À l’occasion des deux expositions présentées à Paris et consacrées à Paul Signac en 2021, nous vous proposons de mettre en lumière quelques documents du peintre conservés à la bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art, et récemment restaurés ou acquis. D’un caractère plutôt individualiste, Signac s’est toujours entouré d’amis fidèles et nourri de l’œuvre et du soutien des autres. Comme nous allons le voir, son abondante correspondance témoigne de ce besoin constant de dialogue, entre approfondissement des principes de son art et recherche de conseils, d’encouragements. Cette fidélité en amitié guidera sans faillir une vie consacrée à la peinture et à la transmission d’un idéal esthétique.

Georges, Félix et César

Âgé d’à peine vingt ans, Paul Signac, peintre autodidacte hostile à l’art académique, rencontre l’œuvre de Georges Seurat en 1884 à la première exposition du nouveau « groupe des artistes indépendants » ; une rencontre qui renforce son goût pour la couleur et son intérêt pour des compositions plus disciplinées. Il adopte peu après une technique « dans la voie que suit M. Seurat », c’est-à-dire un traitement pointilliste fait de touches de couleurs et de petits points juxtaposés.

De toutes les amitiés liées par Signac, celle qui le rapproche de Seurat est sans doute la plus décisive. Elle reste aussi la plus difficile à appréhender. Seurat se revendique fermement comme l’inventeur du néo-impressionnisme, laissant à Signac le rôle de disciple ou d’imitateur. Dans son traité D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme, ce dernier se veut plus nuancé. Il attribue certes à Seurat la paternité du mouvement, tout en insinuant que son art a libéré le mouvement d’un trop grand formalisme.

Seurat meurt brutalement quelques jours après l’ouverture du salon des Indépendants – Signac transmet la nouvelle à Fénéon en quelques lignes émues (BCMN Ms 408). Le 31 mars 1891, lors de l’enterrement de son ami au cimetière du Père-Lachaise, Signac est, comme l’écrit Camille Pissarro à son fils Lucien, « bien affecté de ce grand malheur ». Le 3 mai, en tant qu’exécuteur testamentaire du disparu, Signac retrouve Maximilien Luce et Félix Fénéon pour dresser l’inventaire des œuvres du peintre et superviser le partage de son atelier entre ses parents et sa maîtresse Madeleine Knobloch.

La bibliothèque de l’INHA conserve dans ses collections patrimoniales ce précieux inventaire sur lequel figurent les numéros portés au dos des œuvres de Seurat ce jour-là. Ce document, sur un papier médiocre et bardé de scotch au fil du temps car très consulté, s’est peu à peu abîmé au point d’en devenir inconsultable ; il a été restauré tout récemment grâce à la générosité de la Société des amis de la Bibliothèque d’art et d’archéologie (SABAA). Il provient des archives du marchand d’art César Mange de Hauke qui avait entrepris à la fin des années 1920 la rédaction du catalogue raisonné de l’œuvre de Seurat. Pour cela, il avait bénéficié des archives personnelles de Félix Fénéon sur le peintre. Le critique avait fait la connaissance de l’artiste à la huitième et dernière exposition impressionniste en mai 1886, et avait d’emblée senti la nouveauté qui émanait de ses tableaux. Il sera d’ailleurs le premier à utiliser le terme de « néo-impressionnisme », saisissant là une rupture avec le naturalisme. Avec Signac, qui fut probablement son meilleur ami, Fénéon n’aura de cesse d’œuvrer à la reconnaissance et à la postérité de l’art de Seurat. En 1926, il organisa une ultime exposition à la galerie Bernheim-Jeune, à laquelle il était attaché en tant que marchand d’art.

Extrait de l’inventaire de l’atelier de Georges Seurat, rédigé par Félix Fénéon, 1891 et poursuivi. On peut y lire les attributions d’œuvres à Signac (Poseuses de face, Gravelines), mais aussi à Luce et à Fénéon. Paris, bibliothèque de l’INHA, Archives 36/1/9/1.
Extrait de l’inventaire de l’atelier de Georges Seurat, rédigé par Félix Fénéon, 1891 et poursuivi. On peut y lire les attributions d’œuvres à Signac (Poseuses de face, Gravelines), mais aussi à Luce et à Fénéon. Paris, bibliothèque de l’INHA, Archives 36/1/9/1. Cliché INHA

Georges, Camille et Louis

À la suite du premier Salon des Indépendants, Paul Signac fonde avec plusieurs de ses amis la Société des artistes indépendants. La devise du salon, « ni jury ni récompense », n’est pas sans rappeler les idées anarchistes du jeune peintre qui considère que l’art est accessible à tous et peut être pratiqué par tous. Membre actif, il en deviendra l’une des figures les plus influentes et en fera la tribune privilégiée du mouvement néo-impressionnisme avec Seurat, auteur en 1886 du tableau-manifeste Un dimanche après-midi sur l’île de la Grande Jatte.

