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Paul Deschamps et la prospection aérienne aux Pays du Levant
Mis à jour le 17 mai 2021
Les trésors de l'INHA
Paul Deschamps et la prospection aérienne aux Pays du Levant
Ce billet est publié à l’occasion de l’ouverture des archives Paul Deschamps, conservées à la Bibliothèque de l’INHA. Ces archives ont été classées et inventoriées entre mars 2014 et septembre 2015, par Clément Moussé, chargé d’études et de recherche à l’INHA (2011-2015), sous la direction de Sébastien Chauffour, conservateur au Service du Patrimoine. Elles portent la cote Archives 001 et sont désormais communicables.
C’était il y a presque 40 ans que Mme Geny donna à la Bibliothèque d’art et d’archéologie une partie des archives appartenant à son père, l’historien et archéologue Paul Deschamps (1888-1974). Il s’agit de ses travaux correspondant à ses missions en Orient, de 1927 à 1936, durant lesquelles il s’est consacré à l’étude des châteaux croisés en Terre sainte. Ce travail, rendu par trois publications, Le Crac des Chevaliers (1934), La défense du Royaume de Jérusalem (1939) et La défense du comté de Tripoli et de la principauté d’Antioche (1977), mêlant à la fois l’archéologie et l’histoire, bénéficia de l’aide de deux architectes, François Anus (1897- v. 1961) et Pierre Coupel (1899-1983), ainsi que du soutien, tant humain que matériel, de l’Armée française du Levant. Ainsi Deschamps put-il dresser les plans des forteresses bien connues du Crac des Chevaliers, de Saône, ou de l’important édifice de Kérak en Transjordanie, faire des études précises sur les châteaux de Subeibe, du Toron ou encore de Beaufort. L’aide militaire lui a permis d’entreprendre des fouilles, des travaux de déblaiement et de restauration comme ce fut le cas au Crac des Chevaliers ou au château de Saône.
Mais surtout Paul Deschamps a su profiter de la présence du 39e régiment d’aviation de l’Armée de l’air française et aiguiser la curiosité du Capitaine Lamblin, ainsi que s’attirer la bienveillance du Capitaine Petit, chef du service photographique de l’aviation du Levant. Il aspirait à expérimenter ce qui en était alors à ses premiers balbutiements, la prospection aérienne. Très vite, Paul Deschamps sentit tout l’intérêt qu’il pouvait tirer de ce nouvel outil et se lança dans une grande enquête sur l’ensemble du territoire syrien, allant de la frontière turque jusqu’au sud de la Syrie, aux frontières palestinienne et jordanienne. Le fonds présent à l’INHA, par le nombre important de photographies aériennes qu’il conserve, représente un témoignage d’importance de cette exploration archéologique d’un nouveau genre menée par Deschamps.
Paul Deschamps, Saïda face est. Archives 001,22,03,02.
La personne qui fait figure de pionnier dans l’archéologie aérienne fut certainement le Révérend Père Poidebard (1878-1955) qui, en 1925, découvrit de manière fortuite le potentiel que pouvait offrir l’exploration aérienne lors d’une mission de reconnaissance en avion en Syrie. Il avait pour objectif de refaire une nouvelle carte archéologique de Haute Mésopotamie : ce sont ainsi 750 km de désert syrien sur une largeur de 100 à 200 km qui furent prospectés et photographiés. Les premiers résultats furent regroupés dans un ouvrage publié en 1934 sous le titre La trace de Rome dans le désert de Syrie. Le limes de Trajan à la conquête arabe. Recherches aériennes, 1925-1932 (Paris, Geuthner, 1934, 2 vol.).
Paul Deschamps se lança dans l’exploration aérienne dès 1927, donc peu de temps après le R. P. Antoine Poidebard ; mais il semblerait que ce soit plutôt dans les années 1935-1936 que sa campagne ait été la plus productive, comme en témoigne le nombre de photographies datant de cette période qui se trouvent dans le fonds de l’INHA. Dans une note remise à René Dussaud en 1937, Paul Deschamps résume toutes les observations qu’il a pu faire grâce à l’aviation militaire. Il nous explique que le but des pilotes, dans un premier temps, était de faire des clichés des alentours des forteresses afin de mieux juger de leur environnement et de leur emplacement, choisi pour être inexpugnable. Puis, dans un second temps, ces images devaient servir à apprécier davantage leur position dont l’objectif était d’assurer un meilleur contrôle d’un point de passage stratégique. Enfin, certains sites perdus, qui étaient pourtant signalés dans les chroniques médiévales, ont pu être retrouvés ; pour établir un repère et les positionner, des assemblages de photographies ont été réalisés afin de raccorder les vestiges découverts au village connu le plus proche. Des exemples d’assemblage sont d’ailleurs à découvrir dans le fonds pour la région de Massiaf ou celle de Djisr el-Choghour.
Paul Deschamps, Byblos. Archives 001,21,02,12.
