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Les papiers Eugène Girard
Mis à jour le 30 septembre 2020
Les trésors de l'INHA
Une plongée dans la sculpture ornementale de la fin du XIXe siècle
L’histoire de l’art n‘a pas vraiment retenu le nom d’Eugène Girard (1842-1917). Il appartient pourtant à la cohorte de sculpteurs aujourd’hui anonymes qui a fait l’esthétique urbaine parisienne telle qu’on la connaît aujourd’hui. Le fonds de papiers et de dessins que conserve l’INHA pour cet artiste dépasse l’intérêt esthétique pour nous offrir une foule d’éléments sur la réalité du métier de sculpteur-statuaire entre les années 1870 et les années 1900.
La mairie du 10e arrondissement, un immeuble place des Victoires, les baies du Grand Palais, autant de bâtiments typiques du centre de Paris au XIXe siècle. Eugène Girard participe à ces chantiers au cours d’une carrière foisonnante, comme peuvent l’être celles de ses homologues sculpteurs d’ornement en ce dernier tiers du siècle. Venant enrichir les documents liés à l’ornement et aux arts décoratifs des collections de la bibliothèque, les papiers conservés par l’INHA (Archives 118 et Ms 665) ont été acquis en deux fois : en 1999, lors de la dispersion de l’atelier du sculpteur aux enchères, et en 2019. Ils sont composés d’un ensemble très varié documentant l’activité du sculpteur, avec notamment quelques lettres de candidatures précieuses où il expose son parcours.
Un début de carrière classique
Sculpteur-statuaire de pierre et de bois, Girard se forme dans l’atelier très actif constitué par l’association de Constant Delafontaine, Frédéric-Etienne Barral et Edme-Eugène Décée, devenu Barral et Decée au décès du premier en 1867. Le père d’Eugène Girard est menuisier et a peut-être des contacts dans le milieu pour placer son fils en apprentissage. Les archives conservées à l’INHA ne développent pas les premiers temps de sa carrière. Seuls sont présents des carnets, sans doute enrichis tout au long de sa carrière, dans lesquels Girard copie des éléments architecturaux, décalque des figures ou colle des gravures pour inspiration ; des carnets similaires, quoique plus riches, sont conservés pour un autre sculpteur d’ornement, Jean-Baptiste Plantar.
Chez Barral et Décée, il peut participer à des travaux aussi variés que ceux du Palais de justice, de l’École des ponts et chaussées, la restauration des églises Saint-Eustache ou de la Sorbonne, de la chapelle d’Amboise. En outre, l’atelier remporte deux prix à l’Exposition des beaux-arts appliqués à l’industrie de 1865, signant sa participation à la structuration des arts décoratifs à ce moment. Girard se familiarise ainsi avec le monde de l’ornement et celui des grands chantiers publics, orchestré par un architecte et mobilisant de nombreux sculpteurs.
Son parcours suit la même voie puisqu’il reprend l’atelier Barral et Décée en 1881, associé avec Ernest Meyer, un autre sculpteur ; tous deux se déclarent élèves de leurs prédécesseurs. Il est bien plus facile à l’époque de reprendre un atelier, surtout avec un beau carnet de réalisations, que de s’installer à partir de rien : on trouve plusieurs documents relatifs à ces premiers temps à l’INHA, où Girard utilise encore largement les noms de ces maîtres pour se recommander. Il bénéficie probablement des contacts qu’il a pu nouer dans l’atelier avant de le diriger, en particulier avec des architectes, intermédiaires clés, sinon commanditaires, pour obtenir des chantiers, publics ou privés. Ces papiers nous donnent un aperçu assez riche du fonctionnement de ces métiers – textes de concours, candidatures, devis, correspondance, mémoires –, où les relations entre les acteurs sont très denses – architectes, inspecteurs, entrepreneurs divers, maçons, sculpteurs, etc.
Les architectes, indispensables interlocuteurs
Plusieurs de ces architectes ont laissé leur trace dans les archives. Le principal est Henri Blondel, avec qui Girard commence à travailler quand il appartient encore à l’atelier Barral et Décée, et dont les chantiers, publics comme privés, sont très présents dans les papiers de l’INHA. Le sculpteur déclare même en 1897 avoir « décor[é] tous les travaux d’Henri Blondel » ; quelques pièces de correspondance témoignent en effet d’une relation suivie. De nombreux dessins, en partie numérisés, concernent ainsi le très luxueux hôtel Continental, construit entre 1876 et 1878, véritable vitrine des savoir-faire décoratifs français de l’époque (ill.). Pour Blondel, Girard sculpte également à la Bourse de commerce, mais aussi pour plusieurs commandes privées : un immeuble sur la place des Victoire, à l’angle des rues Étienne-Marcel et d’Aboukir, un autre entre les rues de Bouloi et du Louvre, à l’emplacement de la Ferme générale, et plusieurs autres.