Plusieurs lettres de Paul Signac adressées à Camille Pissarro illustrent les tout débuts du salon et de ce mouvement pictural. Les deux hommes se rencontrent en 1885 et nouent très vite une amitié fondée sur le respect de leurs pratiques artistiques : Signac vénère Pissarro comme un maître et celui-ci est conquis par la nouvelle théorie picturale qui allait fortement influencer son œuvre. Avec Signac, Pissarro est l’un des premiers à adopter la touche divisée de Seurat. Durant l’été 1886, fort du succès de Seurat à la huitième exposition impressionniste, Signac séjourne aux Andélys, non loin de Paris, d’où il peut veiller à la préparation du deuxième salon des Indépendants. Il entreprend une série de paysages divisés et loue à son ami les bienfaits du mélange optique et de la petite touche « oh, cette petite touche » (Autographes 213, 51), tout en déclarant tenir là une fameuse aubaine qu’il s’agit de ne pas lâcher : « nous tenons un filon sérieux, suivons-le ». L’année suivante, le groupe des XX, qui réunit en Belgique les artistes les plus modernes, invite Seurat et les deux amis à exposer à Bruxelles. Seurat présente notamment Un dimanche après-midi sur l’île de la Grande Jatte, qui ne résiste pas à la critique de Signac (Autographes 213,58) : « la Grande Jatte de Seurat à mon avis perd un peu dans cette grande salle. […] On sent que cette grande toile a été faite dans une petite pièce, sans recul. […] Évidemment, cette infinie division, exquise pour des toiles de 8 jusqu’à 50 à peu près, devient trop mesquine pour une grande toile de plusieurs mètres. »

Malgré ces observations, Signac restera fidèle au néo-impressionnisme qu’il défend et diffuse avec passion au point d’être surnommé le « saint Paul du néo-impressionnisme ». Vers 1900, il affirme, croquis à l’appui, sa profession de foi : « nos formes doivent être en rapport avec nos teintes ; il faut que les unes et les autres soient divisées » (Autographes 215,60). En 1908, il devient président de la Société des artistes indépendants. Très actif, il se met au service des nouveaux talents et fait exposer au salon des œuvres issues des plus importants mouvements de l’art moderne : nabis, symbolistes, fauves ou encore cubistes. Deux lettres adressées au critique d’art Léon Vauxcelles témoignent de ses idées et de cette volonté de promotion de l’art de son époque. En 1912, il réaffirme ainsi avec véhémence (Autographes 213,21) : « Et je le répète, il n’est pas de plus beau métier, il n’est pas de plus somptueuse matière, que ceux de Cézanne, de Cross, de Renoir et de Monet. C’est facile à démontrer ». Le salon s’interrompt pendant la guerre et Signac préfère s’abstenir d’exposer en 1919 (Autographes 213,40) : « […] il nous faut aussi attendre le retour de nos plus jeunes camarades et leur laisser le temps de se remettre au travail. Nous ne pouvons être une exposition d’ancêtres. Préparons leur donc, par des soins administratifs et financiers, une bonne rentrée pour l’an prochain ». Signac défend bec et ongles son salon et demande à Vauxcelles d’écrire quelques billets sur les Indépendants, en déplorant que l’on sacrifie trop au Salon d’Automne.

L’exposition reprendra l’année suivante, en 1920, et Signac restera président des Indépendants jusqu’en 1934, un an avant sa mort. Le Salon des Indépendants lui aura permis, à un moment capital de la création artistique, d’exercer ce rôle de passeur qu’il affectionne tant.

Paul Signac, lettre adressée à Camille Pissarro, 1886. Paris, bibliothèque de l’INHA, Autographes 213, 51. Cliché INHA.
Paul Signac, lettre adressée à Camille Pissarro, 1886. Paris, bibliothèque de l’INHA, Autographes 213, 51. Cliché INHA.
Paul Signac, lettre adressée à Frédéric Luce, s. d.. Paris, bibliothèque de l’INHA, Autographes 213, 11, f. 27 r.
Paul Signac, lettre adressée à Frédéric Luce, s. d. Paris, bibliothèque de l’INHA, Autographes 213, 11, f. 27 r. Cliché INHA

Maximilien et Frédéric

La SABAA est à l’origine de l’acquisition, à la vente des collections Aristophil du 18 juin 2018, d’un ensemble de 22 lettres de Paul Signac adressées à Frédéric Luce, fils de son ami de longue date Maximilien (Autographes 213,11). Les deux hommes partagent les mêmes idéaux politiques et esthétiques. Maximilien avait été initié à la touche divisionniste sans doute par Signac lui-même et devint un des membres incontournables de la Société des artistes indépendants, dont il assura la présidence à partir de 1934.

