Les expositions d’art moderne présentées par les gouvernements américain et français en Allemagne occupée après 1945

Pays exsangue aux lendemains incertains, l’Allemagne ne constitua, durant l’immédiat après-guerre, qu’un territoire morcelé, sectionné en zones d’occupation réparties entre les États-Unis, le Royaume-Uni, la France et l’Union soviétique. Dans le prolongement de l’entreprise de dénazification initiée par les Alliés pour endiguer la folie expansionniste nazie, quatre politiques culturelles furent instaurées, portées par les organes culturels de leur gouvernement militaire : la Monuments, Fine Arts, and Archives Section de l’OMGUS (Office of Military Government, United States), la Cultural Relations Branch du gouvernement britannique, la Direction de l’Éducation publique du gouvernement français et la Kammer des Kunstschaffenden de la SMAD (Soviet Military Administration). Répondant à une volonté concurremment partagée de diffuser son modèle culturel, chacun des Alliés proposa une multitude d’expositions dès la première phase d’occupation et ce, jusqu’en 1949, date de la création des deux États indépendants. La bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art conserve au sein de ses collections différents catalogues d’exposition, français et américains, documents d’archives inestimables pour tout chercheur ou lecteur néophyte s’intéressant à la situation artistique en Allemagne occupée.

Côté français

À gauche : première de couverture du catalogue de l’exposition "La peinture française moderne" présentée au Kurhaus de Baden-Baden du 15 septembre au 8 octobre 1946 ; Paris, bibliothèque de l’INHA, 16 P 1946 0027. À droite : première de couverture du catalogue de l’exposition "La peinture française moderne" présentée au Kunstmuseum de Düsseldorf du 15 décembre 1946 au 31 janvier 1947 ; Düsseldorf, Kunstpalast. Clichés C. H.
À gauche : première de couverture du catalogue de l’exposition « La peinture française moderne » présentée au Kurhaus de Baden-Baden du 15 septembre au 8 octobre 1946 ; Paris, bibliothèque de l’INHA, 16 P 1946 0027. À droite : première de couverture du catalogue de l’exposition « La peinture française moderne » présentée au Kunstmuseum de Düsseldorf du 15 décembre 1946 au 31 janvier 1947 ; Düsseldorf, Kunstpalast. Clichés C. H.

Parmi ces documents se trouve le catalogue de l’exposition La peinture française moderne. De l’impressionnisme à nos jours, la plus importante présentée en zone d’occupation française. Événement fondateur, elle marqua durablement de son empreinte la politique culturelle menée par Raymond Schmittlein (1904-1974) et Michel François (1906-1981), tous deux en charge de la conception des expositions. L’exposition fut inaugurée le 15 septembre 1946 au Kurhaus de Baden-Baden avant d’être présentée à Berlin (capitale interalliée), Mayence, Düsseldorf (ville de la zone britannique), Vienne et Munich (ville de la zone américaine).

Pensé à destination du lectorat tant français qu’allemand, le catalogue comporte une traduction de l’avant-propos, du texte introductif ainsi que du titre des œuvres présentées. Au centre de la première de couverture, une femme au regard franc et impassible trône fièrement. Il s’agit de La Serveuse de bocks (1879) d’Édouard Manet. Pour le catalogue de l’exposition présentée au Kunstmuseum de Düsseldorf du 15 décembre 1946 au 31 janvier 1947, ce fut Le château de la Reine Blanche de Maurice Utrillo, pour celui de l’exposition au Kunstgewerbemuseum de Vienne du 10 février au 3 mars 1947, Berthe-la-sourde de Henri de Toulouse-Lautrec. Par ces choix, on devine toute l’admiration des dirigeants français pour ces portraits, ces scènes de genre et ces paysages réalisés par les peintres de la fin du siècle qui illustraient à leurs yeux le fleuron de l’art français. Le tableau de Manet provenait en 1946, à titre d’exemple, d’une collection particulière avant de rejoindre les collections du musée du Louvre en 1959 puis celles du musée d’Orsay.

« Cent trente toiles qu’ont signées cent artistes pour la plupart de grand renom dans l’histoire de la peinture française moderne et contemporaine, tel est l’important ensemble présenté pour la première fois depuis la guerre dans la zone française d’occupation et à Berlin », c’est ainsi que débute l’avant-propos du catalogue rédigé par Michel François. On y décèle l’ambition de cet historien, ancien membre de l’École française de Rome, animé par le désir de voir l’art français irradier à l’étranger. « Qu’est-ce à dire, sinon que le rayonnement de notre art ne cesse de s’affirmer et que l’étranger demeure toujours avide de connaître ce que nous avons fait et ce que nous sommes capables de faire ? », poursuivait-il.

