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« Mes pratiques impatientes. »
Sur quelques clichés-verre de Camille Corot
Au mois de novembre 1906, alors que le projet de Bibliothèque d’art et d’archéologie qu’imaginait Jacques Doucet était encore en gestation, le couturier fit l’acquisition chez le marchand Alfred Strölin d’un lot de quatorze clichés-verre réalisés par Jean-Baptiste Camille Corot (1796-1875) dans la dernière phase de sa carrière. Si les collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment grâce au legs d’Étienne Moreau-Nélaton, conservent l’ensemble le plus conséquent de tirages de l’artiste et des plaques de verre qui leur sont associées, les feuilles aujourd’hui préservées à l’Institut national d’histoire de l’art permettent une vue d’ensemble de cet étonnant corpus. Consultables en ligne sur la bibliothèque numérique de l’INHA aux côtés de gravures à l’eau-forte de l’artiste, ces pièces couvrent la période s’étendant de 1853 à 1874, offrant un échantillon cohérent de la soixantaine de clichés-verre produits par Corot lors de ses séjours réguliers dans Nord de la France.
Jean-Baptiste Camille Corot, Souvenir d’Antibes, cliché-verre, 11,6 × 14,5 cm, 1874. Paris, bibliothèque de l’INHA, EM COROT 21, acquisition par Jacques Doucet en 1906. Cliché INHA
Qu’est-ce qu’un cliché-verre ?
Empruntant à la fois à la photographie, à la gravure et au geste intuitif du dessin, le cliché-verre est une technique fondamentalement ambiguë ayant connu un élan d’intérêt dans la seconde moitié du XIXe siècle, plus particulièrement dans le cercle des peintres de l’école de Barbizon. Il fut pourtant rapidement délaissé et ne ressurgit qu’occasionnellement chez certains représentants de l’avant-garde, tout en devenant parallèlement une curiosité appréciée des amateurs et du monde marchand. Connu également sous les noms de « cliché-glace », « cliché-film », « gravure diaphane », « photocalque », ou encore « dessin héliographique », le cliché-verre doit ses origines aux expérimentations des pionniers de la photographie à l’instar du Britannique William Henry Fox Talbot (1800-1877). En France, le procédé fut notamment expérimenté dès les années 1850 par une équipe de peintres-photographes amateurs de la ville d’Arras. On comptait parmi eux Constant Dutilleux (1807-1865), imprimeur et lithographe, ami d’Eugène Delacroix et de Corot dont il découvrit les peintures dans les Salons parisiens à la fin des années 1840. À ses côtés, le professeur de dessin Léandre Grandguillaume (1807-1885) et l’industriel Adalbert Cuvelier (1837-1900) contribuèrent à ces expérimentations. Enfin, c’est Charles Desavary (1837-1885), également peintre-photographe, qui assura une partie des tirages de clichés-verre de Corot. Ensemble, ils adaptèrent le procédé en élaborant une manière de stabiliser des plaques de verre faciles à travailler et prêtes à l’emploi, qu’ils s’empressèrent de faire circuler auprès de différents artistes de leur cercle.
Le principe du cliché-verre est élémentaire. Sur une plaque de verre recouverte de collodion (plus tard, d’une simple couche d’encre d’imprimerie noire), on saupoudre du blanc de céruse, recréant l’illusion d’une feuille de papier prête à recevoir un dessin. La plaque opacifiée est posée sur un tissu sombre, permettant ainsi à l’artiste d’inciser directement dans la matière blanchâtre avec une pointe, un burin ou tout autre outil, et d’observer son dessin surgir à travers le verre. Le tirage se réalise ensuite par contact direct de la plaque sur du papier photosensible traité aux sels, ou albuminé. Après un moment d’exposition au soleil, le motif dessiné sur la plaque apparaît, inversé, sur la feuille sensibilisée. Le trait, particulièrement sec, est comparable à celui d’une gravure à l’eau-forte si l’épreuve est réalisée par contact direct, mais vire au flou irisé dans le cas d’un tirage en contre-épreuve permettant une propagation plus diffuse de la lumière à travers la matrice. Un verre supplémentaire était parfois intercalé entre la plaque et la feuille pour exagérer volontairement les effets désirés d’imprécision, voire de halo. Un double retirage posthume du Souvenir d’Eza, issu d’un manuel technique d’André Marty publié en 1906, permet d’appréhender la différence de rendu entre ces deux procédés et les jeux de textures qu’ils rendaient possibles.