Écrites entre 1912 et 1919, les lettres à Frédéric témoignent du lien étroit qui unit Signac à celui qu’il considère comme le fils qu’il n’a pas eu : « tu sais bien que tu es un peu notre enfant ». En 1912, Frédéric a 17 ans. Tel un père, Signac lui prodigue ses conseils et n’hésite pas à lui faire des remontrances – « ne te laisses pas aller à la nonchalance, fais preuve de décision, de volonté » – ou le gronde tel un petit enfant pris en faute : « Il est préférable d’être bon, que de vouloir faire le malin ». Une autre fois, il le remercie de sa lettre mais souligne qu’il y a pas mal de fautes d’orthographe et n’hésite pas à la lui renvoyer : « je te la retourne pour que tu les corriges. Il faut absolument que tu apprennes l’orthographe. Tu seras très ennuyé plus tard dans la vie, de passer pour un ignorant ». Il lui donne également des devoirs à faire comme des problèmes de géométrie liés à la navigation, passion de toujours du peintre.

Lorsque la guerre survient, Signac partage son temps entre Antibes et Saint-Tropez. Pacifiste convaincu, il se désole de la situation et se réjouit en 1915 de l’ajournement de son jeune ami. En avril de cette même année, il est nommé grâce à Sembat « peintre du Département de la Marine », ce qui lui permet d’obtenir des missions pour travailler dans les ports sans être accusé d’espionnage. Mais la guerre lui pèse et il évoque dans plusieurs lettres la situation politique du pays : « le sinistre Clémenceau est affamé de chair humaine ». En 1917, au moment où il s’oppose à la tenue du Salon des Indépendants alors que les jeunes artistes sont au front, il critique les prises de position du Tigre. « Toute logique est combattue, toute pensée qui n’est pas conforme à celle du sinistre vieillard qui nous dirige est considérée comme coupable (…) toute pensée humaine est devenue criminelle ».

En 1919, la vie reprend et se fait plus légère ; occasion pour Signac de se réjouir de la reprise des régates et du spectacle « des voiles sur la mer » ou de la rentrée des bateaux au port : « c’est un grouillement très japonais, très vénitien, et l’aquarelliste est en fête ! ». Dans une lettre illustrée de petits croquis, il commande à son « cher Fred » un pliant petit format en échange d’une grande aquarelle, preuve que ses préoccupations ne sont plus complétement tournées vers un contexte morose.

Paul Signac, lettre adressée à Frédéric Luce, s. d. Paris, bibliothèque de l’INHA, Autographes 213, 11, f. 15 v.
Paul Signac, lettre adressée à Frédéric Luce, s. d. Paris, bibliothèque de l’INHA, Autographes 213, 11, f. 15 v. Cliché INHA

Isabelle Périchaud et Isabelle Vazelle, service du Patrimoine

Bibliographie

Félix Fénéon. Critique, collectionneur, anarchiste [exposition, Paris, Musée du quai Branly, 28 mai-29 septembre 2019, Musée de l’Orangerie, 16 octobre 2019-27 janvier 2020, New York, The Museum of Modern Art, 22 mars-25 juillet 2020], Isabelle Cahn et Philippe Peltier (dir.), Paris, Établissement public des musées d’Orsay et de l’Orangerie : Réunion des musées nationaux – Grand Palais : Musée du Quai Branly-Jacques Chirac, 2019. En libre accès à INHA : AM349.6.F46 FENE 2019.

Marina Ferretti Bocquillon et Pierre Curie (dir.), Signac. Les harmonies colorées, Bruxelles-Paris, Fonds Mercator-Culturespaces, 2021. Publié à l’occasion de l’exposition au musée Jacquemart-André, 26 mars-19 juillet 2021. En libre accès à l’INHA : NY SIGN3.A3 2021.

Marina Ferretti Bocquillon et Charlotte Hellman (dir.), Signac collectionneur, Paris, Musée d’Orsay-Gallimard, 2021. Publié à l’occasion de l’exposition au Musée d’Orsay, 12 octobre 2021-13 février 2022. En libre accès à l’INHA.