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Lovis Corinth, à corps et à cris
Mis à jour le 11 janvier 2023
Les trésors de l'INHA
Auteur : Victor Claass
La bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art a fait l’acquisition en 2022, grâce à un don, d’un ensemble de 11 estampes du peintre, graveur et illustrateur allemand Lovis Corinth (1858-1925). Représentatives d’une des phases les plus prolifiques de sa carrière (1911-1922) et nettement marquées par l’impact du conflit mondial, elles documentent les aspirations d’un artiste central de la scène d’avant-garde outre-Rhin, chez qui les corps incarnent, transmettent et retravaillent les mémoires.
Présences françaises de Corinth
Un personnage féminin nu et alangui aux contours solidement rendus ; son pendant masculin sous la forme d’un chevalier en armure gisant sur le sol ; des scènes christiques figurant par de vives hachures des corps meurtris, en passant par la pose vaillante d’un archer mirant vers le lointain… : l’entrée récente d’un lot d’estampes de Lovis Corinth dans la bibliothèque de l’INHA représente un enrichissement remarquable de ses fonds patrimoniaux. Réalisées pour leur majorité à la pointe sèche, ces onze feuilles offrent à l’artiste allemand une visibilité inédite dans les collections françaises, où il demeure – tout comme l’art germanique de cette période – peu représenté. Le musée d’Orsay conserve pourtant deux toiles importantes du peintre, dont la présentation en salle n’est qu’occasionnelle. La première est un tumultueux portrait de Julius Meier-Graefe(1917), qui représente le célèbre critique d’art visiblement affaibli, à peine rétabli d’une éprouvante captivité en Sibérie pendant la première guerre mondiale. La toile, donnée à l’État français en 1936 par un industriel juif-allemand en exil, Erich Goeritz (1889-1955), figure à l’inventaire du musée aux côtés d’un achat plus récent, un tableau de Jeune femme endormie acquis en 1982 sous l’impulsion de Françoise Cachin. Les deux œuvres étaient à voir lors de l’admirable exposition rétrospective coorganisée par le musée d’Orsay au printemps 2008. Cette initiative de Serge Lemoine révélait tardivement au public français un héros du modernisme depuis longtemps célébré outre-Rhin.
Né en 1858 à Tapiau, en province de Prusse, la formation académique de Corinth l’avait pourtant rapidement guidé, via Munich, de Königsberg à Paris, où il fut relativement peu exposé de son vivant. Comme beaucoup d’artistes étrangers, il fréquenta un temps dans la capitale française l’école d’art privée fondée par Rodolphe Julian, où il reçut l’enseignement de William Bouguereau et de Tony Robert-Fleury. Sans porter une réelle attention à l’école impressionniste, il retourna en Allemagne et s’installa durablement à Berlin en 1901. Dans la capitale d’un Empire aux élites conservatrices, il intégra la Sécession, une jeune association dont il allait être nommé vice-président, puis président dès 1915. En dépit des tensions internes entre les différentes générations d’avant-gardistes qui s’y entrechoquaient, Corinth honora ses fonctions jusqu’à sa mort, survenue le 17 juillet 1925 aux Pays-Bas.
Sa peinture pétrie d’ironie, âpre et matiérée, marquée par un singulier mordant et son caractère cordialement antipathique, fascine par sa fougue et son expressivité sans concession. Maître de l’affirmation de soi, Corinth attaquait traditionnellement l’arène de ses toiles avec assurance et une bonne dose de fierté viriliste. Il en faisait un champ de bataille, dont la traversée des broussailles requiert aujourd’hui encore une certaine témérité. On y fait de temps à autre la rencontre d’une tendresse insoupçonnée – celle de ses paysages ou de ses tableaux de fleurs, par exemple, dont certains étaient récemment à découvrir à la galerie parisienne Karsten Greve, à l’occasion d’une exposition monographique inattendue. Une peinture puissante et incarnée, jugée difficile d’accès, que la critique française a souvent interprété, lorsqu’elle ne l’omettait pas par simple négligence, au prisme de clichés enracinés sur les arts visuels allemands.