Ces photographies ont permis à Paul Deschamps d’établir une typologie des emplacements investis par les Croisés. L’occupation des ports antiques comme à Jaffa ou à Byblos était une évidence : ils ne nécessitaient pas de gros travaux dans l’immédiat grâce à la réutilisation des moyens de défense qui existaient déjà et ils permettaient d’assurer une communication avec l’Occident pour l’envoi de renfort en hommes et pour l’approvisionnement en vivres. Plus à l’intérieur des terres, les Croisés ont préféré là aussi d’anciennes positions en forme de cône comme des tells ou toute autre éminence anthropique qu’ils ont fortifiées, comme par exemple les sites d’Apamée (sources : 1 et 2) ou de Harim (sources : 1 et 2). En ce qui concerne les châteaux dits des montagnes, le choix des Francs s’est souvent porté sur un éperon rocheux d’apparence triangulaire formé par deux cours d’eau ou à l’endroit où deux vallées se rencontraient : c’est le cas au château de Subeibe ou au château de Saône (sources : 1, 2 et 3). Dans ce dernier exemple, les chrétiens ont séparé en deux la crête par un fossé de 25 mètres de profondeur permettant ainsi d’isoler le château. Dans d’autres cas comme aux châteaux de Margat, de Bourzey (sources : 1 et 2) ou encore de Gibelacar (sources : 1 et 2), les bâtisseurs croisés ont choisi de couvrir entièrement de murailles un sommet.
Ainsi des cartes des positions fortifiées des Croisés présentes sur l’ensemble des États latins ont-elles pu être dressées, mettant en évidence d’une part la densité des constructions qui formaient une espèce de quadrillage destiné à mieux contrôler les frontières et assurer une meilleure domination du territoire, et d’autre part une concentration des moyens défensifs aux points stratégiques comme les passages obligés ou les vallées (cartes générales dressées par Paul Deschamps : 1, 2 et 3 ; cartes de régions particulières en Terre sainte : 1, 2 , 3 et 4).
Paul Deschamps, Margat. Archives 001,22,01,04.
Enfin, parmi les sites découverts à l’aide de l’exploration aérienne, on peut citer deux exemples. Le premier, situé près de la ville libanaise de Djezzine, idéalement placé sur les flancs du Ğabal Nīḥā pour surveiller l’une des routes menant à la ville côtière de Sidon (Sagette ; Ṣaydā), porte le nom de Tyron (Cavae de Tyrun ; Šaqīf Tirūn) (sources : 1 et 2). Il s’agit d’une grotte forteresse, véritable refuge de troglodytes que les Francs avaient creusé dans la paroi d’une falaise de 300 mètres de haut. Ils avaient installé tout ce qui leur était nécessaire comme des chambres et autres logis, un système de canalisations qui alimentait des citernes ainsi que des silos de stockage pour leurs vivres. Le site étant presque inaccessible, seule l’aviation pouvait fournir des clichés de ce type de forteresses peu commun en Terre sainte.
Quant au deuxième site, quelques chroniques arabes des Croisades mentionnaient, près de la ville de Maraclée, un château dans la mer édifié dans la seconde moitié du XIIIe siècle par un certain Barthélemy, seigneur de Maraclée. Des vestiges de ce château avaient déjà été repérés par René Dussaud mais il lui était impossible d’appréhender l’emprise du site. En effet, celui-ci, se trouvant au sud de la ville de Banias et du château de Margat, en Syrie, était installé à 50 mètres du rivage, sur un haut fond marin. Les premières assises d’une tour étaient visibles des côtes car celles-ci émergeaient de l’eau mais, sans les photographies aériennes, jamais les fondations d’une deuxième tour attenante à la première n’auraient pu être repérées sous les eaux (sources : 1 et 2).
Paul Deschamps, Crac vu du nord. Archives 001,03,01,01.
L’ensemble de ces photographies aériennes tient une part importante dans le fonds Paul Deschamps conservé à l’INHA. Il s’agit d’un ensemble de plus de 1000 pièces (sources : 1 et 2) dont une centaine de clichés grand format, ainsi que de cinq albums photographiques de 40 à 50 pages chacun. On a adopté un classement par ordre alphabétique et par sites afin de mieux appréhender les 90 vestiges des Croisés qu’un travail de dix années de prospection aérienne avait permis de photographier. Depuis Paul Deschamps, la prospection aérienne a fait de grands progrès grâce à l’utilisation de nouveaux appareils (drones, Lidar) et de nouveaux outils (SIG) permettant de traiter les informations recueillies.
Mais il n’en reste pas moins que certaines photographies de Paul Deschamps demeurent d’un intérêt majeur. En effet, certains de ces clichés ne présentent que des ruines, des amas informes de pierres comme c’est le cas du Château Baudoin (sources : 1 et 2), mais par les changements topographiques rapides, comme la forte urbanisation, qu’a connus cette région, ces clichés demeurent actuellement les seules traces de l’existence de ces monuments. D’autres, en revanche, montrent des édifices préservés et certains peuvent par leur qualité de prise de vue faire office de plan, comme ceux montrant le château d’Abou Qubays (sources : 1 et 2). Quelques projets ont vu le jour comme « Géothèque », porté par la Maison de l’Orient et de la Méditerranée de l’université de Lyon II ; celui-ci vise à collecter toutes les photographies et les cartes du Levant notamment, puis à les numériser et les rendre plus accessibles à la communauté scientifique. Ce genre d’initiatives témoigne bien de l’intérêt et de l’importance qu’il y a à préserver ces archives.
En savoir plus
- L’inventaire du fonds Paul Deschamps, réalisé en 2014-2015 par Clément Moussé sous la direction de Sébastien Chauffour, est disponible en ligne sur Agorha ;
- Les fonds d’archives de la bibliothèque de l’INHA se consultent sur rendez-vous, le mardi et le jeudi après-midi, lors des « Rendez-vous patrimoine ».
Clément Moussé
Chargé d’études et de recherche (INHA, 2011-2015)
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