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L’Exécution de Maximilien de Manet
Un chef-d’œuvre empêché
Le 5 octobre 1906, Jacques Doucet fit l’acquisition, aux côtés de pièces de Camille Corot, de Charles-François Daubigny, d’Eugène Delacroix et de Johan Barthold Jongkind, d’une dizaine d’estampes d’Édouard Manet (1832-1883) auprès d’un marchand allemand actif à Paris, Alfred Strölin. Parmi elles se trouvait La mort de Maximilien, dont la facture indique qu’elle fut cédée au couturier pour 50 francs. Fleuron des collections de la bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art, consultable sur sa bibliothèque numérique, cette extraordinaire lithographie censurée en son temps est un tirage rare de la transposition réalisée par l’artiste de l’une de ses plus célèbres compositions peintes, L’Exécution de Maximilien, dont l’ultime version est conservée depuis le début du XXe siècle à la Kunsthalle de Mannheim.
Le chaud et le froid
L’histoire derrière ce motif, ses références et les déclinaisons successives qu’en réalisa Manet est bien connue, son étude figurant parmi les grands « classiques » de l’histoire de l’art. Après avoir favorisé son accession au trône impérial en 1864 pour soutenir sa politique expansionniste au Mexique, Napoléon III retira son appui militaire à Maximilien de Habsbourg-Lorraine. Cet abandon soudain par le Second Empire conduisit à la capture de Maximilien, puis son exécution le 19 juin 1867 au Cerro de las Campanas, à Santiago de Querétaro, par la résistance libérale mexicaine guidée par Benito Juárez. L’œuvre élaborée par Manet représente l’instant exact du coup fatal, asséné par l’escouade à bout portant au signe d’un sabre dressé. Révolté par la nouvelle parvenue à Paris à l’été 1867, qui vivait alors au rythme effréné de l’Exposition universelle, le républicain Manet travailla immédiatement à une composition peinte représentant l’empereur fantoche laissé pour compte par Napoléon III, fusillé aux côtés de ses deux alliés mexicains, Miguel Miramón et Tomás Mejía.
Compilant les illustrations et les faits propagés par la presse au fil de leur arrivée, il réalisa à distance, depuis son atelier parisien, plusieurs tableaux successifs figurant sa propre vision de l’événement. La première version, conservée à Boston, est une réaction à chaud, presque romantique de l’événement. La structure de la scène et son environnement se précise dans la deuxième, fameusement découpée après la mort du peintre puis revendue par fragments, avant qu’Edgar Degas ne la rapièce et qu’elle intègre les collections de la National Gallery de Londres. Précédée d’une petite esquisse quant à elle exposée à la Ny Carlsberg Glyptotek de Copenhague, la version finale de Mannheim est sans conteste la plus aboutie. Bien des interprètes ont vu en elle un coup porté à la peinture d’histoire, sinon une manière audacieuse d’en proposer la résurrection moderne. D’autres ont analysé l’incroyable tension à l’œuvre dans cette image. Elle doit à la dimension tragique du sujet représenté d’une part, et à son traitement presque désincarné de l’autre. Dans un texte célèbre consacré à Manet au milieu des années 1950, Georges Bataille évoquait une œuvre volontairement mutique, comme dévitalisée, retranchant au domaine de la peinture toute propension à l’éloquence. L’Exécution – et c’est là le tour de force de ce subversif cri du silence – n’en demeure pas moins substantiellement politique.
Transpositions
L’histoire de la lithographie dont il est ici question, et que l’anti-napoléonien Manet réalisa parallèlement à la dernière version peinte, le rappelle avec force. On y retrouve tous les éléments clés qui donnent à la composition son caractère singulier. Spectatrices et spectateurs se trouvent plongés dans la noirceur de la page et du sujet, dans l’espace compressé d’une cour délimitée par deux murs formant désormais un angle au centre de la composition, et sur le haut duquel une foule se trouve juchée. Au-delà de la référence à la célèbre scène du Tres de mayo de Francisco de Goya, dont une gravure venait d’être diffusée deux mois auparavant dans une monographie de Charles Yriarte, les personnages observants rappellent certaines œuvres tauromachiques de l’Espagnol, dans lesquelles l’état de sidération est délégué aux figures situées au sein de l’image même. L’astuce formelle augmente la sensation étrange de détachement face au déroulement du drame, que l’indifférence du soldat concentré sur le mécanisme de son fusil et la digne impassibilité de Maximilien accentuent davantage encore. Seule l’expression de Tomás Mejía, dont le corps crispé et le visage hurlant surgissent des poudres fumantes, indique la souffrance. Les effets de grattage et de hachures, l’alternance de traits gras et de noirs intenses confèrent au dessin une force unique dans la production lithographiée de Manet.