Les onze estampes, désormais consultables dans l’espace Doucet et dans la bibliothèque numérique de la bibliothèque de l’INHA, couvrent de manière fragmentaire dix années d’intense production gravée de l’artiste, un corpus où les motifs se cataloguent au-delà du millier. La première, un Nu féminin (dont un autre tirage se trouve depuis 1915 dans les collections des musées de Strasbourg), remonte à l’année 1911 – celle même où l’artiste est victime d’une grave attaque cérébrale qui entraîna la paralysie temporaire du côté gauche de son corps. Cette décennie est marquée par le dynamisme accru de ses compositions, qui se délestent complètement du naturalisme de jeunesse pour s’orienter vers un expressionnisme embrasé. Si Corinth se tient à équidistance des différents « ismes » de son temps et gagne aisément son rang parmi les inclassables, ces feuilles permettent de cartographier ses intentions esthétiques et de confirmer certaines de ses obsessions. On y retrouve son goût pour l’intimité immédiatement disponible de l’atelier, la figuration des corps et du désir ; mais surtout l’intérêt soutenu qu’il portait aux grandes légendes antiques et aux sujets religieux auxquels il désirait insuffler une énergie nouvelle. Cette dernière puisait ses forces dans les progrès, tout comme dans les signes de stagnation ou de déclin constitutifs de l’élan moderne.
Corinth, ou l'histoire foudroyée
C’est de toute évidence le spectre, symbolique mais bien réel, de la Grande Guerre qui hante les compositions de l’année 1914 et se déploie dans les suivantes, réalisées depuis une Allemagne à peine dégagée des troubles révolutionnaires. Il est difficile de ne pas voir dans cet Archer bien campé, dans le geste défensif d’un soldat voyant surgir le danger (Kriegerkopf, la seule lithographie de l’ensemble), ainsi que dans L’Apprentissage du guerrier, qui allégorise le jeune Empire allemand poussé au combat sous les traits d’un enfant dénudé, une réponse immédiate au conflit mondial. Tout comme nombre d’intellectuels et artistes de sa génération – et en dépit de l’internationalisme de sa formation et de ses goûts –, Corinth intensifia son engagement patriote au déclenchement des hostilités. Il voyait dans la guerre un potentiel de purification nationale et de régénération socio-culturelle, une manière de se débarrasser de ce qu’il identifiait comme la « singerie gallo-slave » ayant marqué le monde des arts lors des décennies passées ; une chance à saisir, enfin, pour propulser la culture allemande à l’avant des nations européennes.
