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Londres 1830
Mis à jour le 10 novembre 2022
Les trésors de l'INHA
Auteur : Julien Brault
Le carnet de voyage de l'architecte Charles Rohault de Fleury
Acquis par l’INHA en 2010, le carnet du voyage à Londres en juillet 1830 de l’architecte français Charles Rohault de Fleury (1801-1875) constitue un précieux témoignage sur l’architecture et l’urbanisme de la grande ville de l’ère industrielle et sur la formation d’un jeune artiste déjà en exercice.
Le parallèle des deux capitales
Si le voyage des architectes en formation à Rome est bien connu, beaucoup plus rare et donc moins documenté est le voyage à Londres. Certes, le parallèle entre les deux capitales n’est pas nouveau. À la Description de Paris et de ses édifices, succès éditorial publié en 1808 par les architectes Landon et Legrand, avait suivi de près une Description de Londres et de ses édifices (1811). Dans les années 1820, les architectes et ingénieurs qui voyagent en Angleterre ont comme point commun un intérêt pour les nouvelles structures constructives et les innovations de la grande puissance industrielle anglaise. C’est le cas d’Hittorff et surtout de l’allemand Schinkel qui y passe plusieurs mois en 1826. Un grand nombre de lieux visités assez spécifiques, que Rohault partage avec Schinkel, comme les ateliers Maudslay dans le Southwark, esquisse ainsi une forme de « Grand Tour » des architectes et ingénieurs de l’époque.
Le voyage d'un jeune architecte à Londres
Lorsqu’il entreprend ce voyage en juillet 1830, à l’aube de la révolution de Juillet, Charles Rohault de Fleury est un jeune architecte de 29 ans. Alors que ses contemporains Labrouste, Duban ou Vaudoyer, tous lauréats du prix de Rome, sont à la villa Médicis ou en rentrent à peine, Rohault se frotte depuis plusieurs années à la réalité du terrain. Architecte de la Préfecture à Paris, il est associé à divers programmes d’édilité publique (construction du passage du Saumon, projets de morgue ou d’abattoirs) et s’intéresse à ce titre à toutes les expérimentations en matière d’architecture métallique. C’est toutefois de sa propre initiative et à ses frais qu’il réalise ce voyage. S’il dispose de lettres d’introduction lui permettant de rencontrer quelques ingénieurs et architectes anglais renommés comme Brunel, Crawshay ou Grissell, il jouit d’une totale liberté de mouvement. Du matin au soir il sillonne la ville, grimpe au sommet des immeubles, examine le maximum d’édifices. Il ne passe qu’une semaine à Londres mais il la consacre entièrement à l’architecture. Alors qu’il passe le dernier soir de son séjour dans une brasserie, il trouve encore le temps de consigner dans son carnet des calculs de rendements !
La genèse du manuscrit
Le carnet de voyage de Rohault est composé de centaine de feuillets rassemblés dans une reliure modeste. Il a fait partie de la bibliothèque des Rohault de Fleury, nourrie par trois générations d’artistes (le père, Hubert, le fils, Charles et le petit-fils, Georges). Il n’est pas la réorganisation a posteriori d’un matériau mais bien un journal, écrit par l’architecte chaque soir à l’issue de sa journée. Les annotations au crayon à papier, parfois difficiles à déchiffrer, sont faites à chaud, devant les bâtiments, et sont presque toujours accompagnées de petits croquis et de mesures. L’usage de l’encre noire correspond à une rédaction soignée et lisible, le soir, dans sa chambre d’hôtel située à Leicester Square. Des corrections à l’encre rouge enfin, attestent d’une relecture de l’ensemble, peut-être sur le sol français.
Au moment de la reliure, le journal a été agencé comme un livre, le récit de chaque journée étant précédé d’une page de titre numérotée, qui liste les endroits visités. Objet personnel et objet-souvenir, Rohault a enfin collé ou inséré dans son manuscrit quelques gravures découpées dans des prospectus ou des journaux : en-tête gravé de l’entreprise de messageries (qui fait office de frontispice !), publicité pour le nouveau tunnel sous la Tamise, gravure d’une devanture d’hôtel.