Jean-Baptiste Camille Corot, Souvenirs d’Eza, cliché-verre, 12,3 × 17,9 cm, 1874 deux retirages (dont un réalisé avec une plaque de verre interposée entre la matrice et la feuille photosensibilisée) réalisés pour l’ouvrage d’André Marty, L’Imprimerie et les procédés de gravure au XXe siècle, Paris, 1906, 4 Res 580. Image : BnF/Gallica.
Fortune et infortune d’un procédé
C’est bien Dutilleux, primo-acquéreur d’une toile de Corot en 1847, qui aurait été à l’origine de la présentation de la technique du cliché-verre au peintre. L’artiste lui rendit souvent visite à Arras dès les années 1850. Ce serait en avril 1853, à l’occasion de l’un de ces séjours, qu’il aurait manifesté son attrait pour ce procédé nouveau. Adolphe Tabarant allait rapporter, dans un article plus tardif du Bulletin de la vie artistique, cette conversation recréant la première rencontre supposée entre le peintre et l’art du cliché-verre :
« – Que pensez-vous de cette gravure ? Et [Constant Dutilleux] lui plaça sous les yeux l’image d’un paysage hachuré de menus traits.
– Elle est très curieuse, répondit [Camille] Corot, après l’avoir examinée longuement. Mais je n’en reconnais pas le procédé…
Ce n’était, en effet, ni l’épreuve d’une eau-forte, ni celle d’une taille-douce ou d’un vernis mou, moins encore celle d’un report lithographique. Corot, intrigué, poursuivait son examen.
– Ne cherchez plus, fit Dutilleux. Ceci est simplement l’épreuve d’un dessin sur verre, obtenu photographiquement. Cuvelier, Grandguillaume et moi, nous avons imaginé ce procédé, mais nous n’en sommes encore qu’aux premières expériences. »
Rapidement, Corot « y prend goût », comme allait l’affirmer Moreau-Nélaton. Généralement peu porté vers l’estampe – il doit être persuadé pour la pratiquer –, Corot en produisit non moins de soixante-six, toutes lors de ses villégiatures à Arras, à l’exception d’une matrice préparée depuis Paris mais depuis égarée. Le Bûcheron de Rembrandt, dont l’INHA possède un tirage d’après la plaque détruite, serait sa toute première tentative. Loin d’être un simple « à-côté » de sa carrière, les clichés-verres et leurs motifs doivent être envisagés au prisme de l’ensemble de sa production et de son jeu permanent autour des notions de réitération et de souvenir, comme l’analysait Baptiste Roelly dans une récente séance des Trésors de Richelieu consacrée à ce corpus.
Jean-Baptiste Camille Corot, Le Bûcheron de Rembrandt, cliché-verre, 9,9 × 6,2 cm, 1853. Paris, bibliothèque de l’INHA, EM COROT 9, acquisition par Jacques Doucet en 1906. Cliché INHA.
Si Corot demeura fidèle envers ses amis en accompagnant leurs expérimentations avec loyauté, l’une des anecdotes les plus célèbres concernant la brève fortune du cliché-verre concerne Eugène Delacroix, qui ne s’y essaya qu’une seule fois. Une lettre de Dutilleux lui fit bien part en 1854 d’un « nouveau procédé photographique qui supplée l’eau-forte avec mille avantages et pour l’exécution et pour le tirage des épreuves », tout en déployant un argumentaire reposant sur la relative simplicité du procédé et la possibilité d’un tirage « infini » permettant une vaste diffusion de ses dessins.Les échanges ultérieurs de Delacroix avec Cuvelier et Dutilleux (dont une lettre conservée à l’INHA), très cordiaux, sont en revanche très autocritiques envers son unique essai, dont il juge le dessin « très imparfait », sinon « fort mauvais ». L’artiste évoque alors son Tigre en arrêt, dont l’INHA conserve un retirage de 1921. Une lettre du 26 avril 1854 montre toute l’insistance de l’équipe d’Arras pour chercher à convaincre Delacroix de poursuivre ses travaux. Ils firent alors parvenir davantage de plaques « clé en main » à l’artiste, qui déclina cependant toute poursuite de l’expérience en ces termes :
« Je crains bien, cher monsieur, de n’avoir guère le temps pour faire quelque chose qui ait le sens commun, car pour des pochades et des à-peu-près faits à la hâte et sans application, je les compare à ces enfants contrefaits et disgraciés que leurs parents auraient aussi bien fait de laisser dans le néant. »
Eugène Delacroix, Tigre en arrêt, cliché-verre, 20,2 × 16,7 cm, 1854 (retirage de 1921), issu du recueil Quarante clichés-glace de J. B. C. Corot – C. Daubigny – E. Delacroix – J. F. Millet – Th. Rousseau, Paris, Maurice Le Garrec, 1921. Paris, bibliothèque de l’INHA, Fol Est 5, don d’André Joubin en mars 1922. Cliché INHA.