Corinth fut sans surprise contraint, face à l’innommable horreur des tranchées, de reconsidérer ses positions. Rebuté par l’atmosphère politique de la nouvelle République de Weimar, il tomba en dépression en 1919, année autour de laquelle il réalisa son Coin d’atelier et les œuvres qui lui sont associées. Il s’agit peut-être de l’une des feuilles les plus étonnantes de l’ensemble. Isolée du portfolio Bei den Corinthern (1919-1920) comprenant 14 autres gravures, cette pointe sèche laisse entrevoir son atelier de la Kolstockstrasse et fait appel, tout en le désactivant, à un accessoire récurrent de son œuvre : l’armure. Les temps où l’artiste se figurait lui-même vêtu de sa cuirasse et arborant une posture chevaleresque semblaient définitivement révolus. Le vigoureux Autoportrait en porte drapeau (Musée national de Poznań) peint en 1911, tout comme L’Autoportrait en armure de mars 1914 (Hamburg, Kunsthalle), cédaient leur place à la figuration de l’accoutrement guerrier désincarné, abandonné au sol, signe de défaite militaire. Dans son ouvrage Von Corinth und über Corinth (1921), le critique d’art Wilhelm Hausenstein décrivait l’œuvre ainsi :
« [Ce Coin d’atelier] pourrait s’appeler le Romantisme déchu, ou l’Histoire foudroyée. C’est ce que démontre ce chevalier, sous la forme qu’il arbore de nos jours, c’est-à-dire celle d’une armure compromise par son statut de simple accessoire évidé. Götz von Berlichingen, mais transposé dans le présent, en ces temps où l’armure est désormais l’automobile, le train express, la coque du bateau à vapeur. Toute phraséologie est vaine. Cela n’aidera en rien. Une armure de chevalier traîne dans un atelier berlinois. »
Ranimer les légendes
C’est précisément pour cette manière acide, souvent cynique, voire quasi parodique de traiter des enjeux contemporains à travers la réactivation de légendes ancestrales que des personnalités comme Meier-Graefe misaient sur Corinth dans la défense d’une voie allemande de la modernité. Par l’entremise de sa société de reproductions d’œuvres d’art, la Marées-Gesellschaft, le critique passa dans ces mêmes années commande à l’artiste d’un portfolio d’estampes qui parut sous le titre Antike Legende(1920), fondée sur ce même principe d’assujettissement iconographique. L’artiste fit là-encore le choix de représenter les dieux grecs sous les traits de corps décharnés, gravitant au sein d’un étrange théâtre atemporel où se rejouaient, transpercés par la mémoire vive des orages d’acier, les grands récits de l’antiquité. Dans sa présentation de la série, Meier-Graefe compara Corinth à « un metteur en scène voulant monter l’Odyssée avec des personnages dénudés et à l’anatomie sommaire, comme déchirée par les années de guerre. » Mais au-delà des sujets abordés, la virtuosité brouillonne et organique des traits de Corinth dénotait pour ses admirateurs une manière unique de dompter le médium : il leur semblait graver en peintre.
L’arrivée de ces 11 pièces, qui aurait pu marquer la première incursion de Corinth dans les collections de l’INHA, a en réalité permis d’identifier une gravure originale de l’artiste déjà présente dans les fonds patrimoniaux. Il s’agit d’une pointe sèche particulièrement animée représentant le Jugement dernier, publiée là-encore par Meier-Graefe dans l’un de ses portfolios de la Marées-Gesellschaft, Die Mappe der Gegenwart(1924), regroupant facsimilés et gravures originales d’artistes internationaux contemporains. Son acquisition remonte vraisemblablement à la seconde moitié des années vingt. Associé aux estampes d’artistes comme Max Liebermann, Käthe Kollwitz, Paul Klee ou Max Beckmann, l’ensemble incite à une investigation plus poussée sur la politique d’acquisition d’art étranger – et plus particulièrement d’art allemand – menée dans les premiers temps de la Bibliothèque d’art et d’archéologie fondée par Jacques Doucet. De toute évidence, l’arrivée de ces onze nouvelles estampes lui fait pertinemment écho.
Victor Claass, département des Études et de la recherche
Pour aller plus loin
Peter-Klaus Schuster, Christoph Vitali et Barbara Butts (dir.), Lovis Corinth, Munich/New York, Prestel, 1996.
Marie-Jeanne Geyer, Marie Gispert et Thierry Laps (dir.), Utopie et révolte. La gravure allemande du Jugendstil au Bauhaus dans les collections publiques françaises, cat. exp., musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg, Strasbourg, Éditions des Musées de Strasbourg, 2006.
Serge Lemoine et al. (dir.), Lovis Corinth (1858-1925) : entre impressionnisme et expressionnisme, cat. exp., Paris, musée d’Orsay/RMN, 2008.
Lovis Corinth sur le portail « German Expressionism » du Museum of Modern Art, New York (consulté le 2 décembre 2022).
Lovis Corinth, cat. exp., Paris, Galerie Karsten Greve, 2022.