L’effort de lisibilité atteste que le carnet était au moins destiné à être lu par son entourage familial et le cercle restreint de ses collaborateurs – qui se confondent, puisque son père, architecte haut placé, est nommé vice-président du Conseil des bâtiments civils en 1830. Rohault avait-il l’ambition de publier la relation de son voyage ? Sans doute pas sous cette forme trop franche. Mais la prise de mesures extrêmement précises, les croquis déjà agencés comme des planches laissent penser qu’il envisageait une réutilisation au moins partielle de ce matériel.
Des qualités documentaires et littéraires
L’un des intérêts principaux du manuscrit réside dans la variété et la qualité des notations. Les sensations du jeune homme (y compris les plus physiques : mal de mer, peur, vertige, plaisir, etc.) y côtoient les détails les plus triviaux, comme la liste des vêtements emportés ou des emplettes faite sur place. Surtout, là où Schinkel se contentait dans son journal de notations laconiques, certes déjà précieuses, Rohault détaille avec soin ses impressions et sa phrase va parfois jusqu’à prendre une ampleur littéraire, comme lorsqu’il fait le récit de son arrivée à Londres par la Tamise :
« C’est ici que le spectacle le plus admirable, non pas que j’ai vu mais dont les contes de fées ont cherché à nous donner une idée, s’est déployé devant moi ; des ateliers de construction de vaisseaux sur une échelle énorme, des hangards [sic], des formes pour des vaisseaux, des écluses, des magasins, des usines, et en avant de tout cela je crois des milliers de navires dont les mâts et les cordages se projetant les uns contre les autres formaient une forêt à travers laquelle la vue avait peine à pénétrer. Dans l’espace libre au milieu une foule de bateaux à rame et à voile, sillonnant de toute parts la partie libre du fleuve, et éclairés par derrière par un soleil couchant qui en se réfléchissant dans la Tamise donnait à tout cet admirable tableau un éclat magique. J’étais transporté, ébloui et les objets se présentaient successivement avec tant de rapidité que je ne pouvais rien dessiner et que tout cela ne me paraissait que le plus brillant des rêves. » (folio 24)
L’exercice du jugement
L’autre grand mérite du manuscrit est de nous donner accès à l’intériorité d’un architecte exerçant de manière continue son jugement, parfois élogieux, souvent impitoyable. Rohault s’intéresse à tous les types d’édifices. Il visite bien sûr les classiques londoniens situé dans l’hypercentre de la capitale, entre le Strand et la Tamise, comme Somerset House, l’établissement des frères Adam, la Bourse, la Banque, les théâtres et bien sûr l’abbaye de Westminster. Mais ce sont les dessins de halles, comme celles du marché aux fruits et légumes de Covent Garden, de charpentes ou d’entrepôts des docks qui constituent la majeure partie des croquis du carnet.
Rohault loue régulièrement l’effet de grandeur obtenue par les architectes anglais, qu’il attribue à l’échelle ambitieuse des édifices, mais déplore aussi régulièrement la laideur des détails. L’idée d’une architecture anglaise globalement laide est topique au cours du XIXe siècle, mais Rohault, pourfendeur du luxe inutile en bon élève de Jean-Nicolas-Louis Durand, va jusqu’à égratigner des édifices considérés généralement comme des chefs-d’œuvre, comme l’hôpital de Greenwich ou la banque de l’architecte John Soane.
Il n’a pas d’hostilité de principe au gothique, en témoigne son admiration pour la chapelle Henri VII, mais sa formation et ses goûts le conduisent plus naturellement vers l’architecture néoclassique, à l’image de la cathédrale Saint-Paul de l’architecte Christopher Wren. Sa visite au British Museum où il admire les bas-reliefs en marbre du Parthénon ramenés en Angleterre quelques mois plutôt par Lord Elgin est l’un des moments forts de son voyage : « Aucun dessin ne peut donner une idée du faire de ces beaux morceaux de sculptures ».