Léon Rosenthal, parmi d’autres, souligna l’intention dénonciatrice de cette transposition lithographiée, alors que Manet savait que sa peinture de L’Exécution, en raison de sa charge politique à l’encontre de l’Empire, serait refusée au Salon : il ne la présenta pas au jury. L’historien de l’art en profite, dans son Manet aquafortiste et lithographe de 1925, pour s’adonner à leur comparaison :
« L’Exécution de Maximilien est plus poussée, et cela se conçoit facilement puisqu’il s’agissait de reproduire et de faire connaître le tableau interdit. Elle est aussi plus calme. Est-ce pour avoir épuisé dans les études, les reprises préliminaires et dans le tableau même, la passion qu’il y avait d’abord apportée ? Ou parce que, travaillant sur un thème arrêté, il était sûr, par avance, de l’effet qu’il voulait produire ? Bien plutôt par parti paris, par cette même affectation d’impassibilité qui avait présidé à la conception de l’œuvre et qui, en réaction contre la fougue romantique, exigeait, dans la lithographie comme pour la toile, une froideur calculée capable, par contraste, de faire jaillir un dramatique intense. La page est ample, plus concentrée que le tableau. La partie supérieure de la composition, au-dessus des personnages, a été très assombrie. Le mur, le cimetière et la foule que l’on devine, forment un repoussoir noirâtre. L’action en apparaît plus sinistre. »
Censure
Le tableau ne fut non seulement jamais montré – du moins en France – du vivant de Manet, mais la lithographie fut soumise à la censure d’État. Un dossier documentaire de l’indispensable catalogue de la grande rétrospective Manet de 1983 explore cet épisode en détail. Manet reçut en effet en janvier 1869 une lettre émanant du ministère de l’Intérieur destinée à empêcher le tirage de l’estampe, qui fut bel et bien imprimée par Lemercier à un nombre très restreint d’exemplaires avant d’être refusée par le dépôt légal. L’artiste s’agaça de son imprimeur trop craintif envers l’autorité, et récusa sa demande d’effacer la pierre. Persuadé d’avoir traité le sujet d’un point de vue « exclusivement artistique », il écrivit immédiatement à Émile Zola, son fidèle avocat, afin d’obtenir son soutien public :
« Il me semble que l’administration veut me faire tirer parti de ma lithographie dont j’étais fort embarrassé. Je croyais qu’on pouvait empêcher la publication mais non l’impression. C’est du reste une bonne note pour l’œuvre car il n’y a en dessous aucune légende. […] Je crois que dire un mot de ce petit acte d’arbitraire ridicule ne serait pas mal. Qu’en pensez-vous ? »
Dans La Tribune du 4 février 1869, Zola s’exécuta. Il saisit l’artillerie de l’ironie et publia une tirade farouchement critique envers les censeurs de son protégé – l’Empire – et leurs procédés :
« J’ai lu, dans le dernier numéro de La Tribune, qu’on venait de refuser à M. Manet l’autorisation de faire tirer une lithographie représentant l’exécution de Maximilien. […] Je sais bien quelle lithographie ces messieurs seraient enchantés d’autoriser, et je conseille à M. Manet, s’il veut avoir auprès d’eux un véritable succès, de représenter Maximilien, plein de vie, ayant à son côté sa femme, heureuse et souriante : il faudrait en outre que l’artiste fît comprendre que jamais le Mexique n’a été ensanglanté, et qu’il vit et vivra longtemps sous le règne béni du protégé de Napoléon III. La vérité historique, ainsi entendue, ferait verser à la censure des larmes de joie. »
Comme d’autres, Zola remarquait en outre que les costumes des soldats représentés par Manet, qui rappelaient volontairement ceux des troupes françaises, faisaient de l’œuvre une image explicitement condamnatoire de l’Empire, rendu frontalement responsable de cet acte meurtrier. Les rebondissements de l’« affaire Maximilien » furent suivis dans la presse, et Manet put finalement récupérer sa pierre lithographique, qui se trouvait encore dans son atelier au moment de l’établissement de son inventaire après décès. Ce n’est qu’en 1884 qu’une cinquantaine de tirages furent exécutés à partir de celle-ci à l’initiative de sa veuve. Ils sont aujourd’hui répartis dans les collections publiques et privées du monde. La feuille de l’INHA, tirée avant la lettre, pourrait appartenir au petit lot d’impressions d’essai réalisés du vivant de Manet par Lemercier, au tournant de 1869, et dont seuls quelques tirages sont documentés.
C’est en regard de sa reprise plus tardive pour une scène de répression de la Commune de Paris, La Barricade, qui reprend littéralement le motif du peloton d’exécution, cette fois-ci inversé, qu’il faut observer L’Exécution de Maximilien. Également présente dans les collections de l’INHA, l’œuvre, qui révèle un Manet source de lui-même, fut logiquement acquise par Doucet au sein du même lot en 1906. Cette séquence dit beaucoup du rapport de Manet à l’histoire politique contemporaine, au potentiel narratif des images, mais aussi à la violence et la mort dans leur dimension universelle.
Victor Claass, département des Études et de la recherche
Pour aller plus loin
Juliet Wilson-Bareau (éd.), Manet : dessins, aquarelles, eaux-fortes, lithographies, correspondance, Paris, Huguette Berès, Paris, 1978.
Manet (1832-1883), [exp. Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 22 avril-1er août 1983 ; New York, Metropolitan Museum of Art, 10 septembre-27 novembre 1983], Paris, RMN, 1983.
Manet. The Execution of Maximilian: Painting, Politics and Censorship, [exp. Londres, National Gallery, 1er juillet-27 septembre 1992], Londres, National Gallery, 1992.