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Les toiles expressionnistes d’Edvard Munch de nouveau à Paris
Mis à jour le 12 octobre 2022
Les trésors de l'INHA
Les toiles expressionnistes d’Edvard Munch de nouveau à Paris
Trente ans après l’exposition inaugurale « Munch et la France » présentée au musée d’Orsay en 1991, et onze ans après la rétrospective que lui avait dédiée le Centre Pompidou (« Edvard Munch, L’Œil moderne ») en 2011, le peintre norvégien, précurseur du mouvement expressionniste, fait l’objet d’une nouvelle exposition à Paris. Organisée par le musée d’Orsay en collaboration avec le Munchmuseet d’Oslo, et réunissant une centaine d’œuvres comprenant quarante-sept tableaux ainsi que plusieurs estampes et dessins, « Edvard Munch. Un poème de vie, d’amour et de mort » est l’un des événements de cette rentrée culturelle.
Les débuts
Né à Løten, en Norvège, le 12 décembre 1863, Edvard Munch se voue tout entier à sa vocation d’artiste dès l’âge de 17 ans, initié au dessin par sa tante maternelle, Karen Bjølstad. Les variantes de L’Enfant malade (1885-1886), hommage à sa sœur aînée Sophie, décédée de la tuberculose, et de Puberté (1894-1895), sont ses premières œuvres. On y retrouve déjà l’intérêt de l’artiste pour le corps féminin, son goût pour une forme de rapport intime entretenu avec le modèle, son désir de transfigurer la condition humaine, la tristesse, la maladie et l’angoisse existentielle de la mort. Pleinement inscrit dans la modernité du tournant de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle, Munch propose des toiles au style radical et affirmé. Dans ses tableaux, les couleurs franches accompagnent les tumultes intérieurs des personnages qu’il dépeint. Munch invente un langage pictural et des motifs iconographiques qui lui sont propres et participe à sa manière au prolongement des innovations plastiques initiées par le post-impressionnisme.
En 1889, l’artiste se rend à Paris où il s’installe jusqu’en 1892. Il y découvre l’impressionnisme, Gauguin et le symbolisme. Deux ans plus tard, en 1894, il s’essaie à la pratique de la lithographie et de la gravure sur bois. La bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art conserve, au sein de ses collections, dix estampes de l’artiste. Parmi elles, Portrait d’une jeune fille dite « L’Américaine » (1863), un portrait de Stéphane Mallarmé (1863), Ingeborg Heiberg (1895), l’affiche de Peer Gynt (1896) réalisée pour le Théâtre de l’Œuvre, et Madonna (1895) dont une version peinte est présentée au sein de l’exposition du musée d’Orsay.
La Madone
Edvard Munch, Madonna, lithographie en quatre couleurs, 60,3 x 44 cm (image), entre 1895 et 1902. Paris, bibliothèque de l’INHA, EM MUNCH 5. Cliché INHA
Edvard Munch, Madonna / Woman making love, pointe sèche sur papier, 36 x 26 cm, 1894-1895. Collection privée en prêt à long terme aux National Galleries of Scotland, inv. GML 984.
Représenté sur un fond sombre, un corps à peine esquissé surgit. Celui d’une Madone dont les cheveux se confondent avec la nuit. Le visage, pâle et serein, semble endormi et mortuaire. Encadrant le portrait, un bord rouge ornemental entoure le visage et laisse, au coin inférieur gauche de la composition, un espace pour la figuration d’un être mystérieux, un fœtus squelettique dont le regard inquiet est tourné vers le sujet féminin. Trois couleurs prédominent, la pâleur des corps représentée par une teinte ivoire, celle bleu nuit de l’arrière-plan, couleur de l’obscurité, puis celle du cadre décoratif, rouge sang. La vie, le désir et le corps féminin cohabitent avec la mort. Éros et Thanatos. La pulsion charnelle provoquée par cette femme au corps offert est atténuée par l’étrangeté de l’œuvre. Celle-ci paraît être une représentation imagée du cycle de la vie composé de la procréation, de l’enfantement et de la finitude. Jugé offensant pour la représentation de spermatozoïdes, le cadre en bois peint a été remplacé par un cadre moins ostentatoire. C’est ce cadre original que nous retrouvons avec la bordure de l’estampe. Dans une autre version, la figure squelettique apparaît davantage sous la forme d’un fœtus dédoublé qui reprend la position initiale des bras croisés et des jambes repliées. Si précédemment, la Madone paraissait endormie ou défunte, elle semble ici légèrement souriante, désirante peut-être.