Les tirages des collections de l’INHA
La question complexe de la datation des quatorze tirages de Corot conservés à l’INHA demeure à ce jour ouverte. Jacques Doucet en fit l’acquisition aux côtés d’autres estampes anciennes et modernes auprès du marchand allemand installé dans la rue Laffitte, Alfred Strölin, à l’automne 1906 – c’est-à-dire au commencement de la vague de redécouverte du cliché-verre et de la revalorisation de son existence confidentielle au XIXe siècle. D’une certaine manière, le couturier avait eu une excellente intuition : le lot de quatorze feuilles lui est cédé pour « 1 000 francs », alors que les prix des pièces à l’unité allaient, peu avant la guerre, bientôt atteindre un montant proche de celui-ci. Cette acquisition précoce précède également les vagues successives de retirages des clichés-verre d’après les plaques préservées, qui culminèrent avec l’édition du recueil Quarante clichés-glace par Maurice Le Garrec en 1921. Ce dernier avait obtenu les matrices auprès de l’amateur parisien Albert Bouasse-Lebel, qui les avait lui-même reçues de la famille Cuvelier. Une lettre conservée au sein du fonds Sagot-Le Garrec de l’INHA documente ce moment de passation. Dans ses travaux pionniers, le spécialiste de l’estampe Michel Melot a largement contribué à mettre en lumière le devenir de ces matrices et la valse des retirages, dont ces archives documentent certains moments importants.
Le mystère demeure toutefois entier concernant le lieu d’approvisionnement d’Alfred Strölin, c’est-à-dire la provenance des tirages en amont de leur achat par Jacques Doucet en novembre 1906. S’il existe peu de doutes concernant l’ancienneté des tirages d’après des plaques détruites ou perdues du vivant de l’artiste peu après leur réalisation, une comparaison feuille à feuille des pièces de l’INHA avec celles de la Bibliothèque nationale de France (dont la provenance est mieux documentée) permettrait d’émettre des hypothèses plus stables sur leur datation. Une telle rencontre entre ces deux collections rendra un bel hommage au travail de Corot et l’attention portée par l’artiste au singulier procédé du cliché-verre, une occupation qu’il rangeait lui-même, dans une lettre à Cuvelier, parmi ses « pratiques impatientes. »
Facture adressée par le marchand Alfred Strölin à Jacques Doucet pour divers achat d’estampes dont une eau-forte et 14 clichés-verre de Camille Corot [EM COROT 8-21], datée du 27 novembre 1906. Paris, bibliothèque de l’INHA, ARCHBIB/3/330. Cliché Victor Claass.
Victor Claass, département des Études et de la recherche
Références bibliographiques
Rainer Michael Mason (dir.), Le Cliché-verre : Corot et la gravure diaphane , Genève, Édition du Tricorne, 1982. Libre accès INHA : NY CORO9.A35 1982.
Claude Bouret (dir.), Corot. Le Génie du trait. Estampes et dessins, Paris, Éditions de la BnF, 1996. Libre accès INHA : NY CORO9.A3 1996.
Corot, Delacroix, Millet, Rousseau, Daubigny : le cliché-verre, Paris, Paris-Musée, 1995. Libre accès INHA : NE2685.5.F8 CLIC 1994.
Gravure ou photographie ? Une curiosité artistique : le cliché-verre, Montreuil, Gourcuff Gradenigo, 2007.
« Voyage en clichés-verre avec Camille Corot», séance du cycle Trésors de Richelieu du 14 novembre 2023 avec Victor Claass (INHA) et Baptiste Roelly (château de Chantilly).