D’autres architectes accompagnent la carrière du sculpteur : Gabriel Davioud, et les Magasins-Réunis qu’il construit place de la République, Julien Guadet, en lien avec la Poste du Louvre, Arthur-Stanislas Diet, pour la bibliothèque de la maison de santé de Charenton, ou bien Charles Chipiez, sur la demande duquel Girard fournit des modèles pour l’École des beaux-arts au milieu des années 1880 et la pierre tombale d’Eugène Piot au cimetière Montmartre, en 1890 (ill.). À Jean Camille Formigé, Girard adresse plusieurs devis, en réponse à des manifestations d’intérêt de l’architecte : sont concernés le columbarium du Père-Lachaise (ill.), la restauration de la tour Saint-Jacques, ou bien un étonnant pilier radio-télégraphique qui a vocation à prendre place sur le Champs-de-Mars. Les documents qui concernent tous ces chantiers se présentent souvent sous forme de brouillon, de premier jet ; ils doivent trouver leur mise au propre dans les archives publiques, lorsqu’ils participent de commandes d’État ou municipales. Cependant, ces brouillons s’accompagnent de notes, de comptes, de croquis qui les enrichissent substantiellement, en particulier pour les chantiers privés, souvent difficiles à documenter. L’entremêlement des chantiers dans les papiers traduit de manière visible le foisonnement de l’atelier.
La préparation de l’Exposition universelle de 1900 fut l’objet d’un branle-bas de combat dans le monde de l’architecture et de la sculpture parisienne. Les papiers Girard nous en donnent à voir une petite partie puisque, soutenu par le député de l’Yonne Bienvenu Martin, le sculpteur propose ses services à Joseph Bouvard, directeur des services d’architecture et des fêtes pour l’Exposition. Sa candidature sera retenue et il va sculpter plusieurs éléments du Grand Palais, notamment les décors des baies sur les façades nord et sud, encore visibles ; les archives nous permettent presque de suivre au quotidien l’avancée de ces réalisations. Il mentionne également un travail pour l’hôtel de la légation du Siam.
Le quotidien d'un atelier
Outre ces notes liées à des réalisations identifiées, quelques autres concernent des aspects bien plus techniques du métier, dont les traces sont rares ou inexistantes par ailleurs. Ainsi, on trouve une recette pour la meilleure peinture ou enduit pour telle sculpture, deux recettes de « vernis Martin » (ill.), une liste de types de pierres avec leurs qualités respectives. Les sculpteurs d’ornement ont laissé très peu d’archives et ce genre de documents anodins ouvre une fenêtre inédite sur leurs pratiques quotidiennes.
Girard se fixe très vite rue du Cherche-Midi, entre deux adresses – il semble partager le 79 avec Meyer et utiliser le 60 en son nom seul. Ce quartier est un lieu alors assez classique de résidence pour les ateliers de sculpteurs d’ornement. D’après les archives, Girard appartient à la Société des artistes indépendants et à la Société des sculpteurs, praticiens et ornemanistes. Outre une participation à plusieurs expositions entre 1879 et 1908, il expose au Salon des indépendants à deux reprises au moins. Si les dessins dont nous disposons sont souvent faibles, surtout pour les figures hors des motifs d’ornement, il semble que les sculptures qu’il présente rencontrent l’approbation et leur circulation sur le marché de l’art actuel se poursuit. Selon un modèle classique, Girard utilise l’ornement pour gagner sa vie, mais tente de gagner la gloire par la sculpture « beaux-arts », avec plus ou moins de succès ; plutôt praticien, il ne publie a priori pas de recueils de modèles, comme ont pu le faire d’autres sculpteurs de l’époque. Les dessins et les photographies de ses œuvres, ronde-bosse comme ornement, nous montrent l’affleurement de l’Art nouveau et ses influences au milieu d’un éclectisme omniprésent.
Né à Auxerre, Eugène Girard va rester attaché à son Yonne natale – où il possède des vignes – et cherche visiblement à y revenir à la fin de sa carrière. Il participe ainsi à la construction de l’hôtel de la Caisse d’épargne vers 1906 (ill.), puis à la restauration de la cathédrale de la ville en 1907-1908.
Sophie Derrot, service du Patrimoine