Extrait du catalogue de l'exposition "La peinture française moderne" présentée au Kurhaus de Baden-Baden du 15 septembre au 8 octobre 1946. Paris, bibliothèque de l'INHA, 16 P 1946 0027. Cliché C. H.
Extrait du catalogue de l’exposition « La peinture française moderne » présentée au Kurhaus de Baden-Baden du 15 septembre au 8 octobre 1946. Paris, bibliothèque de l’INHA, 16 P 1946 0027. Cliché C. H.

Succédant à l’avant-propos, une introduction, rédigée par Jean Cassou, conservateur en chef du Musée d’art moderne, se proposait d’être un cours introductif sur l’histoire de la peinture française moderne, de Delacroix aux peintres de l’École de Barbizon, Corot, Millet, Daubigny en passant par les Nabis Denis, Bonnard, Vuillard et les artistes plus contemporains Gromaire, Lapicque et Estève. Adressé aux Français, aux Allemands et aux Alliés, le texte entendait réaffirmer le rôle de Paris dans la formation artistique de bon nombre de peintres renommés. « Paris, comme autrefois les villes d’Italie, devient la capitale de l’univers artistique. Les artistes de tous les pays du monde y affluent pour respirer cet air où il semble qu’on ne puisse faire autre chose qu’inventer », déclarait-il.

Reproduite au sein du catalogue, la liste des œuvres exposées suivait la scénographie chronologique de l’exposition composée de neuf salles. Les premières présentaient un ensemble d’œuvres choisies pour introduire les tendances artistiques plus avant-gardistes des salles suivantes. On y retrouvait, faisant suite aux toiles impressionnistes, les œuvres cubistes Femme agenouillée (1903) de Picasso, La joueuse de mandoline (1918) de Braque, puis celles surréalistes de Salvador Dalí, Le jeu lugubre (1929) et de Giorgio de Chirico, La tour (1913), enfin, Le voile de Véronique (1942) d’Alfred Manessier et Verre et fleurs (1942) de Jean Bazaine. Présenter les « Maîtres de la peinture française » tout en faisant une place aux artistes de la nouvelle génération constituait l’enjeu de l’exposition, après la tentative des nazis d’éradiquer cet art du paysage allemand. Elle fut découverte par pas moins de 150 000 visiteurs, un succès.

Par cette première exposition d’envergure organisée en Allemagne, c’est la France qui recouvrait prestige et grandeur. Cette même nation déchue, vaincue par l’ennemi allemand en juin 1940. Grande oubliée des premières rencontres internationales, la France, parce qu’elle fut elle-même administrée et occupée, avait dû attendre la conférence de Yalta, en février 1945, pour être intégrée dans le camp des vainqueurs. Aussi, ce fut dans l’idée de consolider son rang de grande puissance, fragile et ébranlé, que la France s’efforça d’organiser nombre d’expositions.

Côté américain

 Première de couverture du catalogue d’exposition Returned Masterworks I présentée au Central Collecting Point de Wiesbaden du 16 octobre 1948 au 18 avril 1949. Paris, bibliothèque de l’INHA, 8 P 1948 0099. Cliché C. H.
Première de couverture du catalogue d’exposition Returned Masterworks I présentée au Central Collecting Point de Wiesbaden du 16 octobre 1948 au 18 avril 1949. Paris, bibliothèque de l’INHA, 8 P 1948 0099. Cliché C. H.

Du côté américain, un plan d’action pour la sauvegarde du patrimoine artistique européen, pensé dès les années quarante, impulsa l’un des axes majeurs de la politique culturelle américaine menée en Allemagne, la restitution des biens artistiques. Dirigés par le conservateur James J. Rorimer (1905-1966), les officiers de la Monuments, Fine Arts, and Archives Section conservèrent les œuvres retrouvées au sein de « Central Collecting Points », centres d’entrepôt établis à Wiesbaden, Munich, Marburg et Offenbach. Des lieux par la suite investis pour la tenue d’expositions dès les premiers mois qui suivirent la fin de la guerre. La bibliothèque de l’INHA conserve le catalogue d’une exposition intitulée Returned Masterworks qui fut présentée au Central Collecting Point de Wiesbaden du 16 octobre 1948 au 18 avril 1949.

