Le 8 février prochain, l’INHA honorera la mémoire de Rose Valland, qui joua un rôle majeur dans la restitution en France des œuvres d’art spoliées, principalement aux juifs, par l’occupant nazi pendant la seconde guerre mondiale. Cependant, les saisies ne concernaient pas seulement les œuvres d’art, mais tous les biens des personnes arrêtées, pourchassées, déportées par les forces nazies.

Les livres, archives, documents graphiques aussi, petite étagère dans le logement familial ou résultat d’une vie de travail, ont été arrachés à leurs propriétaires et, après de multiples tris, abandonnés dans des lieux de stockage ou envoyés en Allemagne. Entre 5 et 10 millions de livres ont été saisis en France.

Les livres spoliés et attribués à la Bibliothèque d’art et d’archéologie

Après la guerre, près de 2 millions de livres ont pu être retrouvés et restitués. Mais beaucoup n’ont pas été réclamés ou ne portaient aucun signe permettant d’identifier leur propriétaire. Entre 1950 et 1953, ils furent attribués par la Commission de choix de la Récupération artistique en dépôt à des bibliothèques publiques. De son côté la Bibliothèque d’art et d’archéologie, ancêtre de la bibliothèque de l’INHA, s’est vue enrichie de nombreux livres, qui ont été intégrés aux collections dans les années 1960. Les listes de la Commission, conservées aux Archives nationales (AN F17/17993 et AN F17/17994), énumèrent environ un millier de volumes. À ce jour, ce sont au total plus de 300 documents qui ont été retrouvés à la bibliothèque, et le travail d’identification et de signalement se poursuit. Chaque livre, identifié à partir des listes de la Commission et des registres d’inventaire de la bibliothèque, est examiné et la note suivante est ajoutée au catalogue : « Dépôt à la Bibliothèque d’art et d’archéologie de la [N]e Commission de choix de la Récupération artistique ».

La plupart de ces documents sont des ouvrages publiés dans les années 1890 à 1930, dont les thématiques relèvent de tous les domaines de l’histoire de l’art. Tout au plus note-t-on parmi eux la présence de nombreux catalogues de musées et de collections, français et étrangers. Quelques « beaux-livres » richement illustrés complètent cet ensemble. Dans leur immense majorité, ces livres ne comportent pas de note ou de mention spécifique qui permettrait d’en savoir plus sur leur provenance.

Hommage des artistes à Picquart

Parmi les documents spoliés déposés à la Bibliothèque d’art et d’archéologie par la Commission de choix se trouvent quelques pépites. Ainsi, l’exemplaire 200 (sur 300) de l’Hommage des artistes à Picquart, publié en 1899 par la Société libre d’édition des Gens de Lettres, constitue un témoignage intéressant sur l’engagement de certains artistes en faveur de la révision de la condamnation, en 1894, du capitaine Dreyfus à la dégradation et aux travaux forcés à perpétuité pour trahison.

Cet album comporte douze lithographies, réalisées et offertes par douze artistes (peintres, dessinateurs, caricaturistes) en soutien au lieutenant-colonel Georges Picquart, incarcéré du 13 juillet 1898 au 9 juin 1899, après avoir été déplacé et mis en réforme, pour avoir exprimé ses doutes sur la culpabilité de Dreyfus. Il avait découvert que le véritable auteur du fameux « bordereau » prouvant la trahison de ce dernier était en fait l’œuvre du commandant Esterhazy. Comme le rappelle Octave Mirbeau (1848–1917) dans sa préface pleine de fougue : « Le colonel Picquart avait le choix entre la plus belle carrière qui se fût jamais ouverte devant un officier et le cachot. On ne lui demandait que de se taire. Il a préféré parler et, de ce fait, il a choisi le cachot ». Ces lithographies sont signées de Pierre-Émile Cornillier, Lucien Perroudon, Louis Anquetin, Adolphe Gumery, Hermann-Paul, Maximilien Luce, George Manzana Pissarro (fils du peintre impressionniste), Hippolyte Petitjean, Louis Rault, Théo van Rysselberghe, Joaquim Sunyer, Félix Vallotton.


