenne, elle reçoit une bonne éducation. Bien que destinée à devenir professeure d’allemand, comme sa mère et l’une de ses sœurs, elle choisit d’embrasser la carrière d’artiste. À l’époque, en Suisse, l’accès à l’École des beaux-arts est interdit aux femmes et Alice Bailly se contente de l’enseignement de l’école des demoiselles, attenante aux beaux-arts.

Ses études terminées, elle peine à vivre des cours de dessin et devient préceptrice. Ce n’est qu’à plus de trente ans qu’elle peut se consacrer totalement à son art : en 1902, elle reçoit une bourse de la ville de Genève qui lui permet d’étudier à Munich où elle reste six mois. En 1904, elle voyage dans le Valais, un canton alpin où de nombreux artistes suisses viennent alors rechercher un certain « primitivisme rural », en recréant dans leurs œuvres l’image d’une Suisse idyllique, préindustrielle. Puis, à la fin de l’année, elle séjourne pour la première fois à Paris, où elle loue un atelier à Montparnasse.


Alice Bailly, Le mulet (Val d’Hérens), gravure sur bois imprimée en trois couleurs, 1906, bibliothèque de l’INHA, collections Jacques-Doucet, VI K 11 (10). Cliché INHA

C’est là qu’elle réalise une série de six Scènes valaisannes au moyen de la gravure sur bois. Au-delà du pittoresque de leurs sujets, ces estampes, imprimées en trois couleurs, proposent d’audacieuses compositions chromatiques ; le musée du Luxembourg en achète trois épreuves à l’artiste. En 1906 et 1907, après ces premières réussites, Alice Bailly grave de nouvelles scènes, reprenant cette fois-ci des motifs parisiens (Scènes de Paris), puis bretons (Scènes de Bretagne). Au Salon d’Automne de 1906, elle présente ses six Scènes valaisannes et ses estampes parisiennes, représentant le jardin du Luxembourg et des communiantes devant l’église Saint-Sulpice. Par la suite, elle continue d’exposer régulièrement au Salon d’Automne et au Salon des Indépendants.


Alice Bailly, Jardin du Luxembourg, gravure sur bois imprimée en trois couleurs, vers 1907, bibliothèque de l’INHA, collections Jacques-Doucet, VI K 11 (11). Cliché INHA

Ces estampes, vendues à prix modeste, permettent à l’artiste de rassembler les fonds nécessaires pour s’adonner à la peinture. Elle se consacre d’ailleurs à la gravure sur bois uniquement durant les périodes où le besoin d’argent se fait pressant.

Les estampes d’Alice Bailly à la bibliothèque de l’INHA

En mai et juin 1914, Jacques Doucet lui achète une vingtaine d’estampes, certaines imprimées en noir, d’autres en couleurs. Conseillé par son bibliothécaire Clément-Janin (1862-1947), également critique d’art et spécialiste de l’estampe, le couturier et collectionneur acquiert en effet régulièrement des estampes représentatives des courants artistiques contemporains, sans négliger les productions étrangères. En constituant son cabinet d’estampes modernes, il fait donc véritablement œuvre de mécène, apportant un soutien financier à de nombreux artistes. Cet argent est très nécessaire à Alice Bailly, comme en témoigne la correspondance avec Clément-Janin conservée par la bibliothèque. Après la déclaration de guerre, réfugiée en Suisse et en proie à de grandes difficultés, elles sollicite la bibliothèque pour le paiement de ses estampes :

« Si je n’étais atteinte directement par ce chômage subit de toute activité d’art, je n’aurais jamais songé, Monsieur, à l’heure d’un pareil conflit européen, de vous importuner de cette demande, mais s’il était dans votre pouvoir de m’adresser ici cette petite somme, je vous en aurais grande reconnaissance. » (lettre d’Alice Bailly à Clément-Janin du 3 septembre 1914, bibliothèque de l’INHA, collections Jacques-Doucet, Autographes 79, dossier 10)

Les 21 estampes d’Alice Bailly conservées par la bibliothèque sont représentatives de sa production d’avant-guerre. Marquée par l’esthétique des Fauves puis par le cubisme et le futurisme, elle cherche encore son style et assimile ces différentes influences. Ses premières gravures en couleurs, réalisées sur bois de fil, s’inscrivent dans une recherche de primitivisme, voie ouverte en xylographie par Émile Bernard et Paul Gauguin à Pont Aven.


Alice Bailly, Marché breton, gravure sur bois imprimée en trois couleurs, vers 1907, bibliothèque de l’INHA, collections Jacques-Doucet, VI K 11 (14). Cliché INHA

Près d’une décennie plus tard, ses gravures de l’été 1914, réalisées alors que l’artiste, privée de moyens financiers, a dû regagner la Suisse en raison du début des hostilités, montrent l’intérêt d’Alice Bailly pour le cubisme et le futurisme. Leur esthétique témoigne également des liens qu’elle entretient depuis 1911 avec Raoul Dufy et André Lhote.


Alice Bailly, Fantaisie équestre, gravure sur bois, 1914, bibliothèque de l’INHA, collections Jacques-Doucet, VI K 11 (2b). Cliché INHA

Après la guerre, Alice Bailly peine à retrouver sa place dans les avant-gardes et partage sa vie entre Paris et la Suisse. Autour de 1920, elle innove en inventant le concept de « tableau-laine ». Fatiguée par une vie précaire, elle s’éteint le premier janvier 1938 à l’âge de 65 ans.

En savoir plus

En 2014, les estampes d’Alice Bailly conservées à la bibliothèque ont bénéficié d’une restauration et d’un reconditionnement grâce à l’aide généreuse de la fondation Gianadda et de la SABAA.

Numérisées, elles sont désormais toutes disponibles en ligne sur notre bibliothèque numérique. Les originaux sont uniquement consultables sur rendez-vous avec la responsable des collections.

Références bibliographiques

Nous remercions tout particulièrement ici M. Paul-André Jaccard pour son aide précieuse dans l’identification et la datation des épreuves conservées à la bibliothèque de l’INHA.

Johanna Daniel

Publié par ccachaud le 16 mai 2017 à 15:00