Edvard Munch, Madonna, lithographie, 1895. Munchmuseet d’Oslo, Norvège, inv. MM.G.00194-59. Photo © Munchmuseet
Cette version en noir et blanc est l’une des premières réalisées par Munch en 1895. La lithographie lui permet d’amplifier la diffusion de son œuvre et de la proposer à des acheteurs n’ayant pas les moyens suffisants pour l’acquérir sous forme de tableau, tout en reprenant inlassablement les motifs qui le passionnent. Si les premiers tirages furent colorés à la main, les suivants furent mis en couleurs au moment de l’impression avec de la gouache et de l’aquarelle. Selon le Munchmuseet d’Oslo, il existerait entre 250 et 300 lithographies de la Madone qui devint, du vivant même de l’artiste, l’une de ses œuvres les plus vendues.
Variantes
Edvard Munch, Madonna, huile sur toile, 90,5 x 70,5 cm, 1894-1895. Galerie nationale d’Oslo, Norvège, inv. NG.M.00841.
De cette œuvre, il en existe plusieurs versions peintes. Edvard Munch en réalisa cinq entre 1894 et 1897. Une toile, conservée au Munchmuseet, représente une femme dans une position plus lascive. Ses bras, levés et baissés, créent autour de son buste une forte diagonale et dynamisent l’ensemble. Grâce aux récentes recherches réalisées par le Nasjonal Museet de Norvège, il a été révélé que l’artiste avait modifié le placement des bras. Si dans l’estampe, la femme semble avoir les deux bras relevés en direction de son visage, dans l’œuvre peinte, son bras droit est relevé et le bras gauche baissé.
Le titre, « Madone », nimbe l’œuvre d’une forme de sainteté, on ne sait s’il s’agit réellement de la Vierge Marie ou d’une femme issue de la vie quotidienne. Contrastant de manière nette avec la représentation usuelle de la Vierge maternante et sacralisée, Munch préfère la représenter sous l’apparence d’une femme au corps bien réel. Une auréole, de couleur rouge, entoure pourtant le visage de la Vierge. Mais le ventre est plus rond, la poitrine davantage dessinée et le visage rehaussé de couleurs. Le fond, sur lequel le corps se détache plus précisément, est nourri de désir, composé de halos beige et rouge, couleur de la passion. Femme entre toutes les femmes, la Madone à est la fois la mère de Jésus et une femme aimante de chair et de sang. « Femme dans un état d’abandon – où elle acquiert la beauté affligée d’une Madone », écrivit Munch. Le Munchmuseet précise par ailleurs qu’un autre titre aurait été pensé pour la nommer, « Woman Making Love » (Femme faisant l’amour).
Edvard Munch, La Dame à la broche, lithographie, 76 x 53,2 cm, 1903. Munchmuseet, Oslo, inv. NG.K&H.B.00816. Photo : Nasjonalmuseet/Ivarsøy, Dag Andre.
Une œuvre plus tardive datant de 1903, intitulée La Dame à la broche, donne un visage plus précis, plus doux, plus sensuel encore. Son abondante chevelure occupe désormais la majeure partie de la composition et le regard est ici dirigé en dehors du champ. Le visage est celui d’un modèle, d’une muse. Il n’est plus celui d’une femme inconnue mais celui d’une femme désirée, la violoniste d’origine britannique Eva Mudocci, amante de l’artiste. On retrouve d’ailleurs son visage dans Le concert de violon et Salomé, deux œuvres datant de 1903.
Une inquiétante étrangeté
Edvard Munch, Angst (Le Soir), lithographie, bois en deux couleurs, 41 x 38,3 cm, 1896. Paris, bibliothèque de l’INHA, VI P 20. Cliché INHA.
Edvard Munch, Anxiété, huile sur toile, 94 x 74 cm, 1894. Munchmuseet d’Oslo, Norvège, MM.M.00515.
Edvard Munch, Soirée sur l’avenue Karl Johan, huile sur toile sans apprêt, 1892. Bergen, KODE. Photo Dag Fosse / KODE.