Louis Rault, Émile Zola et les manifestants, lithographie, dans Paul Brenet et Félix Thureau (dir.), Hommage des artistes à Picquart, Paris, Société Libre d’Édition des Gens de Lettres, 1899, bibliothèque de l’INHA, Fol K 35. Cliché INHA

Publié par Paul Brenet et Félix Thureau, ce recueil de planches est suivi d’une liste de plusieurs centaines de signataires de la première pétition parue dans l’Aurore en faveur de « l’héroïque artisan de la révision », quelques jours avant qu’Émile Zola n’y publie à son tour son célèbre « J’accuse », qui lui vaudra condamnation à la prison et exil. Parmi ces lithographies, témoins d’un combat qui divisa profondément la société française, on appréciera par exemple la vigueur des contrastes du noir et blanc de Félix Vallotton dans « Il est innocent », qui montre Picquart se réveillant en sursaut, persuadé de l’innocence de Dreyfus, ou le dégradé de gris et blanc de Louis Rault, mettant en scène Zola et des manifestants portant des torches irradiant de leur lumière l’innocence de Dreyfus. On peut également s’arrêter à celle d’Hermann-Paul, illustrant la puissance contre l’innocence par un portrait de Félix Faure, alors président de la République, bâillonnant de sa main un tout petit Picquart pour l’empêcher de parler.

Les bibliothèques françaises conservent 14 autres exemplaires de ce recueil, qui mériterait restauration, dont 7 à la BnF.


Félix Vallotton, « Il est innocent », lithographie, dans Paul Brenet et Félix Thureau (dir.), Hommage des artistes à Picquart, Paris, Société Libre d’Édition des Gens de Lettres, 1899, bibliothèque de l’INHA, Fol K 35. Cliché INHA

Quelques livres anciens, rares et précieux

Certains livres attribués à la Bibliothèque d’art et d’archéologie par la Commission de choix sont particulièrement anciens, rares ou précieux, et ont, à ce titre, rejoint les collections patrimoniales de l’établissement.

Parmi les livres d’estampes anciens, citons par exemple un recueil de 528 gravures de Jacques Callot et Stefano Della Bella, quatre beaux volumes de Pietro Bartoli représentant des antiquités romaines (publiés entre 1690 et 1751), ou encore un riche recueil de 46 estampes d’ornements de serrurerie par Jean-François Forty (vers 1775). À noter également, le dépôt d’un livre de fête prestigieux, les Courses de testes et de bague, illustrant le grand carrousel organisé à Paris pour Louis XIV en 1662. L’exemplaire de la bibliothèque est relié en maroquin rouge aux armes royales.


Charles Perrault, Israël Silvestre, François Chauveau, Courses de testes et de bague, faittes par le Roy et par les princes et seigneurs de sa cour, en l’année 1662, Paris, de l’Imprimerie royale, 1670, bibliothèque de l’INHA, Fol Est 124. Cliché INHA

Quelques ouvrages illustrés des XIXe et XXe siècles ont aussi été attribués à la BAA : par exemple, un recueil d’eaux-fortes de Félix Buhot illustrant les Lettres de mon moulin d’Alphonse Daudet, les saisissantes lithographies Twelve Portraits d’après William Nicholson (1889), 25 images de la passion d’un homme, surprenant récit graphique, par le Belge Frans Masereel (1918), ou encore des Poèmes de Georges Rouault illustrés de lithographies de Jules Joëts (1929).

Enfin, deux documents manuscrits ont enrichi les collections de la bibliothèque : il s’agit de recueils de dessins, cotés Ms 423 et Ms 424. L’un date du XIXe siècle, et contient les dessins ayant servi à l’illustration du Directoire de Roger de Parnes, publiés chez Ed. Rouveyre en 1880 ; l’autre est une suite de dessins de Léo Lelée ayant servi à l’illustration de La louange du cyprès, publié en 1928.

 Martine Poulain, ancienne directrice de la bibliothèque de l’INHA, et Lucie Fléjou, service du Patrimoine

Références bibliographiques

  • Martine Poulain, Livres pillés, lectures surveillées. Les bibliothèques françaises sous l’Occupation, Paris, Gallimard Folio, 2012.
  • Martine Poulain, « De mémoire de livres. Des livres spoliés durant la Seconde Guerre mondiale déposés dans les bibliothèques : une histoire à connaître et à honorer », Bulletin des bibliothèques de France, n° 4, 2015, p. 176-190.
  • Bertrand Tillier, Les Artistes et l’affaire Dreyfus, 1898-1908, Champ Vallon, 2009.