Une attention constante à la construction
Celui qui coordonnera, bien des années plus tard, le premier Manuel des lois du bâtiment édité par la Société centrale des architectes, montre dès cette époque un vif intérêt pour ce domaine. Dès le début du voyage, alors qu’il traverse le nord de la France pour rejoindre Calais, Rohault scanne littéralement les bâtiments du regard, analyse les matériaux et profite d’un arrêt de la diligence pour dessiner les tuiles des maisons. À Londres, il regarde aussi bien les édifices que la voirie, observe les chantiers et est à l’affût des nouveautés qui pourraient servir en France, à l’image de ces modèles de pelle ou de brouette qu’il prend la peine de dessiner. Il n’omet pas de consigner les prix des matériaux et des constructions et conclut son manuscrit par une instructive comparaison des savoir-faire anglais et français pour chaque corps d’état (vitrerie, menuiserie, etc.), qui parachève le parallèle entre Paris et Londres.
Urbanisme et sensibilité au paysage
En matière d’architecture privée, Rohault loue à plusieurs reprises la liberté des Anglais qui se traduit par une variété dans les alignements et la présence de parcelles plantées au-devant des maisons et des immeubles. Ce témoignage de celui qui deviendra vingt-cinq ans plus tard l’un des grands acteurs de la métamorphose de Paris sous le Second Empire invite à réévaluer ce que le Paris de Napoléon III doit à la leçon anglaise :
« De ce côté Londres est certainement mieux que Paris en mettant à part deux ou trois rues. Il y a plein de gout à Paris, mais moins de variété. Ces maisons précédées de fossés et de larges trottoirs, quelque fois d’une cour plantée d’arbres et entourée seulement d’une grille basse sont d’un heureux effet. Ce qui contribue encore à cet effet c’est que l’administration ne se mêlant nullement des affaires des particuliers, pourvu que l’on reste chez soi on n’est pas tourmenté. Il en résulte des avant corps, des arrières corps, des portiques. »
Rohault profite enfin de son séjour pour jouir de beaux points de vue sur la campagne anglaise, comme depuis la terrasse de Richmond Hill, réputée offrir alors la plus belle vue d’Angleterre…
Le jeune architecte fut marqué par ce premier voyage en Angleterre. Dans une lettre adressée à ses parents douze ans plus tard (conservée à l’Académie d’architecture), découvrant Naples, il confessera ne pas ressentir une émotion aussi forte qu’à son arrivée à Londres en 1830. Il reviendra d’ailleurs dans la capitale anglaise à plusieurs reprises, notamment en 1833 et en 1851, pour étudier les serres anglaises qu’il tâchera de surpasser au Jardin des Plantes à Paris, dans le cadre plus général d’une incessante émulation entre les deux grandes puissances mondiales de l’époque.
Julien Brault, service de la Conservation et des magasins
Pour aller plus loin
Présentation du carnet de voyage par Julien Brault et Sophie Descat lors du cycle de conférences Trésors de Richelieu (séance du 7 juin 2022).
Charles Rohault de Fleury, Voyage à Londres. Juillet 1830, manuscrit autographe, 1830.
Jean-Baptiste-Benoît Barjaud et Charles-Paul Landon, Description de Londres et de ses édifices, Chez Treuttel et Würtz, Paris, 1811.
Karl Friedrich Schinkel, The English Journey : Journal of a Visit to France and Britain in 1826, Yale University Press, New Haven-London, 1993. Cote libre-accès INHA : NY SCHI33.A1 1983.
Dana Arnold et Jean-Louis Cohen (dir.), Paris-Londres, Gollion – Paris, Infolio éditions – Institut national d’histoire de l’art, 2016.