À travers Le Soir (1896), une lithographie également conservée au sein de nos collections, nous retrouvons le ciel flamboyant du Cri dont le sujet se retrouve expliqué par Munch au dos d’une lithographie exécutée en 1895 : « Je suivais la route avec deux amis — le soleil se coucha, le ciel devint rouge sang — je ressentis comme un souffle de mélancolie. Je m’arrêtai, je m’appuyai à la balustrade, mortellement fatigué ; au-dessus de la ville et du fjord d’un bleu noirâtre planaient des nuages comme du sang et des langues de feu : mes amis continuèrent leur chemin — je demeurai sur place tremblant d’angoisse. Il me semblait entendre le cri immense, infini de la nature. »
Le ciel rouge, semblable à des coulées de sang, contient toute l’angoisse obsédante de l’artiste. Celle que l’on retrouve à la fois dans ce ciel couleur incendie et sur ces visages vaguement impassibles de cette femme et de ces deux hommes en haut de forme représentés au premier plan de l’œuvre. Cette foule au regard hagard ne fait que renforcer l’anxiété ressentie par le spectateur. Derrière eux, un crâne est représenté en lieu de visage pour les passants qui les suivent. Les lignes ondoyantes du ciel rejaillissent sur les contours du paysage et des silhouettes. Dans la version peinte, nous retrouvons le décor (le fjord d’Oslo) et les couleurs du Cri réalisé l’année précédente. Les personnages se situent sur le même pont et participent à reproduire la diagonale séparant l’œuvre en deux parties distinctes, du bord inférieur droit au bord supérieur gauche. L’angoisse ressentie solitairement par le personnage du Cri s’est transformée en une vague anxiété contenue par une foule de visages à la fois familiers et inconnus, ceux des figurants fantomatiques de Soirée sur l’avenue Karl Johan de 1892.
Proposant une vue d’ensemble sur l’œuvre de Munch, l’exposition du musée d’Orsay, conçue par Claire Bernardi et Estelle Bégué, offre un regard neuf sur la carrière de l’artiste, en replaçant Le Cri au carrefour des différents motifs – la maladie, la mort, les corps féminins – qui ont longtemps nourri l’imaginaire du peintre. On y découvre par ailleurs des liens de parenté insoupçonnés entre La Lamentation sur le Christ mort (1490) d’Andrea Mantegna et Le Lit de mort (1895) de Munch, ou encore entre La Nuit étoilée de Vincent Van Gogh (1888) et celle de l’artiste réalisée entre 1922 et 1924.
Pour accompagner l’exposition, visible jusqu’au 22 janvier 2023 au Musée d’Orsay, les dix estampes de l’artiste des collections de la bibliothèque ont été mises en ligne. Achetées pour une bonne part en 1913 à la galerie Ernst Arnold de Dresde par Clément-Janin pour la Bibliothèque d’art et d’archéologie de Jacques Doucet, elles offrent une vision complémentaire de la production de Munch en présentant plusieurs portraits et des affiches réalisées pour le théâtre.
Chirine Hammouch
service de l’Informatique documentaire
Références bibliographiques
Ministère des Affaires culturelles, Edvard Munch (1863-1944), Paris, Éditions des Musées nationaux, 1974, 31 p.
Jérôme Poggi, Écrits / Edvard Munch, Dijon, Les Presses du réel, 2011, 159 p.
Jean Selz, E. Munch, Paris, Flammarion, coll. « Les Maîtres de la peinture moderne », 1974, 95 p.
Reinhold Heller, Munch, Paris, Flammarion, coll. « Art référence », 1991, 198 p.
En savoir plus
Les estampes d’Edvard Munch numérisées par la bibliothèque numérique sont consultables ici.
Ambroise Vollard, Album des peintres-graveurs, 1896, 22 p.
Les différentes versions de La Madone d’Edvard Munch conservées au Munchmuseet d’Oslo sont consultables à cette adresse.
Edvard Munch, Madonna , Museum of Modern Art, New York, 1895-1902.
Edvard Munch, Angst , Museum of Modern Art, New York, 1896.
Agathe Hakoun, « La Madone de Munch : les dernières découvertes scientifiques sur le chef-d’œuvre expressionniste », dans Connaissance des Arts, 5 octobre 2021.