L’avant-propos du catalogue, rédigé par James R. Newman (1907-1966), directeur du gouvernement militaire américain, s’adressait directement aux Allemands. Le texte revenait sur les raisons des dirigeants les ayant conduits à expédier sur le sol américain des œuvres provenant des collections du musée Kaiser Friedrich et de la Nationalgalerie de Berlin découvertes par la troisième armée américaine, en mars 1945, au sein de mines de sel situées près de Meckers. Conservées à Francfort, Marburg et Wiesbaden, elles furent par la suite envoyées aux États-Unis durant le mois de décembre. Les conditions nécessaires au maintien des œuvres au sein des musées allemands, jugées insuffisantes, nécessitèrent, selon les dirigeants, un transfert sur le sol américain.

« Je me souviens très bien de la détresse vécue à cette époque par nos officiers de la Monuments, Fine Arts and Archives Section qui craignaient que ce geste de généreuse préoccupation pour la sécurité de ces tableaux ne soit mal interprété », expliquait James R. Newman au sein du catalogue. Parce qu’elle pouvait être assimilée aux spoliations hitlériennes, l’opération, nommée « Westward Ho », qui permettrait la mainmise américaine sur le patrimoine allemand durant une année et demi, généra un mouvement de protestation. Un texte, rédigé le 7 novembre 1945, sur une idée de Walter I. Farmer, et qui prit le nom de « Manifeste de Wiesbaden », fit état, en vain, des arguments en défaveur du transfert des œuvres désirées.

Sur le continent américain, les toiles firent l’objet d’un circuit itinérant d’expositions du mois de décembre 1945 au mois de mars 1948. Des parades de chars militaires, ainsi que des affiches placardées dans les rues citadines, annonçaient triomphalement l’arrivée de « 150 grandes peintures européennes sauvées des mines de sel allemandes ». L’entreprise, tout en permettant à la population locale de découvrir les joyaux de l’art occidental, était une preuve manifeste d’une victoire de la démocratie américaine face au nazisme, de la puissance des États-Unis, gardiens du patrimoine artistique européen. Au total, près d’un million et demi de visiteurs découvrit les collections berlinoises.

Carton d'invitation de l’exposition Returned Masterworks I présentée au Central Collecting Point de Wiesbaden du 16 octobre 1948 au 18 avril 1949, © College Park, National Archives, Records of U.S. Occupation Headquarters, World War II.
Carton d’invitation de l’exposition Returned Masterworks I présentée au Central Collecting Point de Wiesbaden du 16 octobre 1948 au 18 avril 1949, © College Park, National Archives, Records of U.S. Occupation Headquarters, World War II.

À leur retour sur le sol allemand, les œuvres – des toiles de la Renaissance allemande, flamande, italienne et française – furent réunies à l’occasion d’une exposition présentée au Central Collecting Point de Wiesbaden. L’ensemble réunissait d’illustres toiles, des œuvres du Caravage, de Bronzino, Masaccio, Vermeer et d’Andrea del Verrocchio. Se félicitant de l’action engagée en faveur de la sauvegarde de ces œuvres, James R. Newman déclara, à l’occasion de la tenue de l’exposition, que le moment était venu de confier la responsabilité de la conservation de la moitié des 202 tableaux envoyés à Washington aux ministres-présidents de Hesse et de Bavière. Le retour en Allemagne de la seconde partie des toiles, (les 97 œuvres restantes), jugées « plus solides », fut prévu pour le printemps suivant, estimant qu’elles pouvaient servir une tournée plus longue en Amérique.

Dévoilant les enjeux, à la fois communs et divergents, des politiques culturelles menées par les Alliés, les catalogues d’exposition, conservés à la bibliothèque de l’INHA, peuvent être consultés en regard des correspondances, des articles et des rapports militaires conservés au centre des archives diplomatiques du ministère des Affaires étrangères de La Courneuve pour la zone d’occupation française et aux National Archives and Records Administration de College Park ainsi qu’aux National Archives de Washington pour la zone américaine.

Chirine Hammouch

En savoir plus

Les catalogues des expositions présentées par le gouvernement militaire français :

1946

1947

Les catalogues des expositions présentées par le gouvernement militaire américain en 1946 :

Articles et revus parus en Allemagne occupée :

  • Revue de la zone française, no 1, Fribourg, 1945, 75 pages ; no 3, 1936, 75 p. Conservée à la BnF, disponible en ligne sur Gallica.
  • La France en Allemagne, no 1, juillet 1946, 130 pages ; no 8, 1948, 106 p. Conservée à la BnF, disponible en ligne sur Gallica.
  • Das Kunstwerk, Stuttgart, Kohlhammer, 1946-1949.

Ouvrages sur le sujet :

Publié par Sophie DERROT le 12 juillet 2023 à 12:05